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L’invention transnationale d’une catégorie d’intervention publique : l’étudiant étranger

La fabrique transnationale d’une politique de renommée

II. MANIFESTATIONS UNIVERSITAIRES ET CONGRÈS INTERNATIONAUX DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR : AU CŒUR DE LA TOILE UNIVERSITAIRE

2.3. L’invention transnationale d’une catégorie d’intervention publique : l’étudiant étranger

A) Le grand absent des premiers débats réformateurs (années 1870-1880)

Quand la IIIe République s’installe, les cadres juridiques relatifs à l’accueil universitaire des étudiants étrangers en France sont déjà vieux d’une trentaine d’années. D’abord élaborée sous l’Empire, puis sous la Restauration, autour de la question de l’accès des étrangers aux études et aux professions médicales680 – principalement en raison du poids que représentait alors la « corporation médicale » à la fois dans les facultés et dans les sphères du pouvoir681 –,

679 Décret du 21 juillet 1897 relatif au régime scolaire et disciplinaire des universités, Journal Officiel, 25 juillet 1897 (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État, tome 97, Paris, Larose, 1897, p. 362).

680 Pierre Moulinier, La Naissance de l’étudiant moderne (XIXe siècle), Paris, Belin, 2002, p. 49-50.

681 Cf. notamment Jacques Léonard, « Les études médicales en France entre 1815 et 1848 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°13, 1966, p. 87-94 ; La Médecine entre les savoirs et les pouvoirs : histoire intellectuelle et politique de la médecine française au XIXe siècle, Paris, Aubier 1981, 384 p. ; Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814-1851), Paris, A. Colin, 1991, 435 p. ; Florent Palluault, « Les Étudiants en médecine en Angleterre et en France (1815-1858). Étude comparative », PhD en Philosophie, Université d’Oxford, 2003 ; Pierre Moulinier, « Les docteurs en médecine étrangers reçus à Paris au XIXe siècle », Les Cahiers du GERME, n°26, décembre 2006 ; « "Nous étudiants" : naissance d’une identité corporative au XIXe siècle », dans Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon et Robi Morder (dir.), Cent ans de mouvements étudiants, Paris, Syllepse, 2007, p. 21-29.

148 la jurisprudence s’est enrichie au cours du XIXe siècle de dispositifs généraux qui demeurent d’actualité tout au long des deux premières décennies de la IIIe République (Fig.2.5.).

Fig.2.5. – Les fondements juridiques

de l’accueil universitaire des étudiants étrangers en France avant 1870682

19 ventôse an XI Loi relative à l’exercice de la médecine (art. 4)

2 février 1823 Ordonnance portant réorganisation de la faculté de médecine de Paris (art. 31)

8 septembre 1827 Arrêté relatif aux médecins reçus dans les universités étrangères

4 août 1829 Arrêté concernant les étrangers qui désirent suivre les cours de la faculté de droit de Strasbourg

4 décembre 1832 Arrêté relatif aux réfugiés polonais, italiens et autres qui désirent suivre les cours de la faculté de médecine

de Montpellier

20 juin 1834 Décision relative aux études médicales faites dans les universités étrangères

18 octobre 1834 Arrêté concernant les médecins étrangers qui sollicitent l’autorisation d’exercer la médecine en France

21 octobre 1834 Arrêté portant que les études médicales faites dans les universités étrangères seront complétées

intégralement devant la faculté de médecine de Strasbourg

3 novembre 1835 Décision relative aux équivalences de grade

24 juillet 1840 Arrêté relatif aux étrangers qui désirent suivre les cours des facultés

25 juin 1841 Arrêté concernant les étrangers qui désirent suivre les cours des facultés

15 mars 1850 Loi relative à l’enseignement (art. 78)

5 décembre 1850 Décret qui détermine les conditions auxquelles les étrangers peuvent être admis à enseigner en France

22 août 1854 Décret sur le régime financier des établissements d’enseignement supérieur (art. 5)

4 août 1857 Décret qui institue une Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie à Alger (art. 9)

23 novembre 1857 Arrêté concernant les élèves de l’Ecole de médecine et de chirurgie de Bucarest

13 août 1864 Décision impériale concernant les étudiants polonais

27 janvier 1865 Décret portant admission des étrangers israélites à l’Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie d’Alger

Les règles de cet accueil résident alors dans l’obligation, faite depuis le 9 août 1836 à l’ensemble des étudiants – qu’ils soient français ou étrangers –, de justifier du diplôme de bachelier pour une première inscription en faculté683 et plus particulièrement du baccalauréat ès sciences pour l’inscription en médecine, ainsi que dans la nécessité, établie depuis le 24 juillet 1840 pour les étrangers non-bacheliers, de produire les certificats exigés d’eux pour l’accès à des études supérieures dans leur pays d’origine afin d’en obtenir une équivalence française684. Ce processus de reconnaissance d’équivalence, dont les principes ont été fixés le 25 juin 1841685, est cependant long et coûteux : d’abord soumise à l’avis de la faculté concernée, la demande d’équivalence de l’étudiant étranger est ensuite transmise au rectorat, qui choisit de l’appuyer ou non, puis transférée au Comité consultatif de l’enseignement supérieur, lequel procède, par souci de cohérence nationale, à l’instruction des dossiers de chaque étudiant étranger, avant que n’intervienne la décision finale du ministre de l’Instruction publique686. Ces cadres juridiques sont évidemment lourds à mettre en

682 D’après : A. de Beauchamp, Recueil des lois et règlements sur l’enseignement supérieur, tome 4 (1884- 1889) et Tables (1789-1889), Paris, Delamain Frères, 1889.

683 Ordonnance royale, MIP, 9 août 1836 (art. 1).

684 « Arrêté relatif aux étrangers qui désirent suivre les cours des facultés », MIP, 24 juillet 1840. 685 « Arrêté concernant les étrangers qui désirent suivre les cours des facultés », MIP, 25 juin 1841.

686 Ce n’est donc pas, comme l’écrit Caroline Barrera, « la faculté qui donne individuellement l’équivalence des diplômes » (Étudiants d’ailleurs. Histoire des étudiants étrangers, coloniaux et français de l’étranger de la Faculté de droit de Toulouse, XIXe siècle-1944, Albi, Presses du Centre universitaire Champollion, 2007, p. 56).

149 application, d’autant que l’arrêté du 25 juin 1841 contraint le Comité consultatif à « statue[r] immédiatement » sur chaque dossier d’équivalence soumis à son examen687, ce qui suppose un risque potentiel soit de flux tendu soit d’encombrement. Ces différentes étapes sont rarement franchies avec rapidité – « plusieurs mois s’écoulent souvent entre la pétition du candidat et la réponse ministérielle », relèvera-t-on dans les années 1890688 – et nécessitent que l’étudiant étranger s’acquitte de frais d’équivalence élevés, un arrêté du 22 août 1854 ayant rendu cette procédure payante689.

Au début des années 1870, toutefois, nul ne songe à revenir sur ces procédures pourtant préjudiciables à l’attractivité hexagonale – le professeur Claude Bufnoir déplorera encore au milieu des années 1880 que la France soit « le seul pays [d’Europe] où des conditions fiscales [sont] imposées pour la délivrance des certificats d’équivalence »690. Quant aux possibilités de carrière pour les diplômés étrangers au sein de l’Université, elles restent les mêmes qu’auparavant, c’est-à-dire limitées à l’enseignement libre et dans les conditions prévues pour le primaire et le secondaire par l’article 78 de la Loi Falloux du 18 mars 1850691, dispositions étendues à l’enseignement supérieur libre par l’article 9 de la Loi Wallon du 12 juillet 1875692. De « sages » dispositions, à en croire le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, Édouard Laboulaye, en 1873 :

« Quant aux étrangers, nous n’entendons point les exclure de l’enseignement. La France leur a toujours été hospitalière ; souvent même elle a eu pour eux plus de faiblesse que pour ses propres enfants. Il est bon, d’ailleurs, qu’on nous apporte du dehors les découvertes récentes, les méthodes nouvelles ; la science est de tous les pays. En outre, des étrangers sont plus à même que les Français de nous faire connaître la langue, la littérature, les institutions de leur patrie. Mais nous avons cru qu’il était bon de

687 « Arrêté concernant les étrangers qui désirent suivre les cours des facultés », MIP, 25 juin 1841.

688 Exupère Caillemer, « De l’équivalence des études et des grades dans les universités françaises et étrangères. Rapport préliminaire », Congrès international de l’enseignement supérieur, Lyon, op. cit., p. 181.

689 « Les gradués des universités étrangères ne peuvent jouir des bénéfices de la décision, sans avoir acquitté intégralement, au compte du service spécial des établissement d’enseignement supérieur, les frais d’inscription, d’examen, de certificat d’aptitude et de diplôme qu’auraient payés les nationaux » (article 5 du « Décret impérial relatif aux établissements publics d’enseignement supérieur et aux rétributions exigibles pour la collation des grades », 22 août 1854).

690 Congrès international de l’enseignement supérieur…, p. 29.

691 « Les étrangers peuvent être autorisés à ouvrir ou diriger des établissements d’instruction primaire ou secondaire, aux conditions déterminées par un règlement délibéré en Conseil supérieur » (article 78 de la loi du 15 mars 1850 relative à l’enseignement). Les modalités de mise en œuvre de l’article 78 ont été ensuite définies par décret, le 5 décembre 1850.

692 « Les étrangers pourront être autorisés à ouvrir des cours ou à diriger des établissements libres d’enseignement supérieur dans les conditions prescrites par l’article 78 de la loi du 15 mars 1850 » (article 9 de la loi du 12 juillet 1875 relative à la liberté de l’enseignement supérieur). C’est le décret du 25 janvier 1876 qui en fixe les modalités d’exécution : « En exécution de l’article 9 de la loi du 12 juillet 1875, le décret du 5 décembre 1850, relatif aux conditions imposées aux étrangers pour être admis à enseigner dans les écoles d’enseignement primaire et secondaire, est applicable aux cours et établissements libres d’enseignement supérieur » (« Décret portant règlement d’administration publique pour l’exécution de la loi du 12 juillet 1875 relative à la liberté de l’enseignement supérieur », article 8, 25 janvier 1876).

150 soumettre les étrangers à l’autorisation du gouvernmeent, suivant les prescriptions de l’article 78 de la loi du 15 mars 1850, prescriptions sages et contre lesquelles nous ne sachons pas qu’on ait réclamé »693. Au regard des statistiques universitaires disponibles pour les années 1870, il n’est pas étonnant qu’en matière d’accueil des étudiants étrangers la République renaissante s’inscrive ainsi dans la continuité des régimes qui l’ont précédée, de la Monarchie de Juillet au Second Empire, et que le sujet n’attire guère de prime abord l’ambition réformatrice des responsables tertio-républicains. Sur une population totale évaluée en France à 9 522 étudiants par Louis Liard pour l’année 1868-1869, on ne compte alors en effet que 500 étudiants étrangers (soit 5% de l’ensemble)694. À titre d’exemple, La Gazette médicale de Paris note en janvier 1870 que « la faculté [de médecine] de Paris ne compte pas plus de 2 500 à 2 800 élèves en cours d’études réguliers. Les étrangers figurent dans ce nombre pour 90 : c’est bien peu, comme on voit, surtout quand on songe qu’il y a vingt ans on comptait 4 à 500 étudiants étrangers à l’École de médecine de Paris »695.

Cette faiblesse des contingents d’étudiants étrangers peut expliquer pour partie qu’on ne songe guère, au cours des années 1870, à modifier la politique d’accueil qui leur est destinée, les cadres juridiques existants étant jugés suffisants – et le risque d’encombrement, évoqué plus haut pour les demandes d’équivalences, restant limité au regard de cette démographie de basse intensité696.

Mais les chiffres n’expliquent pas tout. Si l’accueil des étudiants étrangers en France ne fait pas l’objet de réflexions particulières ni de propositions d’évolution, c’est aussi, pensons- nous, parce que cet aspect n’est alors guère envisagé comme un levier d’action possible pour accroître le « rayonnement intellectuel » français. La présence d’étudiants étrangers en France n’est perçue, dans les années 1870, que comme une conséquence de ce « rayonnement », rien qu’un indice permettant d’en évaluer la puissance, un « témoignage », écrira Louis Liard, du

693 Edouard Laboulaye, « Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. le comte Jaubert relative à la liberté de l’enseignement supérieur », Paris, Assemblée nationale, 1873.

694 Louis Liard, Universités et facultés, Paris, A. Colin, 1890, p. 61 et p. 67.

695 « Statistique médicale professionnelle : les facultés et le corps médical en 1847 et 1866 », La Gazette médicale de Paris, 41e année, 3e série, Tome 24, n°4, 22 janvier 1870, p. 50.

696 Les dossiers des équivalences de grades sont conservés pour la période 1855-1890 aux archives nationales sous les cotes F17 6571 à 6634. Ces dossiers contiennent de nombreuses données qui, faute de statistiques fiables pour la période avant 1890, pourraient donner lieu à une belle étude d’histoire sociale des étudiants étrangers en France au XIXe siècle (les dossiers mentionnent en effet pour chaque équivalence obtenue l’âge de l’étudiant, son pays d’origine, son niveau d’étude à l’étranger et celui obtenu en France dans le cadre de l’équivalence, la discipline d’étude choisie, le lieu de résidence en France, parfois les motivations du candidat et les appuis dont il peut bénéficier). La consultation de ce fonds s’est toutefois avérée décevante pour dresser quelques statistiques relatives à la procédure d’équivalence elle-même : d’une part, parce que ne sont conservées dans ce fonds que les demandes ayant abouties, ce qui interdit de rapporter le nombre de ces concessions d’équivalence au nombre de demandes formulées ; d’autre part, parce que plusieurs cartons d’archives sont manquants (notamment F17 6625 à 6630), ce qui empêche de mener une étude sérielle complète sur la période considérée.

151 « renom […] [de] notre enseignement supérieur »697, du « progrès qu’a fait la réputation de la France scientifique dans l’estime du monde »698. Aux yeux des contemporains, comme nous l’avons déjà évoqué, ce qui fonde l’influence de la science et de la culture d’une nation, ce sont ses structures d’enseignement et de recherche. Et c’est par la réforme de ces dernières, jugées à bout de souffle, une réforme visant à renforcer le potentiel universitaire et scientifique français – approche qui ne recouvre donc pas d’actions spécifiques à destination des étudiants étrangers – que les premiers décideurs républicains, à l’imitation d’ailleurs de leurs prédécesseurs, entendent redorer le blason de la science française et par-là même inciter « les pèlerins de la science »699 à (re)fréquenter les bancs des facultés hexagonales. « La loi nouvelle sur la liberté de l’enseignement supérieur peut ramener dans nos écoles cette foule d’étudiants étrangers qui s’y pressaient au Moyen-âge »700, écrit en 1870 Guillaume Heinrich, doyen de la faculté des lettres de Lyon et professeur de littérature étrangère, qui, quatre ans plus tôt, prophétisait déjà dans le même sens : « Qu’on sache en Europe que nos cours peuvent atteindre les mêmes résultats pratiques que ceux des universités allemandes, et je vous prédis qu’on verra se reformer au pied de nos chaires ces nations d’étudiants étrangers si célèbres dans l’histoire de la vieille université de Paris »701.

Bien qu’évoquée à l’occasion dans les débats parlementaires, les rapports administratifs et les publications universitaires des milieux réformateurs qui constituent notre corpus d’étude – textes produits par la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur, Revue

internationale de l’enseignement, etc. –, la présence d’étudiants étrangers dans les facultés

françaises n’y est donc jamais abordée que sous l’angle – positif ou négatif – du constat, sans jamais « faire question », c’est-à-dire sans jamais être pensée comme un terrain de réforme à investir dans le cadre du renouveau de la politique de « rayonnement intellectuel » français. Ce n’est pas la préoccupation de l’heure.

Ce défaut d’intérêt peut être observé à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où l’expérience d’ouverture de l’institution à des étudiants étrangers, initiée pour la première fois avec force-innovation par Victor Duruy à la fin du Second Empire, vivote tant bien que mal une décennie durant à partir du changement de régime, menaçant même de s’éteindre au début des années 1880, faute d’un volontarisme approprié de la part des républicains.

697 Louis Liard, L’Enseignement supérieur en France (1789-1893), Paris, A. Colin, 1894, p. 380. 698 Alfred Rambaud, JO, CDD, Débats, séance du 9 juin 1896, p. 898.

699 Alexandre Germain, Les Pèlerins de la science à Montpellier, Montpellier, Boehm et fils, 1879, 23 p. 700 « Les facultés de l’État et la liberté de l’enseignement supérieur », Le Correspondant, tome 81, 6e livraison, 25 mars 1870, p. 1081.

701 Cité dans : « L’enseignement supérieur français et l’enseignement supérieur allemand », Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger, 3e année, n°25, 19 mai 1866, p. 413.

152

 LA LENTE OUVERTURE DE L’ÉCOLE NORMALE AUX ETUDIANTS ETRANGERS

Depuis le milieu du XIXe siècle, plusieurs demandes d’admission d’étudiants étrangers à l’École normale supérieure ont été formulées par des gouvernements étrangers, à l’exemple du Grand-Duché du Luxembourg en 1850, ou du gouvernement roumain en 1861. Dérogeant au principe de l’accès à la rue d’Ulm par la voie du concours, ces demandes ont cependant chaque fois été rejetées. « Il est de l’intérêt de notre enseignement », lit-on en mai 1861 sous la plume du directeur de l’École, Désiré Nisard, « que nous lui conservions son caractère d’enseignement intérieur s’adressant exclusivement à nos élèves »702.

En 1867, le ministre Victor Duruy force cependant le destin, dans le cadre de sa politique d’expansion intellectuelle : d’accord avec le prince de Roumanie, et « malgré les objections et le formalisme de ses services »703, il impose à la direction de l’École – où Francisque Bouillier vient juste de remplacer Nisard – l’admission de deux étudiants roumains, Constantin Climesco et P. Vargoliciu, arguant que les deux étudiants « retourneront bientôt dans leur pays pour y porter nos méthodes, nos connaissances, au grand profit de l’influence française en Orient »704. Deux ans plus tard, en 1869, Victor Duruy négocie avec le gouvernement luxembourgeois un accord pérenne qui prévoit cette fois l’envoi régulier, chaque année, d’un étudiant du Grand-Duché à l’École normale. Gustave Zahn, Martin d’Huart, Jules Keiffer et Jos Bielecki sont les quatre étudiants luxembourgeois bénéficiaires de ce régime d’exception.

La chute du Second Empire et l’avènement de la IIIe République changent la donne. Les deux étudiants roumains ayant quitté l’ENS quand commence la guerre de 1870, l’accord de principe négocié par Victor Duruy devient caduque. Il faudra attendre vingt-deux ans pour qu’un étudiant roumain franchisse à nouveau les portes de la rue d’Ulm. Une situation d’attente similaire, d’une durée de douze ans, touche l’accord avec le Luxembourg. La nouvelle direction de l’ENS, d’Ernest Bersot à Fustel de Coulanges, ne se montre guère favorable à la reprise de ces accords, pas plus que d’une ouverture à d’autres nationalités. En 1880, la possibilité de faire une place à un étudiant grec, à la demande de son gouvernement, n’aboutit pas. « Il n’est pas sans inconvénient d’admettre parmi nous sans concours des jeunes gens qui sont trop inférieurs à nos élèves. C’est une faveur que je ne propose pas d’étendre », écrit en avril 1880 Fustel de Coulanges à ses autorités de tutelle705. Et au cas où des étrangers

702 « Note sur les étrangers admis à l’école d’après les dossiers du ministère », s. d. (AN, 61AJ 193). 703 Ibid.

704 Ibid.

153 souhaiteraient se soumettre au concours – comme s’y sont employés avec succès seulement deux étudiants : Othon Riemann en 1871, et Henri Bergson en 1878, quoique sans qu’ils aient pu bénéficier, faute d’avoir la nationalité française, du statut complet d’élève –, Fustel de Coulanges d’émettre malgré tout des réserves : si un étranger « entre à l’École, ce sera à la place d’un Français. C’est un sacrifice que je n’oserais vous proposer que dans le cas où le candidat montrerait dans le concours un mérite tout-à-fait exceptionnel »706. Les ministres républicains qui se succèdent à la tête de la rue de Grenelle, à la différence de Duruy, n’y insistent pas. Ce n’est plus une question qui saurait faire débat.

B) Le tournant des années 1890 ou l’irruption du national

Tout change dix ans plus tard. Plusieurs facteurs de nature inter-nationale fondent alors une prise de conscience de ce que l’étudiant étranger doit représenter désormais une catégorie digne d’une intervention spécifique de la part de la puissance publique, parmi lesquels les fêtes universitaires de 1889, à l’occasion du Congrès international de l’enseignement supérieur, et la création de comités universitaires binationaux, au milieu des années 1890.

 LES FÊTES UNIVERSITAIRES DE 1889

On a déjà évoqué plus haut la mise en scène déployée en août 1889 pour représenter la science française aux yeux des étrangers invités à la cérémonie d’inauguration de la nouvelle Sorbonne. Si les organisateurs français occupent bien visiblement l’estrade et les premiers rangs de l’amphithéâtre, des dizaines d’étudiants étrangers sont également présents tout autour, vêtus de leurs habits d’apparat, oriflammes dressés vers les toits de ce nouveau temple du savoir, et même rassemblés en haie d’honneur pour l’entrée du président de la République, Sadi Carnot. Un témoin relate la scène :

« L’estrade, ornée à droite et à gauche d’un simple trophée de drapeaux, porte 112 fauteuils. Par terre, s’étend dans l’hémicycle un grand tapis rouge. Autour de l’hémicycle s’élèvent des tribunes, semblables à un groupe de ruches. Entre les tribunes sont assises des statues en pierre blanche, Robert de Sorbon et Richelieu, Pascal et Descartes, Rollin et Lavoisier, qui, dans l’attitude grave de la méditation, ou dans la pose familière de l’invention, assistent à cette grande fête. Au pied de chaque statue, les étudiants en costume tiennent leurs bannières. Les étudiants hellènes ont la bannière rayée, bleue et