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CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

7. L’héritage éducatif de la colonisation en Indochine

7.2. La légende noire

La « légende noire » de l’enseignement colonial est développée par les critiques et opposants à la colonisation. Au Congrès de Tours de 1920, Nguyễn Ái Quốc, qui ne s’appelle pas encore Hồ Chí Minh, dénonce à la tribune « l’ignorance la plus noire » dans laquelle les Français maintiennent les Indochinois611. En 1946, Phạm Văn Đồng612, chef de la délégation vietnamienne à la Conférence de Fontainebleau, déclare613 :

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Pierre Gourou (1900-1999), géographe célèbre, entre autres, pour ses travaux sur les paysans du Delta tonkinois. Il fut professeur au Lycée Albert-Sarraut, où il se lia avec Võ Nguyên Giáp qui devint son assistant de recherches.

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Hippolyte Le Breton (1881-) fut proviseur du Collège de Vinh (Quốc học Vinh) et plus tard professeur à Albert-Sarraut. Il est l’auteur d’études sur la préhistoire et l’archéologie dans le Nord Annam (Le Vieux An-

Tĩnh). Vũ Ngọc Khánh, folkloriste de renom au Vietnam et ancien élève du Collège de Vinh, a témoigné de

l’humanisme de Le Breton dans un ouvrage collectif fêtant les 90 ans d’existence de cette école dans VŨ NGỌC

KHÁNH (ed.), Le collège Quốc học Vinh – le lycée Huỳnh Thúc Kháng (1920- 2010), Nghê An, Département de la Communication et de l’Information de la province de Nghê An, 2010.

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Communautés villageoises catholiques.

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Le premier journal, le Gia Định báo, fut fondé en 1865. On a estimé à 490 le nombre de périodiques en quốc ngữ diffusés pendant la colonisation. John DEFRANCIS, Colonialism and language policy in Viet Nam, The Hague, Mouton, coll. « Contributions to the sociology of language ; 19. », 1977, p. 217.

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Le premier roman en quốc ngữ fut publié en 1925. Vingt ans plus tard, entre 400 et 500 romans étaient disponibles. Ibid.

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Au total, ce sont environ 10.000 titres, tous genres confondus, qui sont publiés entre 1923 et 1944. David G. MARR, Vietnamese tradition on trial, 1920-1945, op. cit., p. 49.

610

John DEFRANCIS, Colonialism and language policy in Viet Nam, op. cit., p. 237.

611

HỒ CHÍ MINH, Ecrits (1920-1969), Hanoi, Editions en Langues Etrangères, 1971, p. 11.

612

Premier Ministre de la République démocratique du Vietnam de 1955 à 1976. Voir la notice biographique de Phạm Văn Đồng dans l’Annexe 5.

613

Le discours doit être replacé dans le contexte des négociations entre la France et le Viêtnam en 1946. Dans ce discours, Phạm Văn Đồng se sert de cette présentation négative pour mettre en évidence les besoins du Viêtnam en matière de compétences techniques et scientifique, et pour appeler la France (« Nous avons besoins d’être

On a créé, certes, pendant quatre-vingts ans, et pour vingt millions d’habitants, quelques milliers d’écoles primaires, trois ou quatre établissements secondaires et une demi-douzaine d’écoles dites supérieures. [...] La diffusion de l’instruction publique au Vietnam, en ces quatre-vingts ans, est restée telle qu’à ce jour plus de 90% de la population est encore illettrée. Quand on dit instruction publique, on abuse des mots. En effet, comment peut-on appeler instruction publique un système de bourrage de crâne dont le but est d’adapter l’enseignement, quantitativement et qualitativement, aux besoins mesquins de la colonisation ? 614

Le principal grief est bien l’insuffisance des efforts coloniaux. Outre l’illettrisme, un million d’élèves sur 12 millions d’enfants scolarisables615 ne représente que 8% de cette population, à rapprocher du taux de 17% qui était celui de la métropole au début de la IIIe République616. La multiplication des cycles et des diplômes constituent autant d’obstacles à la progression scolaire des élèves617. En 1943, un enfant sur dix passe dans le primaire, un sur cent passe dans le primaire supérieur, et moins de deux sur mille atteignent l’enseignement secondaire et supérieur618. Un jeune Indochinois fréquentant une école de village n’a donc qu’une chance très théorique d’acquérir une éducation de haut niveau. Le graphique suivant illustre l’importance des différents ordres d’enseignement en termes d’effectifs d’élèves en 1943.

aidés ») à coopérer en envoyant ses chercheurs et ses techniciens, alors que la situation des Français à Hanoi

reste extrêmement délicate.

614

PHẠM VĂN ĐỒNG, « Les rapports culturels entre la France et le Viet-Nam, Discours prononcé le 6 mai 1946 à la Cité universitaire à Paris », La Pensée, no 8, Juillet 1946.

615

Classe d’âge allant de 0 à 19 ans. Nous nous basons sur des estimations par modélisation de la démographie vietnamienne. Max BANENS, Vietnam, a reconstitution of its 20th century population history, Asian Historical Statistics COE Project, Institute of Economic Research, Hitotsubashi University, Tokyo, 2000, p. 46.

616

TRỊNH VĂN THẢO, L’école française en Indochine, op. cit., p. 66.

617

NGUYỄN Q.THẮNG, Khoa cử và Giáo dục Việt Nam [Concours et Education au Vietnam], op. cit., p. 179. Ces travaux, ainsi que ceux de Phan Trọng Báu, recoupent sur ce point les témoignages des anciens élèves du système franco-vietnamien, tels que ceux de Dương Thiệu Tống et Vũ Ngọc Khánh.

618

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Annuaire Statistique de l’Indochine 1943-1946, Volume 11,

Figure 9. Effectifs de l’enseignement public franco-indigène en 1943

L’enseignement des filles, si elle est un progrès par rapport à l’école traditionnelle, ne touche qu’une partie encore plus faible de la population scolarisable : les filles représentent 14% des effectifs de l’enseignement public en 1943619. En conséquence, les Indochinois se reportent sur les écoles privées, qui finissent par scolariser 150.000 élèves en 1943. On peut noter l’évolution quasi-linéaire de l’enseignement privé sur le graphique suivant.

619 Ibid. Pénétration scolaire 44.0% Elémentaire 32.1% Elémentaire plein exercice 12.1% Primaire plein exercice 10.2% Primaire supérieur 0.9% Professionnel 0.5% Secondaire 0.2%

Figure 10. Effectifs totaux de l’enseignement privé de 1923 à 1943

A partir du milieu des années 1930, le nombre d’élèves inscrits dans le primaire supérieur ou le secondaire privé dépasse celui de ceux inscrits dans les classes de même type dans le public, comme on peut le voir sur le graphique suivant.

Figure 11. Effectifs du primaire supérieur et du secondaire dans le public et le privé de 1929 à 1943 0 20000 40000 60000 80000 100000 120000 140000 160000 El è ve s

Effectifs de l'enseignement privé 1923-1943

Français total Français laïc Français religieux Franco-indigène laïc Franco-indigène religieux Chinois

Total

Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers 0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 14000 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 1941 1942 1943 El è ve s

Evolution des effectifs du primaire supérieur et du secondaire privé et public entre 1929 et 1943 Public Privé Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

Les gouvernements de l’indépendance mettront en place des programmes massifs d’alphabétisation qui réaliseront en quelques années ce que quatre-vingt ans de présence française n’avaient pu réussir620.

Le second reproche adressé à la France colonisatrice est d’avoir subordonné l’enseignement aux besoins économiques et aux contraintes politiques de la colonisation. Pierre Gourou, en 1931, définit trois possibilités d’adaptation de l’enseignement :

l’adaptation de l’enseignement aux besoins des populations tels qu’elles les conçoivent, ou bien tels que la puissance colonisatrice les conçoit ; ce peut être l’adaptation aux seuls intérêts de la puissance colonisatrice.621

Ce sont surtout les deuxième et troisième manières qui sont appliquées, et le consensus colonial se fige sur le concept des « barres parallèles » entre lesquelles il s’agit de maintenir la jeunesse indochinoise622 : un enseignement « court, fonctionnel et utilitaire »623 suffisamment développé pour former de bons auxiliaires, et intellectuellement plafonné pour ne pas causer de problèmes politiques. Il n’est jamais question pour les autorités coloniales de former autre chose que des subalternes624, les postes de responsabilité étant réservés aux Français. La colonisation crée une bourgeoisie de petits fonctionnaires, auxquels s’ajoutent des fonctionnaires mieux gradés, des propriétaires terriens et une poignée d’intellectuels625. La sous-industrialisation relève d’une politique volontaire : il ne faut surtout pas créer d’entreprises susceptibles de concurrencer les entreprises françaises. La France maintient en Indochine un artisanat et une économie locale vivaces626 mais peu demandeurs d’emplois qualifiés. En dépit des critiques de certains économistes et industriels, qui envisagent un avenir où l’Indochine se développe par et pour elle-même, et où la France remet certains leviers de commande aux autochtones, cette politique n’est jamais remise en question. On se contente de former des contremaîtres plutôt que des ingénieurs, et la Faculté des Sciences n’ouvre qu’en 1942.

Les contraintes politiques sont bien sûr un facteur majeur dans la politique de malthusianisme scolaire. David Marr estime que l’intelligentsia vietnamienne compte environ 10.000 personnes à la fin des années 1930627. Ce « mince rideau d’intellectuels »628, comme

620

John DEFRANCIS, Colonialism and language policy in Viet Nam, op. cit., p. 240.

621

Antoine LÉON, Colonisation, enseignement et éducation, op. cit., p. 50.

622

TRỊNH VĂN THẢO, L’école française en Indochine, op. cit., p. 89.

623

Ibid., p. 110.

624

Seule la Faculté de Médecine sembla faire exception à la règle.

625

Pierre BROCHEUX et Daniel HÉMERY, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, op. cit., p. 218.

626

Pierre BROCHEUX, Une histoire économique du Viet Nam, 1850-2007. La palanche et le camion, op. cit., p. 102‑113.

627

David G. MARR, Vietnamese tradition on trial, 1920-1945, op. cit., p. 26.

628

Ministre des Colonies, Reynaud note après un voyage officiel en Indochine l’absence d’une véritable classe moyenne. Paul REYNAUD, « Le Voyage d’Études du Ministre des Colonies en Indochine », La Revue du

l’appelait Paul Reynaud, donne du fil à retordre aux autorités coloniales et met en lumière la contradiction fondamentale de la colonisation française en Indochine : la volonté souvent sincère de mettre en œuvre la mission civilisatrice et la crainte de voir cette dernière armer moralement les peuples colonisés. C’est dans les débats sur la nécessité et les limites des enseignements secondaire et supérieur que cette crainte se manifeste le plus violemment.