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La diversification des systèmes d’allocation de ressources pour le séjour à l’étranger « Ce n’est pas sans hésitation, parfois, que ces jeunes gens se

Le tournant républicain (années 1870 années 1880)

I. ENTRE SCIENTIFISATION ET DÉMOCRATISATION : LES MUTATIONS DE LA MOBILITÉ SAVANTE À L’ÉTRANGER

1.2. La diversification des systèmes d’allocation de ressources pour le séjour à l’étranger « Ce n’est pas sans hésitation, parfois, que ces jeunes gens se

mettent en route. Les Français sont si casaniers ! La plupart d’entre eux n’ont jamais quitté leur province, voire même leur ville natale. Et les voilà jetés brusquement dans un autre pays où le genre de vie, les habitudes, les mœurs diffèrent complètement de ce qu’ils ont vu jusqu’ici, au milieu de gens dont ils commencent à peine à parler la langue, et qu’ils ne comprennent pas du tout ! Tout est nouveau pour le jeune boursier : le pays, les habitants, la langue, la manière de vivre, la cuisine, et même l’accueil qu’il trouve dans la maison où il est placé. Celui qui est envoyé en Allemagne connaît l’histoire d’hier, et ce n’est pas sans une certaine inquiétude, bien naturelle d’ailleurs, qu’il entreprend le voyage chez nos adversaires de 1870 »354.

Entre le début des années 1870 et 1914, plusieurs types de bourses, financées par des fonds publics ou privés, et destinées à favoriser la mobilité internationale des étudiants et des enseignants français voient le jour. L’objectif affiché est double : former à l’international une nouvelle élite républicaine distinguée pour ses mérites académiques, en démocratisant une pratique sociale aristocratique (celle du Grand Tour) ; retirer de ces voyages à l’étranger des observations utiles pour les réformes en cours des institutions scolaires et universitaires.

353 Christophe Charle, « Des sciences pour un empire culturel… », op. cit., p. 90.

354 Guillaume Jost, « Un voyage en Allemagne », Revue pédagogique, n°3, Nouvelle série, Tome XXIV, 15 mars 1894, p. 194.

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A) La voie historique : les missions scientifiques et littéraires

La première institution à faire l’objet d’une telle redéfinition est le service des missions du ministère de l’Instruction publique. Créé en 1842 par la Monarchie de Juillet, ce service d’allocation de ressources pour le financement de la mobilité savante à l’étranger fait l’objet d’une profonde réforme à partir de 1873-1874. À la logique de l’attribution arbitraire de missions au gré des capacités d’entregent des demandeurs succède une volonté publique de scientifisation et de méritocratisation du mécanisme, dont le député Edouard Charton se fait le porte-parole au Parlement, lors de la refonte du système :

« Il faut bien le dire, des missions ont été quelquefois données un peu au hasard, à l’aventure, sans plan, sans programme, selon les rencontres, et sur des recommandations qui, si honorables qu’elles fussent, ont pu ne pas toujours offrir toutes les garanties désirables. Les recommandations sont souvent des complaisances ; nous en savons, par malheur, quelque chose. [...] Comment composer une commission des missions scientifiques ? Quels seront ses travaux ? À l’égard de la composition, rien de plus facile. Cette commission ne devrait pas être composée de simples amateurs – les amateurs sont souvent très embarrassants pour les administrations –, mais on en trouverait les éléments, en abondance, dans nos corps savants, à l’Institut, à l’Académie des sciences, à l’Académie des inscriptions et belles- lettres, et peut-être aussi au sein de notre modeste et laborieuse Société de géographie de Paris. [...] En ce qui concerne les travaux qui lui seraient confiés, [...] la commission aurait tout d’abord à se faire un programme, à rechercher quelles sont les missions scientifiques, littéraires ou géographiques les plus utiles. [...] [Elle] aurait ensuite à rechercher quels sont les hommes les plus aptes, les mieux préparés à remplir ces missions. Elle devrait appeler surtout de jeunes et vaillants esprits, animés de généreuse ardeur, d’amour pour la science, de dévouement pour le pays ; il n’en manque pas en France. Mais beaucoup de ces jeunes gens, laborieux et modestes, sont inconnus des ministres. Ils n’ont personne qui ait souci de les recommander, ou peut-être ils sont trop fiers pour se mettre en quête de protection ; mais ils sont connus de leurs anciens maîtres, de quelques savants, et la commission pourrait, à l’aide de ses rapports nombreux avec les corps scientifiques, les découvrir quand elle le voudrait »355.

Par arrêté du ministre de l’Instruction publique du 6 janvier 1874, une Commission des missions scientifiques et littéraires est donc créée dans ce but, au sein de laquelle les grands corps savants traditionnels sont représentés, actant une première rupture. Comme l’a bien montré Jean-Christophe Bourquin dans sa thèse, par une analyse factorielle du champ des chargés de mission entre les années 1840 et 1914, une mutation s’opère dès lors peu à peu dans le choix des candidats au départ356. Une première période, qui court des années 1870 aux années 1890, consacre tout d’abord le principe selon lequel l’attribution des missions doit se faire en fonction de leur intérêt scientifique et de la compétence reconnue des candidats, attestée par des titres scientifiques et universitaires – ces deux impératifs ne se recoupant cependant pas encore nécessairement, certaines missions jugées utiles pouvant encore être confiées à des candidats non universitaires. À partir des années 1890 en revanche, s’ouvre une nouvelle période au cours de laquelle les universitaires – normaliens, agrégés, professeurs de

355 JO, Assemblée nationale, 16 décembre 1873, p. 7810.

356 Nous nous contenterons ici d’en résumer l’idée-maîtresse, dans le droit fil de notre démonstration. Pour le détail des résultats de cette analyse, cf. Jean-Christophe Bourquin, op. cit., p. 296-312.

77 faculté de Paris et de province – sont de plus en plus nombreux à bénéficier du système, reflet de l’universitarisation en cours du champ scientifique357.

B) La multiplication des bourses académiques pour l’étranger

Au-delà des financements attribués par la Commission, d’autres bourses se développent, davantage en lien avec les débats qui, après la guerre de 1870, ont ressurgi en France autour de l’enseignement des langues vivantes : l’instauration des bourses de voyage et de séjour, que ce soit celles de l’enseignement supérieur en 1873 ou celles des écoles normales primaires en 1883, intervient sous des ministères républicains (Simon, Ferry) connus pour leur soutien au développement des langues vivantes358, le séjour à l’étranger étant perçu par eux comme utile à la formation des professeurs de langues et, au-delà, comme une formation académique en soi. Autrefois privilège et touristique, le séjour à l’étranger se veut désormais, non seulement démocratique, mais animé d’une dimension pédagogique, comme l’écrit Michel Bréal, en 1886 :

« C’est une chose bien connue que, pour se rendre maître d’une langue étrangère, il n’est rien de tel que d’aller dans le pays. Mais dans quelles conditions ? […] Si vous allez en Allemagne avec l’intention vague et générale d’apprendre l’allemand, si vous y allez en touriste, si vous y restez pour ainsi dire en l’air, vous risquez de faire votre voyage sans en rapporter autre chose que quelques bribes de mots ramassés sur les cartes des restaurants. Vous aurez beau vous mêler à la foule : les conversations que vous entendrez vous feront le même effet que le bruit de la mer, ou que le bourdonnement d’une ville entendu du haut d’un clocher. Mais si vous allez en Allemagne pour y être assujetti à une occupation régulière et obligatoire, si vous y êtes attaché à une tâche quotidienne – écolier, commis, étudiant, ouvrier, artiste, expéditionnaire – vous apprendrez l’allemand »359.

Purs produits du champ réformateur, où en matière d’enseignement on s’inspire pour beaucoup de l’étranger, la création de ces bourses part d’ailleurs à l’origine d’une volonté d’aligner la France sur ses voisins européens, en particulier sur l’Allemagne, où les élites françaises croient déceler une pratique de la mobilité internationale plus développée, et à imiter : « Si nos voisins savent mieux le français que nous l’allemand », écrit en 1886 l’inspecteur de l’enseignement Guillaume Jost, « cela ne veut pas dire que notre langue soit mieux enseignée dans les gymnases et les Realschulen que la leur dans nos lycées et nos écoles supérieures : cela provient surtout de ce que l’Allemand croit n’avoir pas achevé ses

357 Voir également Pascal Riviale, Un siècle d’archéologie..., op. cit., p. 45 et suivantes.

358 Cf. Jacques Brethomé, La langue de l’autre. Histoire des professeurs d’allemand des lycées (1850-1880), Grenoble, Ellug, 2004, p. 56-67.

359 Michel Bréal, « Comment on apprend les langues étrangères », Revue internationale de l’enseignement, tome XI, 1886, p. 237-238.

78 études s’il ne les termine par un séjour, ne fût-ce que d’un semestre, dans un pays de langue française »360.

 LES BOURSES DE VOYAGE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

Les premières à être officiellement instituées sont les « bourses de voyage » créées en 1873 par le ministre de l’Instruction publique Jules Simon, qui a obtenu l’année précédente de l’Assemblée nationale le vote d’un nouveau crédit de 12 000 francs, inscrit au budget de son ministère, pour l’attribution tous les deux ans de six bourses de voyage de l’enseignement supérieur, d’un montant de 2 000 francs chacune, à allouer à « trois jeunes docteurs en droit et trois jeunes docteurs en médecine, […] [pour] compléter leurs études en Allemagne et en Angleterre »361. Il s’agit d’élargir les possibilités de financement de la mobilité internationale à d’autres disciplines que les lettres et les sciences, « déjà pourvues de missions fréquentes sur le crédit spécial porté [au] budget » de la rue de Grenelle, et de s’ouvrir à un autre vivier que celui des anciens élèves de l’École normale supérieure, l’École française d’Athènes étant alors perçue comme leur offrant déjà « une issue suffisante »362. Une décision qui semble inspirée d’exemples étrangers : la Belgique notamment, que les Français observent363, attribue chaque année sur concours, depuis 1835, six bourses de voyage à des docteurs d’université (deux en droit ou en lettres, quatre en sciences ou en médecine) pour des séjours de deux ans ; en 1871, le nombre de bourses et leur montant a même été doublé, tandis qu’on réfléchit à améliorer les dispositifs existants, « les initiatives en faveur des études à l’étranger conn[aissant] un énorme succès » en Belgique à partir des années 1870364.

La démocratisation sociale de l’accès à la mobilité internationale est également dans l’esprit de Jules Simon :

« Les sciences de faits, l’histoire naturelle, la géographie, s’apprennent par les yeux. Montaigne ne se contentait pas de promenades pour son élève ; il voulait de vrais voyages, c’est aussi l’avis de Locke ; mais ils écrivaient pour des gentilshommes, et l’éducation n’était pas, de leur temps, gouvernée et tyrannisée par le programme. J’ai senti comme eux la nécessité des voyages, et n’ayant pas à m’occuper des gentilshommes, j’ai pensé à mes protégés naturels, c’est-à-dire aux pauvres. L’Assemblée a bien voulu m’aider à fonder des bourses de voyage, qui pourront devenir un grand moyen d’émulation et une grande source d’instruction »365.

360 Guillaume Jost, « Les bourses de séjour à l’étranger », Revue pédagogique, tome VIII, janvier-juin 1886, p. 143.

361 « Note pour le ministre », Direction de l’enseignement supérieur, 4 juin 1873 (AN, F1713747). 362 Ibid.

363 « M. Jules Simon a soumis à l’Assemblée nationale un projet de loi introduisant chez nous ces bourses de voyages qui existent depuis longtemps chez tous nos voisins », signale ainsi La Revue scientifique de la France et de l’étranger (n°28, 6 janvier 1872, p. 668) à l’occasion d’une brève intitulée « Universités belges ».

364 Pieter Dhondt, Un double compromis. Enjeux et débats relatifs à l’enseignement universitaire en Belgique au XIXe siècle, Gent, Academia Press, 2011, p 249 ; « Belgische Studenten an der Berliner Universität zwischen 1831 und 1914 », Jahrbuch für Universitätsgeschichte, n°12, 2011.

79 Souci méritocratique oblige, un concours organisé par « les facultés compétentes » est même prévu à l’origine, mais qui ne sera jamais organisé, faute de financements. « Comment pourrions-nous établir un concours pour les missions dont il s’agit ? », lit-on ainsi dans une note de la Direction de l’enseignement supérieur dès 1873 : « ce concours entraînerait des dépenses qui n’ont pas été prévues »366. Dans les faits, la logique du boursier sélectionné sur concours est vite remplacée par celle du boursier coopté « s’étant particulièrement distingué dans les concours »367, une logique à rebours du vœu initial, profitant non plus à des docteurs mais aux élèves des grandes écoles, en particulier de l’École normale supérieure, littéraires pour la plupart, et en partance pour d’autres destinations que l’Angleterre ou l’Allemagne. À l’occasion de son discours pour la rentrée 1872, le directeur de l’École, Ernest Bersot, ne s’y trompe d’ailleurs pas :

« Nous avons accueilli avec un grand contentement l’institution des bourses de voyage, comme un désirable supplément à l’École française d’Athènes. L’éducation libérale de notre École excite dans les esprits une vive ardeur d’apprendre : ils sont heureux qu’on leur ouvre le monde. Ils vont donc voyager, ils vont se mettre en route dans toutes les directions et visiter les vivants et les morts. Ulysse en fit autant »368.

Les premiers bénéficiaires des bourses créées par Jules Simon pour 1872-1873 sont ainsi : Charles Bayet, ancien normalien et agrégé d’histoire, envoyé en Italie369 ; Ernest Denis, ancien normalien et agrégé d’histoire, envoyé à Prague370 ; Fernand Tardieu, ancien normalien et agrégé de grammaire, envoyé en Allemagne371 ; Paul Baret, docteur en droit, envoyé en Italie et en Grèce372 ; l’abbé Louis Duchesne, élève de l’École pratique des hautes études, envoyé lui aussi en Italie373 (il y participe, avec Charles Bayet, aux débuts de l’École française de Rome)374.

Les lacunes des archives du ministère de l’Instruction publique n’ont pas rendu possible une étude sociale détaillée de l’ensemble de ces « boursiers Jules Simon ». Pour y suppléer, le dépouillement exhaustif du Bulletin administratif de l’Instruction publique entrepris pour la période 1873-1914 n’a guère donné plus de résultats, soit parce qu’il est difficile de savoir toujours avec certitude sur quelle partie du budget l’allocation des bourses mentionnées par le

366 « Note pour le ministre », Direction de l’enseignement supérieur, 4 juin 1873 (AN, F1713747).

367 « L’enseignement supérieur en 1878 », Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur. Études de 1878, 1878, p. 589.

368 « Séance de rentrée de l’École normale supérieure », BA, MIP, n°295, 12 novembre 1872, p. 802. 369 Arrêté du 26 mars 1873 (AN, F1713747).

370 Arrêté du 26 mars 1873 et du 13 octobre 1873 (AN, F1713747). 371 Arrêté du 3 septembre 1873 (AN, F1713747).

372 Arrêté du 23 juin 1873 (AN, F1713747). 373 Arrêté du 21 juillet 1873 (AN, F1713747).

374 Cf. Brigitte Waché, Monseigneur Louis Duchesne (1843-1922). Historien de l’Église, directeur de l’École française de Rome, Rome, Collection de l’École française de Rome, n°167, 1992, p. 48 et suivantes.

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Bulletin est imputée – s’agit-il du crédit créé par Jules Simon ? –, soit parce que les arrêtés de

nomination des boursiers du ministère n’y sont pas reproduits systématiquement : il nous a ainsi été donné de retrouver certains dossiers de boursiers dans les archives ministérielles sans que l’arrêté de nomination correspondant n’ait été publié dans le Bulletin (Edmond Dreyfus- Brisac par exemple, licencié en droit et bénéficiaire d’une bourse de six mois en Allemagne par arrêté du 21 janvier 1884, n’est pas mentionné dans le Bulletin375).

Les informations éparses que nous avons pu récolter semblent toutefois aller toutes dans le même sens. Gérées par le premier bureau de la Direction de l’enseignement supérieur, les bourses sont d’abord bel et bien allouées à des diplômés ou à des professeurs, contribuant par- là à l’universitarisation de la mobilité savante à l’étranger.

Par ailleurs, elles sont attribuées à l’origine pour la plupart à des élèves ou à d’anciens élèves de l’École normale supérieure, soit que la bourse serve à prolonger un séjour à l’École française d’Athènes ou à l’École française de Rome quand ils en sont membres, soit que la bourse finance une mission destinée à étudier le système scolaire ou universitaire d’un pays étranger, européen le plus souvent (Allemagne, Angleterre, Belgique, etc.) ; c’est le cas – désormais bien connu – de ces jeunes chargés de mission « prometteurs »376 dépêchés dans les universités allemandes (Seignobos, Durkheim, Bouglé, Jullian, etc.)377. À partir des années 1890-1900, les bourses créées par Jules Simon semblent échoir de préférence à des agrégés : en 1910, on compte ainsi quatre agrégés, un archiviste-paléographe et un licencié ès-lettres parmi les six lauréats378. Les élèves de la rue d’Ulm n’en continuent pas moins d’être les principaux bénéficiaires du marché des bourses de mobilité : d’abord, parce qu’ils enlèvent chaque année près d’un tiers des postes d’agrégés et constituent presque la moitié des agrégés littéraires379, principaux lauréats des bourses de mobilité ; ensuite, parce qu’en plus de leur rémunération au titre d’élèves-normaliens, et nonobstant ce contingent limité de bourses de voyage de 2 000 francs qui, entre 1873 et 1914, demeure figé à six bourses, les normaliens préparant les agrégations de langues vivantes (anglais, allemand, italien ou espagnol) sont les bénéficiaires de jure d’une « indemnité complémentaire pour frais de voyage et de séjour » d’un montant de 1 200 francs.

375 AN, F1713747.

376 Marcel Fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007, p. 89-90.

377 Cf. Claude Digeon, op. cit., p. 375-383 ; Christophe Charle, La République des universitaires…, op. cit., p. 21-30, où l’auteur se livre à une étude sociale de treize boursiers missionnés en Allemagne et dont les rapports sont publiés dans La Revue internationale de l’enseignement.

378 Arrêté du 17 août 1910 (AN, F1713747).

379 Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Arthème Fayard, 1988.

81 Dernière récurrence enfin entre 1873 et 1914, dans l’attribution des « bourses de voyage Jules Simon » : le recours à la cooptation en fonction de réseaux d’interconnaissance semble être la norme puisqu’aucun concours ni aucune arène de négociation publique – à l’image de la Commission des missions par exemple – n’existent pour l’accès à ces bourses, une situation contrevenant dans l’esprit aux ambitions originelles de démocratisation sociale.

À ces bourses de voyage et indemnités complémentaires pour normaliens, limitées par leur nombre et par leur accessibilité, s’ajoutent d’autres financements ponctuels du ministère, destinés aux étudiants des universités de Paris et de province, mais dont les montants sont de bien moindre importance – de 150 à 1 000 francs en fonction des crédits dont le ministre peut encore disposer au moment de la demande – et, surtout, dont l’obtention paraît une fois encore subordonnée à la capacité de débrouillardise du candidat ou à la capacité d’entregent de ses professeurs, ce mode d’allocation de ressource ne bénéficiant d’aucun affichage public et ne faisant l’objet d’aucune réglementation. Le mélange indistinct et irrégulier des dossiers de « bourse d’études » et de « bourse de voyage » dans les archives du ministère de l’Instruction publique semble porter témoignage d’une pratique administrative très peu normalisée380.

 LES BOURSES DE SÉJOUR À L’ÉTRANGER DES ÉCOLES NORMALES

Par comparaison, et sans entrer dans le détail d’un objet qui mériterait une étude en soi dans le cadre d’une histoire de l’enseignement primaire, l’accès à la mobilité internationale, impulsée par la Direction de l’enseignement primaire, pour les élèves des écoles primaires supérieures ayant entre 16 et 18 ans, et pour les professeurs des écoles normales primaires ou les candidats au certificat d’aptitude à l’enseignement des langues vivantes dans les écoles normales primaires, est bien plus lisible et plus réglementé. C’est qu’il est favorisé par tout un travail de pression mené activement par des groupes académiques – les professeurs de langues de l’université et de l’enseignement secondaire – qui voient dans l’instauration de bourses de séjour à l’étranger un instrument de reconnaissance pour leurs disciplines et qui contribuent à faire de la mobilité académique internationale un enjeu national. Les arguments utilisés à cette occasion méritent en outre d’être relevés en tant qu’ils participent d’une normalisation des discours produits autour de l’idée de mobilité académique internationale.

Le système des « bourses de séjour à l’étranger » a été initié à la rentrée scolaire de septembre-octobre 1883, sous le ministère Jules Ferry (qui cumule alors le portefeuille de l’Instruction publique et celui de chef du gouvernement), sur la suggestion d’un inspecteur de

82 l’Instruction publique, Guillaume Jost, à Ferdinand Buisson381, directeur de l’enseignement primaire, afin de favoriser l’étude des langues étrangères en France. Un concours a été ouvert – les épreuves se composent de deux thèmes en langue allemande (un extrait de l’École de Jules Simon et des phrases de conversation courante) et d’une version allemande (l’extrait d’un discours tenu au Congrès pédagogique de Brême)382 – pour les instituteurs et les élèves- maîtres des écoles normales, avec publication officielle au Bulletin de l’Instruction publique, concours auquel vingt-cinq candidats se sont présentés. Six ont été retenus :

« Six jeunes gens, pourvus du brevet supérieur et se destinant à l’enseignement, furent, à titre