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CHAPITRE 1 : L’ENSEIGNEMENT AU VIETNAM SOUS LA COLONISATION

3. La colonisation à la recherche de s on école : 1860-1916

3.1. L’éducation traditionnelle au Vietnam

La colonisation française au Vietnam n’arrive pas sur un territoire éducatif vierge. L’éducation fait partie de l’identité vietnamienne (bản sắc người Việt)194

, conséquence de la longue occupation du Vietnam par la Chine195, qui l’initie « de façon complète aux savoirs

érudits, aux théories politiques, aux modes d’organisation familiale, aux pratiques bureaucratiques et même aux orientations religieuses de la culture chinoise »196. Elle apporte le Confucianisme, doctrine politique et sociale qui propose une vision hiérarchisée de la société allant de la famille à l’empereur, et qui relie éducation et gouvernance (chính giáo). Un des ouvrages canoniques du Confucianisme, le Livre des trois caractères (Tam tự kinh), contient plusieurs maximes sur l’importance fondamentale de l’éducation197 :

Ấu bất học, lão hà vi : si l’on ne s’instruit pas quand on est jeune, que fera-t-on quand on

sera vieux ?

Nhân bất học, bất tri lý : l’homme non instruit (éduqué) ne connaît pas la raison (vérité). Quân - sư - phụ : le roi - le maître - le père, qui montre la place du maître dans la

hiérarchie, après le roi mais avant le père.

Les mandarins s’occupent du gouvernement, les lettrés de l’enseignement et les notables des impôts, du recrutement militaire et de la répartition des corvées. Après le retrait

191

Pierre PASQUIER, « Interview du Gouverneur Général Pierre Pasquier », L’Ordre, 1 octobre 1930.

192

Futur préfet à poigne de la Réunion dans les années 1950.

193

Jean PERREAU-PRADIER, « La presse en Indochine. Chapitre V. De la liberté de la presse », La Revue du

Pacifique, 15 Septembre 1930, pp. 510‑525.

194

Jonathan D. LONDON, « Education in Viet Nam: Historical Roots, Recent Trends », op. cit.

195

De -111 avant J.C. à 939 après J.C.

196

Alexander Woodside, « The Triumphs and Failures of Mass Education in Viet Nam », Pacific Affairs, vol. 56, no 3, 1983.

197

de la Chine, les dynasties vietnamiennes gardent son organisation administrative, le mode de recrutement des fonctionnaires par concours ainsi que le système d’enseignement qui l’accompagne. Dans ce système, basé sur l’étude des classiques confucéens, tels que les

Quatre Livres Classiques et les Cinq Livres Canoniques, et des annales chinoises et

vietnamiennes, l’élève doit s’imprégner de normes morales, maîtriser les caractères chinois, pratiquer une langue élégante et la rhétorique. Il étudie la littérature, la philosophie, la morale, le droit, l’histoire, la géographie, la géométrie et l’arithmétique. La mémorisation des textes et des formes stylistiques est valorisée. L’éducation débute dans les villages, dans les écoles privées souvent tenues par des mandarins retraités ou des lettrés. Un enseignement officiel est aussi dispensé dans les villes par des instituteurs payés par la Cour. Le contrôle administratif sur l’éducation a des limites : les conseils de notables villageois ont leur mot à dire sur les maximes à promouvoir ou sur les candidats à présenter198. Le recrutement des fonctionnaires se fait par concours durant lesquels les candidats doivent analyser des classiques, composer des poèmes, rédiger des textes administratifs et des dissertations. L’examen préparatoire annuel (khảo khóa) conduit à l’examen triennal (tỉnh hạch) dans les chefs-lieux de province, lequel mène au Concours de province (thi Hương) couronné des titres de Bachelier (tú tài) et de Licencié (cử nhân). Bacheliers et Licenciés peuvent passer le Concours de la capitale (thi

Hội) pour devenir Docteur (tiến sỹ) ou Docteur adjoint (phó bảng) et tenter enfin le Concours

du Palais (thi Đình). Les trois premiers Docteurs accèdent à des postes prestigieux et leur « retour glorieux » au pays natal donne lieu à un défilé. Devenir mandarin, lettré ou notable procure richesse, prestige et honneurs qui rejaillissent sur la famille et sur le village natal199.

On estime à 100.000 au moins le nombre de lettrés vers 1880200. Luro note qu’il y a un maître d’école dans chaque village201, ce que confirme Lanessan qui ajoute que « les

Annamites incapables de lire et d’écrire les caractères nécessaires aux comptes journaliers et aux actes publics sont extrêmement rares »202. En 1938, une enquête dans deux villages du Centre montre que près d’un tiers des hommes de plus de 50 ans (mais aucune femme de cette classe d’âge) connaît les caractères chinois203. Si l’on ne peut affirmer comme le philosophe Trần Đức Thảo204

que « le Vietnam, avant la conquête, n’avait pratiquement pas

198

C’est ce qu’exprime le dicton vietnamien Phép vua thua lệ làng : la loi de l’empereur s’arrête aux portes du village.

199

Yoshiharu TSUBOI, L’empire vietnamien face à la France et à la Chine, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 188. HUỲNH KHẮC DỤNG, « L’enseignement dans l’ancien Vietnam », France-Asie, no 77, 1952, p. 763.

200

Pascale BEZANÇON, Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), op. cit., p. 28.

201

Éliacin LURO, « Cours d’administration annamite par M. Luro »,, 1875, p. 741.

202

Jean-Louis de LANESSAN, L’Indo-Chine française: étude politique, économique et administrative sur la

Cochinchine, le Cambdoge, l’Annam et le Tonkin, Paris, Félix Alcan, 1889, p. 230.

203

TRỊNH VĂN THẢO, L’école française en Indochine, op. cit., p. 35‑38.

204

d’illettrés »205

, l’alphabétisation masculine semble avoir été courante, et complétée par une éducation informelle basée sur les traditions orales, les chants, les récits et les poèmes206.

L’éducation traditionnelle est relativement ouverte socialement. Des associations villageoises financent parfois l’éducation d’élèves pauvres. L’éducation est donc un facteur de mobilité sociale, et peut permettre à des Vietnamiens modestes d’accéder à un meilleur statut. Mais cette ouverture a des limites, l’idéologie et les institutions confucéennes tendant à promouvoir et à reproduire des hiérarchies basées sur le pouvoir, la richesse et le statut207. Seules les familles riches peuvent s’offrir des précepteurs208. Les filles sont exclues, la tradition confucéenne ne leur accordant que les savoirs liés aux « quatre vertus » : travail domestique, beauté, politesse et bonne conduite (công, dung, ngôn, hạnh). Les minorités non confucéennes ne sont pas concernées. Ces discriminations, auxquelles s’ajoute la difficulté des caractères chinois, empêchent une grande partie de la population d’accéder à l’éducation.

Au XIXe siècle, les faiblesses de cette méritocratie deviennent apparentes209. Les derniers empereurs peinent à recruter des fonctionnaires compétents et honnêtes. La connaissance des classiques chinois ne prépare pas à affronter un Occident en pleine révolution technique, idéologique et scientifique. L’éducation traditionnelle perd du terrain, victime de son inadaptation, des critiques des modernistes et de la volonté des colonisateurs. Il reste que l’éducation traditionnelle reste longtemps la voie d’accès aux honneurs et au pouvoir, et les Vietnamiens en ont gardé un respect profond pour l’enseignement, vecteur de savoir et de promotion sociale. Ce socle culturel est à la fois une bénédiction et un souci pour les colonisateurs français et plus tard pour les Américains : une bénédiction, car ils trouvent un peuple convaincu de l’utilité de l’éducation ; un souci, car les Vietnamiens ont sur l’éducation et ses fonctions sociales des attentes qui ne sont pas forcément celles des Occidentaux.