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CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

5. La crise de l’école coloniale : 1930-1939

5.5. La hantise du « chômage intellectuel »

Les questions des débouchés et du dangereux « chômage intellectuel » hantent les autorités, qui doivent admettre la faiblesse de l’accusation d’ingratitude portée contre les mécontents. Ceux qui réussissent brillamment – Grandes Écoles, doctorat, agrégation –sont célébrés dans la presse en tant qu’exemples de l’œuvre civilisatrice. La thèse de Nguyễn Văn Huyên463, premier doctorat ès-lettres obtenu par un Vietnamien, est décrite par la Dépêche

coloniale comme un « évènement [...] d’une valeur considérable [qui] apporte à l’œuvre de colonisation française un témoignage de la plus haute portée »464. Les agrégations de lettres de Phạm Duy Khiêm465 et de Léopold Sédar Senghor en 1935 font aussi l’objet d’un article élogieux466. Quand ces « retours de France » loyaux se retrouvent dans des situations indignes, ils trouvent des relais dans l’opinion française. Le Député de Cochinchine Eugène Outrey, peu suspect d’anticolonialisme, plaide ainsi leur cause :

La jeunesse annamite désire avec nous une collaboration franche et réelle. Surtout ne la décevons pas davantage [...]. Quels lendemains sombres alors n’aurions nous pas à craindre ! 467

Hoàng Thị Nga, première vietnamienne à obtenir un doctorat ès-science en 1935 est soutenue par son tuteur, l’ancien directeur de la DGIP François-Amédée Thalamas, qui se plaint auprès du ministère de l’Instruction Publique du « pire esprit colonial » qui fait refuser à la jeune femme un poste à la hauteur de ses capacités468. Roger Bauduin de Belleval, directeur de la Maison de l’Indochine, se scandalise de la « mesquinerie lamentable » de l’Éducation Nationale, qui a failli interdire à Phạm Duy Khiêm de passer son agrégation, étant « sujet » et non citoyen français469. Hippolyte Le Breton, ancien professeur au Lycée Albert-

462

Ibid.

463

Futur Ministre de l’Éducation du Nord-Vietnam. Voir la notice biographique de Nguyễn Văn Huyên dans l’Annexe 5.

464

« A la Sorbonne. M. Nguyen-van-Huyen est reçu brillamment au doctorat ès-lettres », La Dépêche Coloniale, 20 février 1934.

465

Professeur et écrivain. Voir la notice biographique de Phạm Duy Khiêm dans l’Annexe 5.

466

Roger BAUDUIN DE BELLEVAL, « Un Annamite et un Sénégalais agrégés de lettres », La Nouvelle Dépêche

Coloniale, 15 Août 1935.

467

Eugène OUTREY, « La détresse de la jeunesse annamite revenant en Indochine avec des diplômes », Le Midi

Colonial, 12 avril 1934.

468

Pascale BEZANÇON, Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), op. cit., p. 432.

469

Roger BAUDUIN DE BELLEVAL, « Un Annamite et un Sénégalais agrégés de lettres », op. cit. Phạm Duy Khiêm n’aura cependant pas le droit d’enseigner en France dans le secondaire et ne pourra trouver de poste correspondant à son diplôme lors de son retour en France dans les années 1950. Jean-François SIRINELLI, « Deux étudiants « coloniaux » à Paris à l’aube des années 1930 », Vingtième Siècle, vol. 18, no 18, 1988, pp. 77‑88.

Sarraut, défend aussi par voie de presse son ancien élève Hoàng Xuân Hãn, qui peine à trouver un emploi non subalterne bien qu’étant polytechnicien et agrégé470.

En 1935, il est mis fin au moratoire sur les recrutements administratifs. Des postes sont trouvés pour les diplômés des Écoles de Médecine et de Pédagogie471. Des cadres de professeurs indochinois des enseignements primaire et secondaire sont créés. Mais les autorités rappellent que l’administration ne peut être l’objectif unique des diplômés :

Quant au droit à des emplois, il convient plus que jamais de bien indiquer à nos étudiants que les diplômes ont leur fin en eux-mêmes, et qu’ils ne donnent jamais lieu à l’octroi d’office d’un emploi. Ceci étant contraire à la mentalité indigène, il y a lieu de bien insister pour le faire comprendre, encore n’y réussirons-nous jamais qu’imparfaitement. 472

Il n’est pas non plus question d’offrir aux fonctionnaires indochinois de traitements identiques à ceux des Français. L’argument tient en trois points : les Français ont des besoins que les Indochinois n’ont pas ; le traitement d’un enseignant indochinois est en termes relatifs plus élevé que celui d’un enseignant français en France ; les élites indochinoises doivent « uniquement leur culture à l’aide généreuse de la collectivité publique »473. De nombreux coloniaux restent hostiles à tout progrès dans le domaine de l’éducation coloniale, politiquement dangereuse et coûteuse de surcroit474. Certains regrettent l’existence des diplômes, voire celle de l’enseignement indigène, comme en témoigne cet échange qui a lieu en 1935 entre deux membres du Conseil Français des intérêts économiques du Tonkin :

Dr. FOREST. — C’est un courant que nous ne pouvons plus remonter. C’est la première école qu’il ne fallait pas ouvrir. C’est le premier pas qui nous oblige à continuer.

Me BONA. — Le tort que l’on a eu, ça été de donner des diplômes, même dans l’enseignement primaire, étant donné le prix que les Annamites attachent aux diplômes. Possédant les diplômes d’enseignement franco-annamite, les jeunes gens ont cru qu’ils pouvaient quitter la rizière définitivement, alors qu’en France, après le certificat, les enfants restent chez eux.475

En 1935, Jehan-Laurent Gheerbrandt, directeur de l’Institut colonial français, déclare qu’il y est temps de « mettre un frein à nos efforts éducatifs »476. En partance pour l’Indochine

470

Hippolyte LE BRETON, « Les élites annamites formées à nos grandes écoles », La Tribune Indochinoise, 10 janvier 1938.

471

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Rapports au Grand Conseil des intérêts économiques et

financiers et au Conseil de Gouvernement. Session ordinaire de 1935, op. cit., p. 112.

472

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Conseil des intérêts français, économiques et financiers du

Tonkin : session de novembre 1932, Hanoi, Imprimerie Lê-Van-Tân, 1933, p. 46.

473

Note sur la question des élites, op. cit.

474

Evoquant la possibilité de supprimer la prestigieuse École des Beaux Arts, dirigée par le célèbre peintre Victor Tardieu, un membre du Conseil des intérêts français s’écrie « Cette École sert à garder M. TARDIEU

seul ». GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Conseil des intérêts français, économiques et financiers du

Tonkin : session de novembre 1934, Hanoi, Imprimerie Lê-Van-Tân, 1935, p. 60.

475

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Conseil des intérêts français, économiques et financiers du

Tonkin : session d’octobre 1935, Hanoi, Imprimerie Lê-Van-Tân, 1936, p. 93.

476

Rapporté par La Dépêche Coloniale du 27-29 octobre 1935, cité par Scott MCCONNELL, Leftward journey,

fin 1936, le nouveau Gouverneur Général Jules Brévié, nommé par le Front Populaire, ne voit d’autre solution que la diminution des diplômes et l’absorption par l’administration de ces diplômés encombrants :

Il convient, je crois, de ne pas accorder trop facilement les diplômes supérieurs : l’Annamite n’a pas oublié que, hier encore, le succès aux examens donnait droit à une situation administrative. Et je ne saurais trop approuver la décision de mon prédécesseur s’efforçant [...] de donner des situations à tous les diplômés des établissements supérieurs restés ouverts. Il a ainsi évité la formation d’un groupement intellectuel qui, au lieu de collaborer franchement et loyalement avec nous, aurait peut-être été amené à se dresser contre nous.477

Justin Godart, en mission d’étude pour le Front Populaire, émet à son retour des propositions radicales pour enrayer le chômage intellectuel :

Que faire pour arrêter cette situation dangereuse ? Arrêter sans tarder le développement des lycées et collèges pour les Indochinois, établir des barrages éliminatoires, mettre en honneur l’enseignement technique, reporter sur lui les crédits libérés par l’enseignement universitaire. Solution cruelle, brutale, recul moralement impossible !478

Il propose en revanche l’extension du Lycée de Dalat pour les élèves européens du fait du « drame familial profond » que cause l’envoi des élèves français en Métropole. Francisque Vial est sur une ligne identique : parlant des Écoles de Médecine et de Droit, « il semble pour

le moment qu’il n’y ait pas lieu de les modifier ni de les développer ». Quant à l’enseignement

secondaire, « il ne semble pas qu’il y ait lieu de le développer davantage » 479. Il est

significatif que des personnalités aussi éprises de progrès social que Godart et Vial se rangent à l’idée que les enseignements secondaire et supérieur sont superflus en Indochine.