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La mémoire où puise l’histoire, qui l’alimente à son tour, ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir.75

On ne peut réduire un système éducatif à ses institutions et à leurs enjeux politiques et idéologiques. Nous avons souhaité inscrire notre recherche dans le courant historiographique actuel qui s’intéresse aux premiers intéressés des politiques éducatives, à savoir les élèves eux-mêmes et leurs familles76, à la façon dont ils ont vécu l’enseignement, et à leurs perceptions et représentations rétrospectives de cet enseignement. Fondamentale à notre compréhension de l’histoire, cette dimension sociologique de l’enseignement français est

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Les établissements scolaires français du Sud-Vietnam dépendent de ce ministère à partir de 1955.

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Les archives de Hô-Chi-Minh-Ville correspondant à l’époque qui nous intéressait n’étaient pas encore accessibles lors de notre première visite en 2008. En 2010, ces archives étaient ouvertes mais non inventoriées. Il y a donc là une ressource encore inexploitée.

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Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Gallimard, 1988, p. 177.

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difficile à explorer à travers les archives. Dans les documents disponibles en Occident, le point de vue vietnamien apparaît généralement sous forme indirecte, sélectionné et interprété dans le sens qui leur convient par des décideurs ou des observateurs français et américains. Les archives vietnamiennes, quant à elles, souffrent à la fois de leur faible disponibilité et de contraintes politiques et idéologiques. Nous nous proposons donc de faire émerger, à partir de la mémoire des anciens élèves et leurs professeurs, une « histoire des élèves »77, histoire sociale et humaine de l’enseignement français au Vietnam et contrepoint à l’histoire institutionnelle des archives.

La période actuelle est favorable au recueil des témoignages. Au Vietnam, la libéralisation de l’expression publique née du Đổi mới a permis à de nombreux intellectuels vietnamiens (professeurs, chercheurs, artistes, hommes politiques…) de publier dans une relative liberté leurs mémoires, lesquels mentionnent souvent leur passage par le système éducatif français. En Occident, des Việt Kiều (Vietnamiens de l’étranger) 78 publient eux-aussi leurs autobiographies et leurs mémoires familiales79. Les sites internet d’associations d’anciens, qui font se rapprocher des personnes aujourd’hui dispersées sur plusieurs continents, participent activement à la collecte et à la publication de mémoires d’élèves et de professeurs. Nous devons ajouter qu’il y a une certaine urgence à préserver la mémoire de toute une génération de personnes dont certaines sont aujourd’hui très âgées, tant dans un souci de recherche que de transmission aux générations de jeunes Vietnamiens (ou de descendants de Việt Kiều) nés après la guerre américaine, et qui n’ont de la période antérieure à 1975 qu’une vision partielle.

C’est dans ce contexte propice à la libération de la parole que nous avons pu recueillir par des entretiens menés en France et au Vietnam, ainsi que par des questionnaires, les témoignages d’une centaine d’anciens élèves et d’anciens professeurs des lycées français du Vietnam entre 1945 et 197580. Les bases théoriques de la méthodologie employée pour le recueil et l’analyse de ces témoignages, ainsi que les grilles d’entretien et les questionnaires sont présentées en Annexe. Nous avons complété ce corpus par les nombreux mémoires écrits par les anciens élèves de ces lycées, très actifs au sein des associations d’anciens.

Qu’attendons-nous de ces témoignages ? La science historique, en s’inscrivant dans une perspective de compréhension rationnelle et d’objectivité, s’oppose à la mémoire par le fait qu’elle se construit d’abord par une déconstruction de la mémoire. Cette relation ambigüe a

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Nous reprenons ici le titre du livre de Jean LEDUC et François GRÈZES-RUEFF, Histoire des élèves en France :

De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Armand Colin, 2006, 450 p.

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On notera que ce terme est utilisé au Vietnam, mais que les Vietnamiens expatriés, notamment après 1975, lui préfèrent parfois Người Việt Hải Ngoại (Vietnamiens d’outre-mer), voir le plus politique Người Việt Tự Do (Vietnamiens libres).

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Les mémoires, les autobiographies publiés et les sites web sont indiqués dans la bibliographie.

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inspiré nombre de philosophes, d’historiens et de sociologues81. Le philosophe Paul Ricœur, dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, se demande si l’histoire est le remède ou le poison de la mémoire82. Remède car l’histoire doit permettre de se prémunir contre les limites et les faiblesses de la mémoire. Poison, car la fidélité de la mémoire doit s’incliner, sur le long terme, devant la vérité dictée par l’histoire. L’historien Pierre Nora, qui a étudié la mémoire en tant qu’objet d’histoire dans son ouvrage Les lieux de mémoire, se montre prudent vis-à-vis de la mémoire, face notamment au phénomène croissant de commémorations et de manifestations destinées à raviver la mémoire dans la société française depuis le milieu des années 1970. Selon Nora, l’histoire et la mémoire s’opposent idéologiquement : « La mémoire

est toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler »83. Il explicite cette opposition en ces termes :

La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.84

D’autres historiens, faisant primer la réalité objective aux dépends du récit subjectif, discréditent la mémoire en tant que vecteur de connaissances historiques. Pour François Bédarida, « la raison historique capitule devant les déviances de la mémoire »85. Selon Stéphane Courtois, la mémoire n’exprime que des « valeurs et la vie d’un groupe social [...],

qui défend ses intérêts et se préoccupe peu des faits »86, et présente « les dangers de la seule

oralité ». Philippe Barrière tente de montrer que l’histoire et la mémoire nouent une « relation de réciprocité impossible à défaire et matrice de toutes les équivoques »87.

Nous n’avons pas ici l’ambition ni de lever ces équivoques ni d’argumenter sur les nombreuses oppositions entre une histoire supposée objective, vraie, impersonnelle, universelle, appartenant à tous et à personne et une mémoire a priori subjective, infidèle, à la fois plurielle et individuelle. Le recours à la mémoire des anciens élèves vise d’abord à infléchir la primauté des archives, à compléter d’une « vérité humaine » la « vérité historique » dont elles sont le support. Il faut ajouter que la vérité de l’écrit est elle-même relative. Les archives des ministères ou des administrations coloniales contiennent toutes une forte part de subjectivité. Les points de vue des administrateurs et des diplomates sont

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Parmi les historiens : Pierre Nora, François Bédarida, Jean-Pierre Rioux, Henry Rousso, Jacques Le Goff, Robert Frank… Le sujet a été aussi traité par les philosophes Paul Ricoeur et Tzvetan Todorov, l’anthropologue Henri-Pierre Jeudy et la sociologue Marie-Claire Lavabre.

82

Paul RICOEUR, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 2003, p. 175. Dans cet ouvrage, Ricoeur démontre aussi la relation inséparable entre histoire et mémoire.

83

Pierre NORA, Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 23.

84

Ibid., p. 25.

85

François BÉDARIDA, « Du bon usage de l’histoire de notre temps », Le Débat, no 79, 1994, pp. 183‑187.

86

Stéphane COURTOIS, « Archives du communisme : mort d’une mémoire, naissance d’une histoire », Le Débat, no 77, 1993, pp. 145‑156.

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Philippe BARRIÈRE, Histoire et mémoires de la seconde guerre mondiale: Grenoble en ses après-guerre,

indissociables de leur contexte de production. Les faits rapportés par ces officiels résultent de choix déterminés, et les présentations qu’ils font de ces faits visent un public précis, généralement leur hiérarchie. Il peut s’agir de décrire une situation, mais aussi d’obtenir un budget ou de défendre la validité d’une décision ou d’une position politique prise localement. Il est parfois difficile, quand des archives passent sous silence certains faits avérés par ailleurs, de savoir si les lacunes résultent de la perte de documents ou d’oublis volontaires.

La mémoire contient ses lumières et ses ombres, ses certitudes et ses incertitudes. La mémoire n’est pas une reconstitution fidèle du passé de l’individu mais elle est conditionnée, voire réécrite à la lumière de son présent et de son histoire personnelle. Pourtant, il est tout à fait profitable d’inverser cette perspective. Interpréter ce qui paraît suspect dans la mémoire peut contribuer à une histoire objective de la subjectivité : à la connaissance du passé s’ajoute ainsi la perception présente du passé. La mémoireest précisément ce « présent du passé »88. Selon Tzvetan Todorov, ce qui distingue l’histoire de la mémoire est son caractère factuel, matériel et quantifiable, alors que la mémoire

retient avant tout la trace que les événements extérieurs laissent dans l’esprit des individus ; elle privilégie donc le monde immatériel des expériences psychiques. […] La mémoire, n’ayant pas de soucis de vérification, […] elle nous apporte donc un éclairage inédit sur des aspects essentiels de l’expérience.89

Nous allons retrouver à la fois l’interaction du présent et du passé, les expériences vécues et les émotions refoulées ou revenues chez nos témoins dans leur manière de se souvenir de leur passé et de le percevoir plusieurs décennies plus tard. Sans nous apporter de parfaites précisions sur les évènements, les témoins les qualifient, les expliquent et les reproduisent sous la forme des traces que ces évènements ont laissé en eux. La mémoire reconstitue et reconstruit ainsi le passé comme un moyen d’identité individuelle et collective.

… par la prise en considération du reflet subjectif que les événements matériels laissent dans l’esprit de l’acteur, ils nous permettent de revivre l’action et de ressentir ses enjeux mieux que les dates, les noms et les chiffres.90

En adoptant comme perspective la complémentarité de l’histoire et de la mémoire, nous essayons d’une part de constituer une histoire publique et officielle d’un système éducatif tout en restituant son histoire privée telle que l’ont vécue ceux qui en ont bénéficié. Cette mise en parallèle permet à la fois une reconstruction historique et une reconstitution mémorielle, l’histoire et la mémoire entretenant alors une relation dialectique, dans le sens où le conçoit Jacques Le Goff, la mémoire étant la matière première de l’histoire, et l’histoire un arrangement du passé.

L’histoire consisterait en une manipulation de la mémoire. Ainsi, la discipline de l’histoire rentre dans le processus dialectique de la mémoire que vivent les individus et les sociétés.91

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Robert FRANK, « La mémoire et l’histoire », Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, no 21, Novembre 1992.

89

Tzvetan TODOROV, « La mémoire devant l’histoire », Terrain, no 25, Septembre 1995, pp. 101‑112.

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Notre étude des témoignages tente de traiter la mémoire collective du groupe d’anciens élèves non seulement comme une source de connaissances mais également comme un objet d’études.

Nous utiliserons les témoignages recueillis de deux façons. D’une part, ils seront employés de façon relativement parcimonieuse en complément ou en commentaire – confirmation ou infirmation – des informations trouvées dans les archives. D’autre part, ils seront utilisés pour leurs propriétés mémorielles et interprétatives. Dans le chapitre consacré à la situation très particulière du Lycée Albert-Sarraut en République Démocratique du Viêt- Nam, les anciens de ce lycée nous décriront leur vie scolaire mais aussi leur destin post- scolaire d’anciens élèves de lycée français dans un pays communiste. Enfin, nous consacrerons l’intégralité du cinquième et derniere chapitre de ce travail à la vie scolaire des élèves des écoles françaises et aux représentations qu’ils se font aujourd’hui de cette scolarité.

Pour reprendre l’expression de Jean-Hervé Jézéquel, nous avons l’ambition d’écrire ici à la fois l’histoire des bancs de classes et celle de leurs occupants. Pour cela, nous avons essayé de réconcilier histoire et mémoire.

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Chapitre 1 : L’enseignement au