• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

3. La colonisation à la recherche de s on école : 1860-1916

3.3. La création de l’enseignement franco-indigène

Arrivé à Hanoï en avril 1886 comme Résident supérieur du Tonkin et de l’Annam, Paul Bert, co-fondateur avec Jules Ferry de l’école républicaine, croît au rôle social de l’éducation et dans la mission civilisatrice. Il charge le sinologue Gustave Dumoutier226 de développer un système éducatif basé sur le français, le quốc ngữ et les caractères chinois, afin d’« enlever

aux annamites le seul prétexte qu’ils invoquaient pour refuser de nous confier leurs enfants »227. En un an sont créés un collège d’interprètes, 13 écoles primaires (garçons et filles), une école de dessin, 117 écoles privées en quốc ngữ228, le Collège Royal de Huê (pour les enfants de la famille royale), et l’Académie du Tonkin. Mais la mort prématurée de Paul Bert229 laisse une œuvre inachevée. Dumoutier constate en 1895 la résistance de la culture lettrée ainsi que la faiblesse des écoles françaises « délaissées par l’administration, peuplées

d’enfants pauvres, illettrés au titre annamite, forcément ignorants au titre français »230

. En

221

PHAN TRỌNG BÁU, Giáo dục Việt Nam thời cận đại [L’Education au Viet Nam aux temps modernes], op. cit., p. 52.

222

Ibid., p. 53.

223

Collège Indigène, Collège de My Tho et École normale de Gia Dinh

224

Valeur tirée d’une enquête officieuse. Le nombre d’élèves de l’enseignement traditionnel est environ de 6000 contre 15000 fréquentant l’école franco-indigène, soit 36%. TRỊNH VĂN THẢO, L’école française en Indochine,

op. cit., p. 119.

225

Prosper CULTRU, Histoire de la Cochinchine française, des origines à 1883, op. cit., p. 399.

226

Voir la notice biographique de Gustave Dumoutier dans l’Annexe 5.

227

Gustave DUMOUTIER, Les débuts de l’enseignement français au Tonkin, op. cit., p. 7.

228

Ibid., p. 4.

229

Paul Bert décède du choléra 7 mois après son arrivée.

230

Gustave DUMOUTIER, Rapport sur l’enseignement franco-annamite, Annam et Tonkin, 1895, ANOM, Fonds des Amiraux et du Gouvernement Général, Dossier 23.733.

1903, le Gouverneur Général Paul Beau ayant constaté que l’enseignement français « n’a pas

répondu aux besoins de la population »231, la connaissance du français est rendue nécessaire pour l’embauche dans l’administration, tandis que français et quốc ngữ deviennent obligatoires au Concours provincial. En 1905 est créée la Direction Générale de l’Instruction

publique (DGIP), première administration éducative ayant autorité dans toute l’Indochine232. Quatre ordres sont créés : franco-indigène, professionnel, traditionnel rénové (au Tonkin et en Annam) et français. L’enseignement général franco-indigène comprend les cycles élémentaire, primaire et complémentaire. L’enseignement élémentaire est donné en vietnamien par des maîtres autochtones. Les élèves continuent dans l’enseignement traditionnel ou dans le cycle primaire, donné en français. L’enseignement complémentaire forme des employés et des techniciens. A la fin de chaque cycle, un diplôme limite les passages au niveau suivant afin d’éliminer les élèves « incapables de progresser » et d’éviter un surplus de diplômés, « source de déclassés dangereux »233. En 1907, la création d’écoles de filles, une innovation en milieu confucéen où l’instruction féminine est jugée inutile, est reçue positivement, à la surprise des Français234. Les écoles primaires féminines dispensent enseignement général et enseignement pratique (travaux ménagers et métiers féminins). Les écoles normales forment les institutrices. L’enseignement professionnel vise à la « préparation directe et appropriée à la vie pratique »235 d’un personnel technique et commercial236. L’enseignement en caractères chinois, toujours prestigieux aux yeux des Vietnamiens237, fait débat chez les Français, comme un écho au conflit entre classiques et modernes. Ses partisans pensent que sa suppression serait néfaste à la moralité et à la culture tandis que ses adversaires, comme le directeur de l’EFEO Alfred Foucher, trouvent les classiques chinois dépassés :

Il n’y a pas si longtemps qu’en France, [l’enseignement] était encore encombré de ce que l’on pourrait appeler des chinoiseries ; et quand d’éminents lettrés viendront nous dire leur opinion [...] sur l’inutilité surannée de certaines épreuves de leurs examens, comme, par exemple, des

231

Paul BEAU, Situation en Indochine de 1902 à 1907, Saigon, Imp. Commerciale Marcellin Rey, 1908, p. 81‑82.

232

Gail Paradise KELLY, « Franco-Vietnamese schools, 1918 to 1938 », op. cit., p. 15.

233

CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’INDOCHINE, Communication sur la réforme de l’enseignement indigène, présentée

au nom du Gouvernement général, par l’Inspecteur-conseil de l’Enseignement, Session ordinaire de 1910,

Hanoi, Gouvernement général de l’Indochine, 1910, p. 8.

234

Pascale BEZANÇON, Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), op. cit., p. 92‑94.

235

Henri RUSSIER, L’instruction des indigènes au Tonkin, Hanoi-Haiphong, Imprimerie d’Extrême-Orient, 1914, p. 7.

236

École de médecine au Tonkin en 1902, École de médecine pratique de Choquan en Cochinchine en 1904, des écoles professionnelles, par exemple l’école professionnelle à Hanoï en 1899, l’école d’art appliquée à Hanoï aussi en 1899, l’école d’art de Thu Dau Mot en 1901, École professionnelle de Bien Hoa en 1903, l’école commerciale de Hanoi et de Hai Phong en 1902…

237

CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’INDOCHINE, Communication sur la réforme de l’enseignement indigène, présentée

au nom du Gouvernement général, par l’Inspecteur-conseil de l’Enseignement, Session ordinaire de 1910, op. cit., p. 4.

exercices de versification chinoise, il ne nous faudra pas faire un long retour sur nous-mêmes pour nous rappeler que le vers latin n’est mort en France que depuis quinze ans.238

Cet enseignement est finalement rénové avec des méthodes modernisées, du quốc ngữ, du français, des sciences et une instruction en histoire, géographie et administration locales. Mais cette réforme souffre d’une pénurie d’instituteurs et de problèmes de budget239.

Les jeunes Français vont dans des écoles qui leur sont réservées240. En province, ce sont des écoles mixtes pour élèves de 6 à 13 ans241, une mixité qui déroge à la règle de l’Instruction Publique242

. Mais ces écoles accueillent aussi « l’élite de la jeunesse indigène,

sous certaines conditions d’aptitude et dans certaines limites indispensables pour conserver à ces écoles leur caractère nettement français »243. En 1912, une cinquantaine de Vietnamiens vont au Collège Paul-Bert de Hanoï244. A Saïgon, le Collège Chasseloup-Laubat et l’École Primaire Supérieure de filles accueillent respectivement 15 garçons et 10 filles. Les rapports précisent que « la présence de ces élèves a été bien accueillie par les familles françaises »245 et que « cette mesure [...] a été accueillie avec joie par les populations indigènes »246 :

Cette mesure libérale a eu un très grand retentissement. Elle a, plus que toutes les déclarations de l’administration, fait justice de cette allégation, propagée par les ennemis de notre influence, que la France entendait ne donner aux indigènes qu’un enseignement inférieur et leur refuser systématiquement l’accès des études libérales. Nul doute aussi que le contact, sur les bancs de l’école, des enfants français et des fils des meilleures familles indigènes n’ait à l’avenir une influence considérable sur l’accord des races destinées à travailler côte à côte au progrès de la colonie. Enfin la possibilité pour les indigènes aisés de faire accomplir à leurs enfants tout le cycle des études modernes dans leur propre pays, les affranchit de l’obligation de les envoyer en France, système qui n’a pas laissé de présenter pour la santé physique et morale des enfants, les plus graves inconvénients. La suppression du groupe indochinois de l’enseignement en France, réalisée par l’arrêté du 22

238

Henri RUSSIER, L’instruction des indigènes au Tonkin, op. cit., p. 5.

239

Pascale BEZANÇON, Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), op. cit., p. 80.

240

En 1911, on compte 122 élèves en Annam et 522 pour le Tonkin (Collège Paul Bert et Institution des Jeunes filles). MINISTÈRE DES COLONIES, Indochine. Situation générale de la colonie pendant l’année 1911, Saigon, Imprimerie commerciale Marcellin Rey, 1911, p. 3 et 18. En 1912, la Cochinchine compte 300 élèves français (Collège Chasseloup-Laubat et Ecole Primaire Supérieure de filles). MINISTÈRE DES COLONIES, Indochine.

Situation générale de la colonie pendant l’année 1912, Hanoi-Haiphong, Imprimerie d’Extrême-Orient, 1913,

p. 7.

241

Rapports au Conseil de Gouvernement. Session ordinaire de 1913, Hanoi-Haiphong, Imprimerie d’Extrême- Orient, Gouvernement Général de l’Indochine, 1914, p. 180.

242

Des dérogations commencent à exister en métropole dans les années 1910. Cécile HOCHARD, « Une expérience de mixité dans l’enseignement secondaire à la fin des années 1930 : le lycée Marcelin-Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés », Clio, no 18, 2003, pp. 113‑124.

243

Rapports au Conseil de Gouvernement. Session ordinaire de 1913, op. cit., p. 851.

244

MINISTÈRE DES COLONIES, Indochine. Situation générale de la colonie pendant l’année 1912, op. cit., p. 17.

245

Ibid.

246

mars 1912, a été rendue ainsi possible par l’accession à l’enseignement français dans la colonie des meilleurs élèves indigènes.247

Cette justification, souvent reprise par la suite, tient en trois points : il faut réfuter l’idée d’un enseignement au rabais, donner des preuves de la doctrine d’association248

et éviter aux élèves les mauvaises influences qui les menacent en France. En 1914, le Collège Paul-Bert s’ouvre « à tous les indigènes dans la limite des places disponibles et sous la seule réserve

que les candidats seraient en état d’y suivre les cours avec fruit »249. Devenu trop petit, il est décidé de le remplacer par un grand « Lycée d’Indochine », qui « deviendra de plus en plus un

établissement indochinois, où les élèves indigènes seront très vite la majorité » 250. Enfin, l’Université de Hanoï est créée en 1906 pour limiter les départs d’étudiants vers l’étranger et vers la métropole, et pour montrer que les autorités veulent donner aux élites un enseignement de qualité. Mais cet établissement n’accueille qu’une quarantaine d’étudiants et n’a « d’Université que le nom »251. Pour Henri Gourdon252, « il n’y a pas en Indochine

d’enseignement supérieur pas plus que d’enseignement secondaire »253

.