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CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

5. La crise de l’école coloniale : 1930-1939

5.3. L’irréductible enseignement secondaire

En 1930, l’enseignement secondaire franco-indigène devient gratuit433 et le Baccalauréat local devient équivalent au Baccalauréat français. Au Lycée du Protectorat et au Lycée Pétrus Ký s’ajoutent en 1935 le Lycée Sisowath à Phnom Penh et en 1936 le Lycée Khải Định à Huế. Les effectifs passent de 157 élèves en 1930 à 636 élèves en 1940 (dont 49 filles)434. A la rentrée 1939, l’affluence est telle que l’Annam, la Cochinchine et le Tonkin instaurent un concours d’entrée : 700 candidats se présentent et 196 sont reçus435. Le programme très chargé de cet enseignement et le Baccalauréat local restent très critiqués. En 1935, le Grand Conseil demande leur disparition, considérant « que des cas de maladie et

même de mort ont été signalés chez les élèves ainsi soumis à ce surmenage »436. Les candidats au Baccalauréat local sont rares : 7 en 1ère première partie en 1937, 22 en 2nde partie en 1938437. Les lycées franco-indigènes reviennent aux programmes français, signifiant la fin d’une réforme « parfaitement impopulaire » dont le Recteur Bertrand prononce « l’oraison

funèbre » en 1937438. Le Lycée du Protectorat comprend alors deux classes de terminale de l’enseignement secondaire français, ce qui en fait « un véritable lycée français »439

. En 1938, un enseignement allégé de langue et de littérature vietnamienne est réintroduit440.

Les lycées français continuent à attirer les enfants des élites indochinoises. Dans le cas du Lycée Yersin, réservé aux Européens, les élites vietnamiennes font pression par voie de presse sur les autorités coloniales afin que l’accès de l’établissement soit autorisé pour leurs enfants, qui y sont admis progressivement à partir de 1934441. Les pourcentages d’élèves indochinois sont variables : en 1935, ces élèves représentent 39% des élèves d’Albert Sarraut, 15% des élèves de Chasseloup-Laubat442 et 12% des élèves de Yersin443. La part d’élèves

433

Pascale BEZANÇON, Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), op. cit., p. 414.

434

TRỊNH VĂN THẢO, L’école française en Indochine, op. cit., p. 145.

435

Albert CHARTON, Tableau statistique de l’enseignement en Indochine (1930, 1938, 1944), op. cit., p. 6‑7.

436

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Réponses aux vœux émis par le Grand Conseil des intérêts

économiques et financiers de l’Indochine au cours de sa session ordinaire de 1935, Hanoi, Imprimerie G.

Taupin et Cie, 1936, p. 98‑99.

437

Henri BRENIER, L’œuvre française en Indochine, Institut Colonial, 1945, p. 83.

438

Jean-Jacques-Achille Bertrand, cité par Francisque VIAL, Le problème humain de l’Indochine, op. cit., p. 123‑125.

439

CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DU PEUPLE DU TONKIN, Compte rendu des travaux de la session ordinaire de

l’année 1937, Hanoi, Résidence supérieure du Tonkin, 1938, p. 51.

440

Francisque VIAL, Le problème humain de l’Indochine, op. cit., p. 125.

441

Eric T. JENNINGS, Imperial Heights, op. cit., p. 183.

442

Mais ce taux monte à 28% si on inclut les élèves naturalisés, nombreux en Cochinchine.

443

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Rapports au Grand Conseil des intérêts économiques et

financiers et au Conseil de Gouvernement. Session ordinaire de 1936, Hanoi, Imprimerie d’Extrême-Orient,

indochinois descend à 20% en 1939444 du fait des nombres croissants d’élèves français. Les effectifs totaux passent 2285 élèves en 1939, entraînant une congestion des lycées : il y a des classes de 50-60 élèves à Albert Sarraut445. Ceci n’empêche pas la réussite des élèves vietnamiens. En 1934, au Lycée Albert-Sarraut, près des trois-quarts des bacheliers de 2e partie et presque tous les bacheliers de mathématiques sont vietnamiens. Trần Đức Thảo, le futur philosophe, est 1er prix de dissertation philosophique, 1er prix de mathématiques, 1er prix de physique-chimie et 2e prix d’histoire-géographie ! En 1941, les vietnamiens représentent toujours près de la moitié des bacheliers de 2e partie de ce lycée446.

Figure 1. Nombre de bacheliers de 2e partie du Lycée Albert-Sarraut en 1934, 1936 et 1940

Cette forte présence autochtone suscite l’inquiétude. La loi de 1933 instituant la gratuité de l’externat dans le secondaire n’est pas appliquée en Indochine car cela « aurait pour effet

immédiat une poussée violente vers les établissements d’Enseignement secondaire déjà au

444

Renseignements statistiques sur l’Indochine, op. cit.

445

Ce chiffre est cité par Bérit-Débat, Chef du Service de l’Enseignement au Tonkin, pour justifier le refus de placer un élève indochinois à Albert Sarraut. GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Conseil des intérêts

français, économiques et financiers du Tonkin : session ordinaire de septembre 1938, Hanoi, Imprimerie Le Van

Phuc, 1939, p. 18.

446

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Lycée Albert-Sarraut. Distribution solennelle des prix faite le

samedi 15 juin 1935, Hanoi, Imprimerie G. Taupin, 1935. GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Lycée

Albert-Sarraut. Distribution solennelle des prix faite le vendredi 11 juin 1937, Hanoi, Imprimerie G. Taupin,

1937. GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Lycée Albert-Sarraut. Année scolaire 1940-1941. Palmarès

du Petit Lycée, Hanoi, Imprimerie d’Extrême-Orient, 1941.

0 20 40 60 80 100 120 1934 1936 1940 N o m b re d e b ac h e lie rs

Nombre de bacheliers de 2e partie du Lycée Albert-Sarraut en 1934, 1936 et 1940

Français (Philosophie) Français (Mathématiques) Indochinois (Philosophie) Indochinois (Mathématiques)

complet »447. Outre les problèmes de place, l’ambiance des classes où se côtoient Français et Indochinois préoccupe les autorités :

Cette question de l’admission des jeunes indigènes dans les lycées français a été très discutée. Il est un fait sur lequel sont d’accord tous ceux qui ont suivi de près l’évolution de nos établissements scolaires ; c’est que, au point de vue des relations entre Français et Annamites, il y a tout intérêt à ce que ces derniers soient en minorité ; lorsqu’ils sont trop nombreux, les Annamites restent entre eux, ne parlent pas français et sans qu’il y ait véritable hostilité, il y a une séparation bien nette qui se poursuit dans toutes les classes. Au contraire, s’il y a moins d’Annamites, il y a véritable fusion, des amitiés durables se créent, qui subsistent souvent même après la sortie du lycée.448

Francisque Vial écrit dans son rapport de mission en 1939 :

Le vœu des Indochinois, de ceux du moins qui ont ou qui expriment un avis, est qu’on enseigne le français à leurs enfants. Mais si ce vœu est celui de la vanité et non celui de la sagesse et s’il va contre leurs intérêts, devons-nous y satisfaire ?449

Certains colons se plaignent de problèmes « d’éducation, de morale et même quelques

fois d’hygiène », et rappellent qu’il est « dangereux de mettre en contact des jeunes filles avec des hommes mariés, les Annamites étant mariés très jeunes »450. Une autre récrimination fréquente est la libéralité dont feraient preuve les examinateurs à l’égard des Indochinois :

De l’indulgence. Encore de l’indulgence. Oui, messieurs, un bachelier de plus. Par chance, le président du jury est un homme de bon sens et de bonne foi; mais il ne peut rien contre le bon cœur des examinateurs qui ne se manifeste pas en faveur des jeunes filles françaises, par exemple, mais en faveur des jeunes gens annamites.451

En 1936 (ou 1937), l’Académie de Paris envoie des instructions pour rendre les jurys plus sévères. Ces instructions semblent avoir été suivies d’effets, un membre cochinchinois du Grand Conseil452 se plaignant en 1938 de la sévérité des examinateurs453.

447

Réponse faite au Vœu N°49 des membres indochinois du Grand conseil économique et financier. GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Réponses aux vœux émis par le Grand conseil des intérêts

économiques et financiers de l’Indochine au cours de sa session ordinaire de 1937, Hanoi, Imprimerie G.

Taupin et Cie, 1938, p. 67.

448

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Rapports au Grand Conseil des intérêts économiques et

financiers et au Conseil de Gouvernement. Session ordinaire de 1932, op. cit., p. 90‑91.

449

Francisque VIAL, Le problème humain de l’Indochine, op. cit., p. 146.

450

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Conseil des intérêts français, économiques et financiers du

Tonkin : session ordinaire de septembre 1938, op. cit., p. 21.

451

Christiane FOURNIER, « La culture occidentale chez les fils de Confucius », op. cit. Christiane Fournier (1899- 1980) est dans les années 1930 professeur d’anglais, de français et de philosophie dans les lycées français de Saigon, où elle dirigea aussi l’Alliance Française.

452

Trương Văn Bền (1884-1956) est un des rares « capitaines d’industrie » vietnamiens et un des principaux propriétaires fonciers vietnamiens du Sud. La grande bourgeoisie vietnamienne prenait très au sérieux ces problèmes d’accès aux études secondaires et supérieures. Ralph Bernard SMITH, « The Vietnamese Élite of French Cochinchina, 1943 », Modern Asian Studies, vol. 6, no 4, 1972, pp. 459‑482.

453

GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L’INDOCHINE, Recueil des procès-verbaux des séances plénières du Grand

Conseil des intérêts économiques et financiers de l’Indochine, session ordinaire de 1937, Hanoi, Imprimerie

Alors que les effectifs des écoles primaires ne cessent d’augmenter, les élèves refusés dans les lycées publics franco-indigènes ou français sont accueillis dans l’enseignement secondaire privé : en 1931, le Lycée franco-chinois de Saïgon-Cholon compte à lui seul 250 élèves, auxquels s’ajoutent 150 élèves des lycées privés français454. A Hanoï, le Lyceum Gia Long et l’École Thăng Long, qui compte 1800 élèves en 1936-1937455, dispensent un enseignement primaire et secondaire, assuré par des diplômés des écoles supérieures ou par de jeunes intellectuels dont certains, tel Võ Nguyên Giáp, qui enseigne l’histoire à Thăng Long, deviendront des personnalités du Vietnam indépendant. A Saïgon, une société française fonde en 1934 le Lyceum Paul Doumer, équipé de façon moderne (laboratoire, piscine, stade…) et disposant d’un internat mixte de 600 places456.