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CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

7. L’héritage éducatif de la colonisation en Indochine

7.1. La légende rose

La « légende rose » est propagée dans d’innombrables œuvres de vulgarisation de l’œuvre coloniale en Indochine, souvent écrites par des professeurs d’histoire-géographie et des inspecteurs de l’enseignement franco-indigène587, qui décrivent de façon hagiographique la « Geste française en Indochine »588. Dans le « métarécit » colonial, la France généreuse et protectrice mène vers la civilisation l’Indochinois reconnaissant, et la France lui accordera un jour une place à ses côtés, mais seulement quand il sera prêt. Après 1945, cette vision de l’œuvre éducatrice française, légèrement retouchée pour tenir compte de l’émancipation de fait des Vietnamiens, continue à être diffusée par ses anciens acteurs. En 1947, Albert Charton, directeur de la DGIP dans les années 1940, affirme ainsi :

Beaucoup connaissent [...] la valeur de l’œuvre intellectuelle tentée en Indochine, l’admirable effort poursuivi, pendant plus d’un demi-siècle, par tous les éducateurs français, les résultats obtenus, qui, avant 1939, recueillaient le témoignage enthousiaste et décisif des autorités internationales aussi bien que celui des Indochinois eux-mêmes, avides de participer leur évolution vers la culture française. Enfin, on sait la qualité et le désintéressement d’une politique d’enseignement qui, le Quartier latin et toutes nos grandes écoles en sont la preuve, avait ouvert toutes grandes les portes de ses temples du savoir et de la culture.589

En 1956, le professeur Auguste Rivoalen, dernier Recteur français de l’Université de Hanoï, s’exprime dans des termes voisins :

Un grand édifice ne se bâtit pas en un jour. II a fallu un demi-siècle pour que l’œuvre française d’enseignement au Viêt-Nam prît forme et force. C’est peu si l’on considère le résultat obtenu : un pays que l’on croyait au bout du monde est devenu tout proche de la France, il pense comme elle, sent comme elle, parle sa langue, partage sa culture et confond ses élites avec les siennes. Aujourd’hui comme hier, en dépit des lourdes hypothèques d’une guerre et d’une libération. Un domaine a été préservé, celui justement que notre enseignement avait de bonne heure mis en friche, celui où il avait semé et sème encore le meilleur grain.590

Que peut-on reconnaître aujourd’hui à l’école coloniale en Indochine ? Celle-ci présente un certain nombre de particularités qui la distingue par rapport aux autres colonies, voire par rapport à la métropole. Elle eut aussi des conséquences durables sur la société vietnamienne.

587

Jean-François KLEIN, « L’histoire de l’Indochine en situation coloniale : entre histoire et orientalisme (1858- 1959) », in Oissila SAAÏDIA et Laurick ZERBINI (eds.), La construction du discours colonial : l’Empire français

aux XIXe et XXe siècles, Paris, Karthala, 2009, p. 113.

588

Titre de l’ouvrage (1955) de Georges Taboulet, qui fut chef du service de l’enseignement en Cochinchine dans les années 1920-1930.

589

Albert CHARTON, « L’évolution culturelle de l’Indochine », op. cit.

590

Un enseignement « complet »

Le système éducatif mis en place en Indochine est sans doute le plus élaboré et le plus complet de toutes les colonies françaises. La colonisation laisse un système en état de marche, dont les effectifs approchent le million d’élèves en 1945, et qui va des écoles de villages à une université de bon niveau. A la fin de la période coloniale, il est possible à un jeune Indochinois de suivre dans son propre pays une éducation complète, dont les niveaux supérieurs lui sont ouverts (sous conditions) et d’un niveau comparable à celui de la métropole. Ceci est une situation unique dans les colonies. Même si la pointe de la pyramide scolaire est extrêmement effilée, des individus brillants sortent effectivement de ce système. Les gouvernements du Vietnam indépendant bénéficient de cet existant dont ils « nationalisent » les contenus591, laissant en place méthodes, structures et institutions, telles que le baccalauréat. Les graphiques suivants récapitulent les évolutions d’effectifs des différents ordres de l’enseignement public au cours des dernières décennies de la colonisation en Indochine592.

Figure 2. Effectifs de l’enseignement primaire franco-indigène public de 1919 à 1943

591

TRỊNH VĂN THẢO, « La « mission civilisatrice » en question. Le système éducatif indochinois (1862-1945) est-il un échec programmé ? », in Sébastien JAHAN et Alain RUSCIO (eds.), Histoire de la colonisation :

réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Les Indes Savantes, 2007, p. 70.

592

Les dénominations des cycles d’enseignement variant selon les époques et les documents, nous avons essayé de faire pour le mieux, d’où la multiplicité des noms de regroupements statistiques.

0 100000 200000 300000 400000 500000 600000 700000 800000 El è ve s

Effectifs de l'enseignement primaire franco-indigène public 1919-1943

Pénétration scolaire Elémentaire Elémentaire plein exercice Primaire

Primaire plein exercice Primaire et élémentaire plein exercice Elémentaire et primaire officiels

Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

Figure 3. Effectifs de l’enseignement primaire supérieur, secondaire et professionnel public de 1925 à 1943

Figure 4. Effectifs par spécialité de l’Université Indochinoise de 1917 à 1944

L’éducation coloniale en Indochine anticipe sur la métropole en introduisant l’école unique dès 1924. Certes, dans ce système, la dualité sociale « enseignement primaire vs enseignement secondaire » est transposée en dualité socio-ethnique « enseignement franco- indigène vs enseignement français », l’école unique franco-indigène devant de renforcer la

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 El è ve s

Effectifs de l'enseignement primaire supérieur, secondaire et professionnel franco-indigène public 1925-1943

Primaire supérieur Secondaire Secondaire et primaire supérieur Professionnel Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers 0 200 400 600 800 1000 1200 1400 1600 Et u d ia n ts

Effectifs par spécialité de l'Université Indochinoise 1917-1944

Total Médecine Droit Pédagogie Beaux Arts Sciences Autres Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

frontière coloniale et éviter la « fuite » des élèves vers les lycées français. Il reste que l’Indochine sert ici de laboratoire à des idées qui n’aboutiront en métropole que sous la Ve

République.

Une éducation « adaptée »

L’éducation en Indochine est en partie dispensée en langue locale. Elle utilise des programmes et des matériels pédagogiques adaptés aux populations, souvent rédigés par des professeurs locaux. Contrairement à un mythe persistant593, les élèves fréquentant les écoles franco-indigènes publiques ne récitent pas « Nos ancêtres les Gaulois »594 : l’enseignement accorde une part importante à leurs propres cultures au point d’introduire au nom d’un « patriotisme local » des éléments nationalistes. Cette adaptation est instituée en partie pour des raisons politiques, mais il y a de la part des autorités éducatives coloniales un début de réflexion sur l’adaptation d’une éducation de type occidental à d’autres cultures595. La rénovation réussie des écoles de pagodes et l’extension de l’instruction aux minorités ethniques sont aussi à mettre à l’actif de la colonisation, même si, là encore, ces innovations résultent d’objectifs politiques. La nécessité de ce type de réflexion est toujours d’actualité aujourd’hui dans les contextes éducatifs multiculturels.

Mixité et melting pot

La colonisation introduit en Indochine l’éducation des filles, reçue positivement par les familles. Le pourcentage de filles augmente régulièrement mais ne dépasse pas 20% dans l’enseignement public, et seule la Cochinchine se distingue avec des taux de 29% et 26% respectivement pour le premier et le second degré (primaire supérieur et secondaire) en 1943596.

593

L’absurdité consistant à faire réciter « Nos ancêtres les gaulois » à des enfants asiatiques, arabes ou africains est tournée en ridicule par Harmand dès 1910 à l’appui de ses thèses « associationistes ». Jules HARMAND,

Domination et colonisation, op. cit., p. 262. Lors du Congrès Intercolonial de l’Enseignement de 1931, les

délégués français ont du mal à faire admettre qu’il s’agit en réalité d’une légende. Denise BOUCHE, « Autrefois, notre pays s’appelait la Gaule... Remarques sur l’adaptation de l’enseignement au Sénégal de 1817 à 1960 »,

Cahiers d’études africaines, vol. 8, no 29, 1968, pp. 110‑122.

594

Marie-Paule HA, « From « Nos Ancêtres, les Gaulois » to « Leur Culture Ancestrale »: Symbolic Violence and the Politics of Colonial Schooling in Indochina », op. cit., p. 104.

595

Un des derniers acteurs majeurs de l’éducation coloniale, Albert Charton, est aussi un des premiers acteurs de l’éducation post-coloniale et sera très impliqué dans l’UNESCO après la guerre. Nous reparlerons de Charton dans la seconde partie de ce travail.

596

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Annuaire Statistique de l’Indochine 1943-1946, Volume 11,

Figure 5. Pourcentage de filles dans l’enseignement public par pays de l’Indochine en 1943

Figure 6. Pourcentage de filles dans l’enseignement public de 1923 à 1943

Alors qu’une stricte séparation des sexes règne en France jusqu’au années 1960, la coéducation est courante en Indochine dès le début du XXe siècle, notamment dans le secondaire public français et franco-indigène. Cette mixité ne semble pas poser de problème, à part quelques grincements de dents quant à la proximité trop grande entre jeunes filles françaises et jeunes hommes vietnamiens. Les rapports officiels présentent la mixité sous un

9% 10% 29% 7% 13% 15% 14% 12% 16% 26% 13% 16% 18% 17% 0% 5% 10% 15% 20% 25% 30%

Tonkin Annam Cochinchine Cambodge Laos Vietnam Indochine

Pourcentage de filles dans l'enseignement public par pays en 1943

1e degré 2e degré (primaire supérieur + secondaire) Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers 0% 5% 10% 15% 20% 1923 1925 1927 1929 1931 1933 1935 1937 1939 1941 1943

Pourcentage d'élèves filles dans l'enseignement public franco-indigène 1923-1943

Premier degré Second degré

Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

aspect positif, sans faire allusion aux débats dont elle fait l’objet en métropole597. Francisque Vial, l’ancien directeur de l’Enseignement Secondaire, décrit dans son rapport de mission de 1939 les lycées français en Indochine et leurs 25% de filles sans commenter l’originalité de la situation598. Cette mixité paraît relever d’un simple pragmatisme, dû au manque de moyens qu’aurait nécessité la création d’établissements séparés. Il est possible que le faible nombre de filles instruites dans le secondaire mixte ait été jugé trop insuffisant pour faire débat. Il reste étonnant qu’une question aussi sensible en métropole ait été aussi banalisée en Indochine599.

Egalement notable est la mixité ethnique des écoles, tant dans le primaire que dans le secondaire. Le taux d’élèves indochinois dans les lycées français, élevé au début du siècle (près de 50%), se stabilise autour de 20% mais leur nombre absolu reste globalement stable. Figure 7. Effectifs des lycées français et répartition des élèves par origine de 1924 à 1944

Cette mixité ethnique est davantage contestée, même s’il s’agit plus de questions de fond sur l’opportunité d’offrir un enseignement intégralement français aux Indochinois que de craintes portant sur le mélange des élèves français et vietnamiens. La proportion importante de métis légitimes, enfants de notables français et de leurs épouses vietnamiennes (parfois issues de familles catholiques) a peut-être joué en faveur d’une relative neutralité. Francisque

597

Dans le document intitulé « Le Service de l’Instruction Publique en Indochine », daté de 1930, le tableau des effectifs de l’enseignement français contient une rubrique intitulée « Lycées coéducation », ce qui semble indiquer une certaine officialisation de la mixité. HOÀNG THỊ TRỢ, « Educational Changes in Vietnam since 1906 (Changements dans la politique scolaire au Viêt-Nam depuis 1906) », op. cit., p. 322.

598

Francisque VIAL, Le problème humain de l’Indochine, op. cit., p. 103.

599

Cet aspect mériterait cependant une recherche dédiée.

41% 36% 43% 44% 42% 26% 27% 24% 21% 20% 19% 19% 22% 0% 5% 10% 15% 20% 25% 30% 35% 40% 45% 50% 0 500 1000 1500 2000 2500 3000 3500 Pour cen ta ge d'él èv es ind o chi no is El è ve s

Effectifs des lycées français et répartition des élèves par origine 1924-1944

Français Indochinois Autres Pourcentage d'élèves indochinois

Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

Vial, parlant de la réussite remarquable des élèves du système français au Certificat d’Études Primaires, note que cette réussite

est obtenue malgré le métissage souvent extraordinaire des effectifs ; des enfants de couleurs, de races, de langues, de mœurs incroyablement différentes se sont fondues dans l’étonnant creuset de l’école en un alliage homogène, aussi souple que résistant. 600

Malgré le « malgré », sans doute inévitable compte tenu des a priori raciaux de l’époque, la description par Vial de cette « vigoureuse et belle jeunesse » laisse penser que ce

melting-pot (« creuset ») à la française correspond à une réalité, fut-elle réduite aux quelques

milliers d’élèves des écoles françaises. A la même époque, Phạm Duy Khiêm, professeur à Albert-Sarraut, interpelle les lycéens dans son discours de distribution des prix en 1937 :

Vous avez ici l’avantage unique de rencontrer sur les mêmes bancs, dans les mêmes chaires, des représentants des deux sexes, et d’au moins deux races [...]. A chacun de vous il est permis, directement ou indirectement, de faire connaissance avec des pays autres que le sien, avec des âmes très différentes de la sienne. [...] A côté des différences de race ou d’éducation, vous saurez distinguer aussi les différences individuelles, souvent les plus importantes. 601

On doit remarquer l’accent mis par Khiêm sur l’importance des différences individuelles dans un contexte historique où est au contraire exalté l’essentialisme culturel et racial.

La question de la mixité ethnique ne se posera jamais dans l’enseignement supérieur, les Français étant toujours très minoritaires sauf durant la Seconde Guerre mondiale.

600

Francisque VIAL, Le problème humain de l’Indochine, op. cit., p. 136.

601

PHẠM DUY KHIÊM, « Discours prononcé par M. PHAM-DUY-KHIÊM, professeur de 4e », in GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE et DIRECTION GÉNÉRALE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE (eds.), Lycée

Albert-Sarraut. Distribution solennelle des prix faite le vendredi 11 juin 1937, Hanoi, Imprimerie G. Taupin,

Figure 8. Effectifs de l’Université de Hanoï et répartition des étudiants par origine de 1939 à 1944

Des innovations culturelles durables

L’enseignement colonial introduit des innovations culturelles durables qui ont un impact profond sur les sociétés de l’Indochine.

Sur le plan pédagogique, l’école primaire française constitue, selon Trịnh Văn Thảo, « le fondement d’un système éducatif rationnel et moderne »602. Ce système fait entrer à l’école les matières scientifiques et techniques, ouvre la culture littéraire et philosophique au- delà du cadre confucéen, et la culture artistique au-delà du cadre asiatique. Sur le plan social, l’instruction féminine – inconnue dans la tradition confucéenne – contribue à faire évoluer la place des femmes dans la société vietnamienne. L’enseignement visant les minorités ethniques, exclues jusque-là du système scolaire, et la modernisation des écoles de pagodes dans les pays de tradition bouddhiste sont des innovations remarquables.

Les élites sont complètement renouvelées. A partir des années 1920, les membres de l’intelligentsia indochinoise sont formés à la française et maîtrisent le français et le quốc ngữ. La plupart de membres de cette nouvelle élite, y compris parmi les opposants à la colonisation, passent par l’enseignement secondaire et supérieur français en Indochine ou en France. Ce sont eux qui font le Vietnam d’après 1945, quelque soit leur orientation politique. Un grand nombre de témoignages603 ont été publiés au Vietnam depuis une vingtaine

602

TRỊNH VĂN THẢO, « La « mission civilisatrice » en question. Le système éducatif indochinois (1862-1945) est-il un échec programmé ? », op. cit., p. 70.

603

Notre mémoire de DEA contient une bibliographie de ces mémoires. NGUYỄN THỤY PHƯƠNG, « L’enseignement de la littérature française dans l’école franco-vietnamienne à l’époque coloniale », op. cit.

0 200 400 600 800 1000 1200 1400 1600 1939 1940 1941 1942 1943 1944 Et u d ia n ts

Evolution des effectifs par nationalité des étudiants de l'Université Indochinoise 1939-1944

Français Tonkin Annam Cochinchine Autres

Sources : Annuaires statistiques de l'Indochine et Rapports aux grands Conseil des Intérêts Economiques et Financiers

d’années par des anciens élèves des écoles françaises et franco-indigènes. Ces récits évoquent la vie scolaire, les professeurs – dont certains, tels Pierre Gourou604 ou Hippolyte Le Breton605, furent particulièrement remarquables – et la façon dont cet enseignement a marqué durablement leur existence.

Le principal héritage de l’enseignement colonial au Vietnam reste l’appropriation complète par les Vietnamiens du quốc ngữ. Formalisée au XVIIe siècle, cette écriture n’avait guère dépassé les limites des « chrétientés »606 : c’est son utilisation à des fins pédagogiques sous la colonisation qui permet sa diffusion dans le grand public, et sa relative simplicité d’apprentissage par rapport aux caractères chinois en fait un véhicule d’instruction privilégié. Son adoption généralisée permet l’émergence d’une presse607 et d’une littérature nationale608 vivante et multiple609 qui ne doit plus rien au modèle chinois. En 1946, le gouvernement de Hồ Chí Minh fait de l’usage et de la diffusion du quốc ngữ une priorité nationale610

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