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La création de la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur et la légitimation des universités dans les relations internationales (1878-années 1880)

Le tournant républicain (années 1870 années 1880)

II. LA LÉGITIMATION DE L’UNIVERSITÉ

2.1. La création de la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur et la légitimation des universités dans les relations internationales (1878-années 1880)

Les étapes qui mènent à la création en 1878 de la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur (SEQE) sont bien connues, notamment grâce au travail pionnier de George Weisz. Après les réformes avortées de Victor Duruy à la fin des années 1860 et le

86 travail d’un petit groupe d’universitaires (Renan, Taine, Boutmy, Monod, Bréal) auprès de l’éphémère ministère de William Waddington pour la création d’universités régionales entre 1876 et 1877, la SEQE est fondée, entre mars et juin 1878, par ce même petit groupe constitué d’une vingtaine de membres parisiens, bientôt élargi à la province par le biais de comités locaux, et qui compte en 1880 plus de 250 membres. Proche de l’administration républicaine, davantage composée de professeurs de facultés que de professeurs de grandes écoles ou d’institutions de recherche, dotée d’une base d’adhérents plus provinciale que parisienne, la SEQE va constituer un puissant lobby pour la réforme de l’enseignement supérieur tout au long des années 1880-1900402.

La SEQE est un espace de réforme typique des années Belle Époque – on retrouvera cette particularité à l’Alliance française –, c’est-à-dire un lieu neutre de sociabilité réformatrice où se croisent une nouvelle génération de jeunes républicains en mal d’ambition (le cas le plus net est celui de Joseph Reinach, jeune avocat gambettiste et trésorier de la SEQE à seulement 22 ans) et une génération plus établie d’universitaires ayant déjà appelés en vain à des réformes du supérieur sous le second Empire (Pasteur, Berthelot, Renan, Taine), voire qui ont pour certains été proches du pouvoir impérial, comme Ernest Lavisse, 36 ans, secrétaire général de la SEQE et ancien membre du cabinet du ministre de l’Instruction publique Victor Duruy, en 1869-1870. À cette dernière catégorie, la SEQE va donner les moyens d’une reconversion républicaine.

Sa légitimité, la SEQE ne la tire toutefois pas de seulement de sa proximité avec les lieux du pouvoir, mais aussi et surtout de sa capacité à appuyer ses propositions par les comparaisons internationales qu’elle entreprend avec les systèmes universitaires des pays voisins, et des liens qu’elle s’emploie à nouer avec l’extérieur. L’argument fondateur de la SEQE est en effet qu’il est nécessaire de connaître l’organisation de l’enseignement supérieur à l’étranger avant que d’entreprendre une refonte des structures françaises (c’est ce que proclame en premier l’article des statuts de la SEQE définissant son objet : « étudier méthodiquement les institutions de haut enseignement qui existent en Europe et dans les autres parties du monde »403).

Pour ce faire, la SEQE compte sur deux types de sources d’informations : son réseau de correspondants étrangers et des chargés de mission français envoyés à l’étranger par elle ou par le gouvernement. Dans le premier cas, la SEQE tisse une toile à travers l’Europe avec

402 George Weisz, op. cit., p. 64 et suivantes.

403 « Statuts approuvés dans la même assemblée du 24 mars 1878 », dans Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur. Constitution de la société, Paris, Hachette, 1878, p. 11.

87 d’autant plus de force que cette capacité à se doter de connections avec l’étranger la place de fait dans une position centrale d’interface au sein d’un dispositif français d’informations sur l’étranger encore faiblement structuré et institutionnalisé au niveau du ministère de l’Instruction publique, lequel dépend pour cela des canaux traditionnels dont dispose le réseau diplomatique. C’est le second objectif affiché par la SEQE dans ses statuts – « entretenir […] des rapports et une correspondance avec les principales universités étrangères et avec les fondations spéciales qui les complètent »404 –, non sans une ambition sociale assumée quant à la dynamique de légitimation à l’international dont les universitaires qui sont ses membres pourront bénéficier par effet de retour :

« Le premier soin de notre Société sera de se mettre en rapport avec les universités étrangères et avec les départements ministériels compétents des autres pays. Elle obtiendra aisément, sous la caution des noms éminents que contient notre liste de membres-fondateurs, l’envoi régulier des programmes de cours, circulaires, arrêtés, rapports, tableaux statistiques, etc. Elle aura probablement dans chaque grand centre un correspondant attitré qui joindra à ces documents des observations de nature à en marquer la vraie portée et qui, à côté des institutions comme on les écrit, fera voir ces institutions comme on les pratique […] Des communications pourront s’établir, auxquelles la Société prêtera volontiers son concours : elle mettra au service de chacun de ses membres, français ou étrangers, les relations multiples dont elle dispose, et nous estimons qu’elle pourra devenir, avec le temps, l’intermédiaire habituel405 entre tous les foyers de haute instruction. Il est inutile d’insister sur l’influence406 qu’un tel rôle, bien compris et bien rempli, assurerait à notre fondation et, par elle, à notre pays. Vouloir faire de la science une grande cité idéale où l’on s’entraide de bonne grâce est sans doute une chimère. Mais il n’est pas impossible de rendre les échanges plus fréquents, plus aisés et plus fructueux entre les hommes voués dans chaque pays aux travaux de l’intelligence, et les premiers qui s’empareront de cette haute fonction en retireront sans aucun doute, un honneur dont leur pays profitera aussi bien qu’eux-mêmes407 »408.

Dans cet esprit, une « Circulaire aux ministres de l’instruction publique à l’étranger » et une « Circulaire aux recteurs des universités étrangères » est envoyée, signée par le secrétaire général Ernest Lavisse409. Dès 1878, celui-ci se félicite d’avoir obtenu de la documentation d’une vingtaine d’universités étrangères et de huit écoles techniques410.

En parallèle, pour saisir « la vie réelle des universités étrangères »411, la SEQE s’appuie sur des chargés de mission envoyés sur place, boursiers du ministère de l’Instruction publique ou boursiers financés par des capitaux privés, dont elle publie les rapports sur l’organisation de l’enseignement supérieur des pays où ils ont séjourné, d’abord dans son Bulletin trimestriel entre 1878 et 1880, puis dans une nouvelle revue, créée en 1881, et dont le nom traduit bien l’ambition éditoriale : la Revue internationale de l’enseignement. Cette pratique est l’héritière

404 Ibid.

405 C’est nous qui soulignons. 406 Ibid.

407 Ibid.

408 « Extrait de l’exposé présenté au nom du comité de fondation à la réunion des membres fondateurs le 24 mars 1878 », dans Société pour l’étude…, op. cit., p. 8-9.

409 Ibid., p. 39-40. 410 Ibid., p. 23. 411 Ibid., p. 42.

88 des manuscrits rédigés par les premiers chargés de mission envoyés outre-France par Victor Duruy, dans le cadre d’une grande enquête organisée à partir de 1866 sur la situation de l’enseignement supérieur dans onze pays européens (Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark, Espagne, Portugal, Italie, Pays-Bas, Russie, Suède, Suisse), ainsi qu’aux États- Unis, au Canada et en Amérique du Sud412. Vingt-et-une études de ce type sont publiées par la SEQE entre 1878 et 1880413, dont six sur les universités allemandes. Si l’Allemagne, comme on le sait414, occupe la première place parmi les rapports et informations diffusés sur l’état de l’enseignement supérieur à l’étranger, elle est cependant loin d’être le seul espace donnant matière à comparaison – voire à imitation – avec le système universitaire français.

Ce faisant, la réalisation et la publication d’enquêtes sur les pratiques universitaires à l’étranger fondent un savoir-faire comparatiste, dont seuls les universitaires ont de facto la maîtrise, et qui contribuent à asseoir l’influence de leur expertise, de leur groupe social et de leur institution – l’université – auprès du pouvoir républicain dans le cadre, non seulement de la construction du système français d’informations sur l’étranger (damant ainsi le pion aux chancelleries qui ne sont plus désormais seules légitimes dans ce domaine), mais également pour le développement de l’image de marque française à l’international : « Les publications de la Société, proclame la charte fondatrice de la SEQE, ne serviront pas de lien seulement entre les savants […]. Elles contribueront à faire connaître, au-delà de la frontière, les ressources [scientifiques] qui existent en France »415.

Autrement dit, dans un mouvement de légitimation croisée, tandis que le comparatisme revendiqué et mis en pratique par la SEQE sert d’instrument pour la mise en œuvre des réformes universitaires, ces réformes elles-mêmes, parce que s’appuyant justement sur des comparaisons internationales, vont conférer toute leur légitimité aux initiatives visant, pour les besoins de la cause, à amplifier la présence des universitaires français à l’international. Au-delà de la pression des corps disciplinaires, l’universitarisation du « rayonnement intellectuel » français trouve ici une raison d’être supplémentaire. La création de l’Alliance française en 1883, en légitimant la nécessité d’un « rayonnement » par l’enseignement – que seuls les milieux universitaires et du secondaire sont en position légitime d’assurer – va contribuer à accélérer encore ce processus.

412 Ibid., p. 22.

413 Cf. les Etudes de 1878, Etudes de 1879 et les Etudes de 1880, publiée par la SEQE (Paris, Hachette). 414 Voir les travaux déjà cités de : Claude Digeon, op. cit. ; George Weisz, op. cit. ; Christophe Charle, La République des universitaires…, op. cit.

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