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1. Qu’est-ce que la gouvernance ?

Ce terme puise son origine dans le mot grec kubernân (piloter un navire ou un char), utilisé pour la première fois de manière métaphorique par Platon dans le Gorgias pour désigner le fait de gouverner les hommes. Elle a des racines communes avec la cybernétique, kybernétique (au sens de pilotage), terme adopté par M. Wiener en 1947, pour désigner un champ émergent de réflexion scientifique sur la technique et les machines, mais qu’Ampère avait déjà employé pour parler de l’art politique (David, 1965). Outre les dimensions techniques, il s’agit avant tout d’‘une réflexion forcenée sur la façon de faire’ (David, 1965) et d‘un ’art de rendre l’action efficace’ (Couffignal, 1963 in David, 1965). Ce détour par la cybernétique qui aurait pu s’appeler la gouvernétique (David, 1965), ses perspectives techniques et son souci permanent d’efficacité ont conditionné la manière dont nous avons voulu mobiliser la gouvernance.

Ce concept polysémique est l’objet de controverses car sujet à de multiples interprétations, à partir desquelles se construisent divers courants de recherche. Le terme de gouvernance apparaît pour la première fois dans le secteur privé avec la ‘corporate governance13’ en 1937. Puis, il sera repris par la Banque Mondiale dès 1989, selon l’expression “Good governance” (“pour adapter les structures de l’Etat aux exigences du libéralisme économique, dans le contexte des plans d’ajustement“ - 2003). La Banque Mondiale définit la ‘bonne gouvernance’ comme “la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du développement (World Bank, 1992)“. Le concept donnera lieu par la suite à un courant se focalisant sur la gouvernance d’entreprise et plus spécifiquement sur la manière dont les grandes organisations sont dirigées et contrôlées (Charkham 1994, Hilmer 1993, Tricker 1994 in Kooiman, 2002).

En réaction à cette conception de la gouvernance, d’autres courants se développeront pour donner une définition plus large et un contenu nouveau à ce terme ; ils se réfèrent

13 Se référant aux “modes de ‘coordination’ interne, entre dirigeants et actionnaires, en vue de réduire les coûts de transactions que génère le marché. Ce terme apparaît en 1937 dans l’article de l’économiste américain Ronald Coase “ The nature of the firm“ (Freyss, 2003)

notamment à la ‘gouvernance démocratique’ et à la ‘gouvernance légitime’ (Calame, 2003 in Freyss, 2003). La gouvernance devient dès lors un concept pour redéfinir l’extension et la forme de l’intervention publique (Gray, 1994, Rhodes 1994 in Kooiman, 2002 ; Smouts, 1998). La définition donnée par la Commission Brandt en 199514 l’expose clairement : “ la somme des voies et moyens à travers lesquels les individus et les institutions, publiques ou privées, gèrent leurs affaires communes. Il s’agit d’un processus continu grâce auquel les divers intérêts en conflit peuvent être arbitrés et une action coopérative menée à bien. Ceci inclut les institutions formelles et les régimes chargés de mettre en application les décisions, ainsi que les arrangements que les gens ou les institutions ont acceptés ou perçoivent comme étant dans leur intérêt (Bail, 1996 in Theys, 2002)“. Des travaux, partant du principe que la gouvernance est un nouveau système de pilotage, ou de management, s’adaptant à la complexification de la gestion de l’action publique, distingueront gouvernement et gouvernance, en écho à l’expression de Osborne et Gaebler (1992) ‘Moins de gouvernement et plus de gouvernance’ (Kooiman, 2002).

2. De la ‘gouvernementalité’ à la gouvernance ?

Selon Jacques Theys (2002 : 8), la gouvernance pourrait être l’“amorce d’un nouvel art de gouverner“ qui supplanterait ‘la gouvernementalité’ – le modèle libéral du gouvernement tel que décrit par Michel Foucault. Lorsque l’on s’intéresse à l’analyse du système politique, conceptuellement deux visions s’opposent, l’une privilégiant la gouvernance et l’autre la gouvernementalité. D’un côté, une entrée qui privilégie une perspective fonctionnaliste, ‘cybernétique’ et apparemment apolitique de la gouvernance, dont l’un des principaux théoriciens est Karl Deutsch (Theys, 2002). Ce dernier est à l’origine de la filiation entre cybernétique15 et gouvernance, dans laquelle la gouvernance constitue un ensemble de régulations, d’instruments de contrôle et de guidage, qui permet au système politique de s’adapter à son environnement (Theys, 2002). Cette entrée accorde une importance prépondérante aux ‘nerfs’ du gouvernement, l’exercice du pouvoir se traduisant comme un instrument de guidage, en opposition aux ‘muscles’ et aux ‘os’ qui symbolisent les rapports de force16.

14 La “Commission on Global Governance ” a été c réée en 1992 à l’instigation de Willy BRANDT. Elle regroupait une vingtaine de dirigeants ayant joué ou jouant un rôle au sein des Nations Unies et de l’Union européenne.

15 Action de manœuvre un vaisseau, action de diriger, gouverner

Et de l’autre, une entrée qui privilégie une vision plus historique et idéologique de la ‘gouvernementalité’, représentée par Michel Foucault, à l’origine du terme (Theys, 2002). Selon lui, l’ensemble des régulations et le fonctionnement des instruments et des procédures ne peuvent être compris que lorsqu’ils interagissent avec le gouvernement sous sa forme politique et inversement. Ce sont finalement les interactions de ces deux composantes qui définissent la ‘gouvernementalité’ – “un art de gouverner dont les formes changeantes sont indissociablement liées à l’histoire“ (Theys, 2002 : 7). Ainsi, Karl Deutsch, à travers la métaphore des ‘nerfs’ et la description qui en est faite, semble se référer davantage au système institutionnel et à l’administration. Les institutions se perpétuent et s’adaptent continuellement à l’évolution constante de leur environnement et privilégier cette entrée revient à considérer que le gouvernement est avant tout le fait des institutions et de l’administration. Là où Michel Foucault considère que le gouvernement, sous sa forme politique, et les institutions forment une entité indissociable qui définit la ‘gouvernementalité’.

La ‘gouvernementalité’ aurait été alors supplantée par la gouvernance, ce nouvel art de gouverner, qui pour Pierre Calame serait finalement: “l’art de gérer les relations“ (2014) ou les nouveaux modes d’interactions entre les acteurs et les organisations dans un système démocratique plus ouvert et participatif, favorisant les partenariats. Autrement dit, la gouvernance constitue “une boîte à outils de l’interaction non-hiérarchique“, “une boîte à outil de recettes managériales ou d’instruments supposés apporter des réponses à la crise des politiques démocratiques traditionnelles, centrées sur l’autorité de l’Etat“ (Theys, 2002). La littérature de la gouvernance envisage la conceptualisation des reconfigurations du système politique sous deux angles. Certains s’intéressent aux processus, où finalement les procédures de gouvernement sont progressivement remplacées par les processus de gouvernance, ce qui concourt à éroder l’autorité politique traditionnelle. Les propos de Pierre Calame résument cet aspect, tout en évoquant les interactions entre l’Etat et l’ensemble des parties prenantes de la société au cœur des processus : “Plus un système est complexe, plus il comporte d’acteurs, plus il comporte d’incertitudes et plus l’intérêt pour les procédures de gouvernement doit être remplacé par un intérêt pour les processus de gouvernance. Ce sont des processus parce qu’il s’agit de quelque chose qui se passe dans la durée, qui enchaîne une succession d’étapes dans un ordre relativement préétabli. Des processus aussi parce que les différentes parties prenantes au processus se construisent et se transforment mutuellement : il est plus important de faire émerger une solution satisfaisante et de faire converger les représentations des uns et des autres que de voter entre des

solutions alternatives“. (…) “A travers l’élaboration de réponses publiques aux problèmes de société, les représentations que se fait chaque partie de la réalité, la perception qu’elle a des autres, l’intelligibilité des situations, le sens de la durée, loin d’être donnés à l’avance, sont des processus qui se construisent en interaction (Calame, 1996 : 2)“.

D’autres, en revanche, l’analysent plutôt comme un processus de reconfiguration de l’autorité centrale évoluant vers de nouvelles formes, dans lesquelles le pouvoir étatique demeure important mais la manière dont il est exercé s’avère de plus en plus complexe et différenciée (Pierre, 2000 ; Bache et Finders, 2004). Cette position, défendue par Jon Pierre notamment, rappelle qu’il est erroné de confondre les institutions étatiques avec le pouvoir étatique lui-même, deux composantes du système politique indissociablement liées, comme nous avons pu le voir antérieurement.

Il est alors intéressant d’identifier comment des auteurs se sont saisis de la question de la transformation de la forme et de la nature de l’Etat, à travers quelques exemples aux implications spatiales : l’émergence de nouveaux espaces étatiques, le concept d’Etat- réseau et les processus de décentralisation. Les travaux de Neil Brenner (2004) s’intéressent plus spécifiquement aux processus à l’œuvre dans les pays européens, qui, en s’adaptant à la mondialisation et à la transition post-fordiste, au cours des quarante dernières années, font des métropoles des nouveaux espaces étatiques – les principaux territoires économiques de la compétitivité. Selon l’auteur, ce processus de réétalonnage politique, conduisant à la transformation des échelles spatiales de la régulation politique et socio-économique, est le fait de “projets d’Etat“ (Jouve, 2007).

Dans une autre perspective, cette fois s’intéressant à la reconfiguration de l’Etat-nation par rapport au niveau supranational, Manuel Castells développe le concept d’’Etat-Réseau’, considérant que l’idée d’Etat-nation est ‘périmée‘. Selon lui, “l'ensemble du monde est en train de se constituer en court-circuitant l'État-nation. Lui-même, pour se défendre, devient un élément du réseau à l'échelle supranationale. Ainsi, les États -nations ne disparaissent pas pour autant, ils participent simplement d'un réseau plus large d'institutions politiques, (…) : l’Etat-réseau“17. Il s’appuie notamment sur les travaux de Saskia Sassen (1991) et son

concept de ‘dénationalisation’18, ainsi que sur un type d'organisation qui monte en puissance

17 Propos recueilli par Thierry Paquot, 1998

18 Concept développé dans son ouvrage Global City (1991), lorsqu'une ville voit son intérêt diverger de l'État-nation auquel elle appartient.

dans le jeu de la gouvernance : les réseaux de villes, forme essentielle d'organisation sociale, économique et culturelle, qui, selon eux, permet de dépasser l'État-nation.

Enfin, les processus de décentralisation en Europe ont joué un rôle décisif dans l’évolution de la forme et de la nature de l’Etat. Cette tendance s’illustre par des processus divers et une terminologie variée : ‘déconcentration’, ‘régionalisation’, ‘décentralisation’, ‘fédéralisation’. Laurence J. Sharpe, politiste britannique (1979, 1993) évoque une “désarticulation territoriale“ des Etats centralisés en Europe (Piattoni, 2010). Ce mouvement de décentralisation débute à la fin des années 1960 dans un certain nombre de pays, avec la création d’un niveau meso entre le niveau central et le niveau local, qui, selon les pays, a pris des formes différentes (Sharpe 1979 ; Dente et Kjellberg 1988 in Piattoni, 2010). Il coïncide avec une montée des revendications identitaires et culturelles de minorités dans de nombreux pays européens : Royaume-Uni, France, Belgique, Italie, Espagne, Suède, Finlande, Norvège, Portugal, etc. (Piattoni, 2010). En outre, le processus d’intégration européenne a donné une importance nouvelle aux échelles infranationales.

Ainsi, à travers la création de nouvelles échelles et leur importance dans le processus d’intégration européenne, le principe de subsidiarité19 vient dans certains cas structurer et organiser l’articulation entre échelles de gouvernance. Puis, le principe de “subsidiarité active“ va un peu plus loin : “Le principe de ‘subsidiarité active’ énonce deux propositions du mondial au local : les collectivités d’un niveau donné sont fondées - au nom de l’unité - à fixer aux collectivités du niveau en dessous des "obligations de résultat" ; en sens inverse, ces collectivités du niveau d’en dessous sont fondées - au nom de la diversité - à rechercher elles-mêmes le meilleur moyen d’atteindre ce résultat, sans se voir imposer d’en dessus des "obligations de moyens" pour y parvenir“ (Calame, 1996 : 6). Il se substitue au principe initial, pensé comme ‘partage des compétences‘, un principe de construction d’une ‘compétence partagée‘ (Freyss, 2003 : 15), où l’efficacité passe par la capacité à coordonner et à organiser simultanément l’interaction de l’ensemble des acteurs, en renouant constamment les liens sociaux dans l’action collective, en articulant les échelles d’action, et en abordant les différents domaines en présence de manière systémique (Freyss, 2003 : 15).

19 Rappelé dans le traité de Maastricht (art. 1 B) de 1992, il avait été défini dans le trait é de Rome (art. 3 B) de la façon suivante :

"Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compét ence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas êt re réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire". (in Freyss, 2003 : 14).

Finalement, la gouvernance constitue un concept polysémique, aux contours flous et mouvants. Son caractère systémique permet toutefois d’étudier, au-delà des objets fixes, tous les aspects en mouvement – les processus, les relations, les interactions, les articulations et les interfaces. Ce concept permet d’étudier conceptuellement et empiriquement l’évolution permanente et complexe de l’architecture des systèmes politiques et de la gestion de l’action publique, impliquant la création de processus, l’interaction de nombreux acteurs et l’articulation de diverses échelles. Cette reconfiguration permanente et évolutive des systèmes de gouvernance est susceptible de générer de nouvelles géographies de la gouvernance (Mc Leod et Goodwin 1999 : 505 in Bulkeley et Betsill, 2003 : 17).

3. La gouvernance environnementale, ou le renouvellement des cadres

conceptuels et géographiques de la régulation environnementale

La gouvernance environnementale constitue un champ d’étude particulièrement innovant. En effet, les politiques environnementales ont été un véritable laboratoire pour de nouvelles formes de pilotage de l’action publique plus démocratique (Calame, 1996 ; Theys, 2003). D’une part, elles ont la particularité d’intégrer davantage les acteurs non-gouvernementaux et, d’autre part, elles explorent de manière innovante les processus de rééchelonnement des enjeux sur le plan spatial, mettant au centre des réflexions la question des échelles et leur articulation (Meadowcroft, 2002 ; Bulkeley, 2005). Ainsi, la gouvernance environnementale prend place simultanément dans les processus locaux, régionaux, nationaux, internationaux (Bulkeley et Betsill, 2003 : 13). Elle donne lieu à des approches alternatives, favorisant les structures émergentes de gouvernance horizontale, en réseau et multiscalaire (Bulkeley, 2005 : 879).

Les débats issus de la prise de conscience croissante des enjeux environnementaux globaux constituent un exemple stimulant et explicite du fonctionnement multiscalaire et de la nature multidimensionnelle et multi-acteurs de la gouvernance environnementale (Bulkeley et Betsill 2003). En effet, le changement climatique estompe les frontières, fait exploser les grilles conventionnelles de gouvernance, rappelle l’interdépendance des différents niveaux d’action. Il remet en cause le rôle central des Etats, car ces derniers ne peuvent à eux seuls résoudre ce problème. De nouveaux acteurs émergent (organisations internationales, ONG, réseaux transnationaux de villes en faveur de la protection du climat), participent à la

création de nouveaux espaces politiques, qui viennent reconfigurer les cadres conceptuels et géographiques des systèmes de gouvernement. C’est dans ce contexte qu’émerge le champ de la gouvernance environnementale globale.

James Rosenau définit la gouvernance globale comme suit, susceptible d’être retranscrite pour la gouvernance environnementale globale :

“La gouvernance globale est conçue pour inclure les systèmes de règles à tous les niveaux de l’activité humaine, de la famille à l’organisation internationale – dans lesquels la poursuite de buts à travers l’exercice du contrôle a des répercussions transnationales“ (Rosenau, 1995 : 13).

“La gouvernance apparaît à l’échelle globale à la fois à travers la coordination des Etats et les activités d’une grande variété de systèmes de règles qui exercent l’autorité dans la poursuite d’objectifs et qui fonctionnent en dehors des juridictions nationales conventionnelles. Certains de ces systèmes sont formalisés, beaucoup consistent essentiellement en des structures informelles, et certains sont encore largement inachevés, mais pris tous ensemble ils se cumulent pour constituer la gouvernance à l’échelle globale (Rosenau, 2000 : 172 in Bulkeley et Betsill, 2003 : 13)“. Le champ de l'environnement a été un lieu d'expression privilégié des processus de gouvernance globale20. La gouvernance environnementale globale a grandement participé à renouveler les cadres conceptuels et géographiques qui prévalaient dans l'analyse des relations internationales .

20 “Les jeux d’acteurs à l’origine de la “gouvernance environnementale globale“ se déploient

particulièrement à partir des années 1980. On peut supposer qu’ils sont plus anciens, avec notamment la mise en réseau des aires naturelles protégées. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont accélér é et amplifié considérablement le mouvement, comme le note d’une manière plus générale James Rosenau à propos de la gouvernance globale (Rosenau, 1997). Ces jeux d’acteurs ont été étudiés par une série de travaux portant sur l’expertise scientifique (Roqueplo, 1993), la société civile globale (Wapner, 1996 ; Lipschutz, Mayer, 1996 ; Edwards, Gaventa, 2001), les réseaux transnationaux de défense de causes humanitaires et environnementales (Keck , Sikk ink , 1998), les lobbies économiques (Newell, 2000), la dipl omatie des ONG (Betsill, Correll, 2008), ou encore les réseaux trans nationaux de villes (Bulk eley, Betsill, 2003). La notion de gouvernance environnementale globale s’affirme de manière plus tardive, dans les années 2000, suite à la remis e en cause du monopole de la construction d’une politique mondiale par les relations internationales. On doit tout particulièrement à James Rosenau l’analyse de l’immixtion croissante entre politiques intérieures et étrangères depuis la fin de la guerre froide, ainsi que la mise en évidence de nouvelles sphères d’autorité qui se greffent sur l’interface politique intérieure/politique étrangère (Rosenau, 1997)“ (Emelianoff, 2011).