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Concurrences infranationales et dynamiques locales

II. IDENTITÉ UNIVERSITAIRE LOCALE ET RAPPORT À L’ÉTRANGER

Ainsi ancrée dans un réseau complexe de relations sociales et économiques, la diplomatie universitaire d’un établissement peut prospérer : développement de nouveaux programmes de formation et de diplômes à destination des étudiants étrangers en vue d’en attirer toujours davantage, mise en place d’infrastructures dédiées aux activités internationales de l’université, etc. Ce faisant, les actions de diplomatie universitaire contribuent, par leur existence même et par les conditions de possibilité institutionnelles de leur mise en œuvre – c’est-à-dire le cadre prévu par la Loi de 1896 –, à conférer aux facultés regroupées sous la coordination du recteur une identité universitaire commune, quelque chose comme une marque de fabrique distinctive sur la scène universitaire nationale et internationale. Au tournant des XIXe et XXe siècles, c’est en effet dans le cadre du rapport avec l’étranger et des initiatives qui en découlent (création de cours, de diplômes, de chaires d’enseignement, de services, etc.) que se façonne l’identité locale des établissements et que se structure le paysage universitaire français.

2.1. « Faire la cour aux étudiants étrangers »888

A) L’enrichissement des programmes de formation

Depuis la fin des années 1880, on l’a vu, « l’hospitalité envers les étudiants étrangers »889 est devenue une question centrale des débats universitaires. À l’échelle locale, cet impératif se traduit tout d’abord par un enrichissement des programmes de formation, en vue certes d’attirer les étudiants étrangers, mais dont les effets sur l’offre de formation de l’université – notamment pour l’étude des langues – se situent bien au-delà de cette entreprise de séduction internationale.

À partir des années 1890, avec le soutien financier des comités de patronage des étudiants étrangers, certaines facultés expérimentent tout d’abord des cours spéciaux pour étrangers. Il s’agit généralement de cours de langue et de civilisation françaises, donnés au sein des facultés des lettres – « cours de français théoriques et pratiques » à Montpellier890,

888 Ernest Lavisse, « L’hospitalité envers les étudiants étrangers », Revue politique et littéraire, 3e série, janvier-juillet 1889.

889 Ibid.

195 « cours spéciaux de langue française » à Nancy891, huit cours de grammaire, de littérature et de traduction en français et en plusieurs langues étrangères à Grenoble en 1902-1903892 –, mais il peut s’agir également d’enseignements dans d’autres disciplines, spécifiquement créées pour répondre à la demande étrangère : en 1901, l’université de Grenoble subventionne ainsi, à la demande de sa faculté de droit, des cours de droit romain pour attirer des étudiants allemands en droit dont l’université reconnaît le temps d’étude passé à l’étranger893.

Les logiques de distinction internationale peuvent aussi, en retour, bénéficier à l’offre de formation proposée aux étudiants français. Au début des années 1900, les créations de postes de lecteurs en langues vivantes, avant tout destinés aux étudiants français, se multiplient pour satisfaire aux besoins de développement des relations universitaires internationales. En 1901, l’université de Bordeaux crée ainsi un poste de lecteur d’anglais, afin de contribuer, « tout en étant d’un grand profit pour nos étudiants, à nous faire connaître de l’autre côté de la Manche et à nouer des relations utiles avec les universités britanniques »894. L’année suivante, en 1902, c’est l’université de Grenoble qui, dans le cadre d’un partenariat avec l’université d’Edimbourg, crée un poste de lecteur d’anglais, confié à un jeune universitaire écossais895. En 1911, la même université crée un emploi de chargé de conférences de langues slaves et scandinaves, financé par le comité de patronage des étudiants étrangers, certes au bénéfice de tous les étudiants, mais conçu pour accroître la « clientèle » des étudiants russes, bulgares et scandinaves896.

Les années 1890-1900 constituent ainsi un moment d’expérimentations, profitables à tous les étudiants au-delà même des étrangers, et facilitées par une autre innovation-clé de la période, qui en constitue « le noyau d’où [tout] est sorti » : les cours de vacances pour étrangers. Ces cours vont constituer le principal vecteur de l’internationalisation des universités françaises et représenter l’instrument-premier de leur diplomatie universitaire dans les années 1890-1900.

 LES COURS DE VACANCES POUR ÉTUDIANTS ÉTRANGERS

Les universités françaises ne sont pas les premières à avoir conçu des cours de vacances pour les étudiants étrangers, pas plus que l’Alliance française d’ailleurs, bien qu’on lui en

891 Ibid., p. 165.

892 Rapport annuel du Comité de patronage des étudiants étrangers. Année scolaire 1902-1903, Grenoble, Imprimerie Allier Frères, p. 9-10.

893 Conseil de l’université de Grenoble, Séance du 23 juillet 1901 (AD Isère, 21T 110).

894 Enquêtes et documents relatifs à l’enseignement supérieur, op. cit., vol. 80, 1901-1902, p. 112. 895 Ibid., p. 206.

196 attribue parfois cette paternité897. On trouve déjà trace de cours de vacances en Allemagne, au début des années 1870898, cours organisés à l’initiative d’associations de Privat-Dozenten de certaines universités allemandes (à commencer par celle de Berlin) et destinés aux médecins, parmi lesquels plusieurs étrangers899.

À la fin des années 1880, le dispositif s’arrime au courant d’« extension universitaire », une dynamique d’éducation populaire distincte des universités populaires en ce qu’elle est placée sous le patronage des universités et qui, venue des pays anglo-saxons, s’étend alors en Europe900 : en 1888, Oxford inaugure ainsi ses cours de vacances, non spécifiquement destinés aux étudiants étrangers (Oxford Summer Meetings)901. En 1889, c’est l’université d’Iéna qui lance à son tour ses propres Ferienkurse, sous la direction du pédagogue Wilhelm Rein et du professeur de botanique Wilhelm Detmer902. Destinés à des enseignants de langue allemande venus d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, les Ferienkurse d’Iéna s’ouvrent en 1892-1893 aux étudiants étrangers – pour la plupart anglais et américains903 – sous l’impulsion d’un jeune pédagogue britannique en séjour à Iéna, et fasciné par les méthodes allemandes, John J. Findlay (1860-1940)904. En juin 1894, la Revue scientifique de Charles Richet publie en France une brève qui rend compte de cette nouvelle dynamique :

« Dans le but d’attirer les étudiants étrangers désireux d’acquérir la langue allemande ou de s’y perfectionner, mais qui ne disposent que de la période des vacances d’été, l’université d’Iéna vient d’imaginer une combinaison ingénieuse. Elle a fondé des cours de vacances, des cours faits par les

897 François Chaubet, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue, op. cit., p. 97.

898 Paul Sérieux, L’assistance des aliénés en France, en Allemagne, en Italie et en Suisse, Paris, Imprimerie municipale, 1903, p. 370.

899 « La principale organisation de ce genre est la Berliner Dozenten Vereinigung für Ferienkurse : en 1885, elle comprenait 79 professeurs, 396 élèves et 40 840 marks encaissés ; en 1899, 133 professeurs, 864 élèves et 99 817 marks en caisse ; depuis, l’extension des cours de vacances a été beaucoup plus considérable encore ! », d’après Paul Carnot, « Rapport sur l’organisation des enseignements de perfectionnement dans les facultés de médecine », annexe à la « Circulaire relative aux enseignements complémentaires et de perfectionnement dans les facultés de médecine », 10 mars 1914 (dans Recueil des lois et règlements sur l’enseignement supérieur, tome 7, Paris, Imprimerie nationale, 1915, p. 701).

900 Henri de Montricher, « Enseignement populaire et extension universitaire », Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, t. 1, 1901, p. 242-243 ; Lucien Mercier, Les universités populaires (1899-1914). Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Éditions ouvrières, Collection Mouvement social, 1986, 188 p.

901 Alice Thompson, « The University Extension Movement », dans R. St. John Parry (ed.), Cambridge Essays on Adult Education, Cambridge University Press, 1920, p. 164.

902 Cf. Will Lütgert, « Wilhelm Rein und die Jenaer Ferienkurse », dans Rotraud Coriand et Michael Winkler (dir.), Der Herbartianismus. Die vergessene Wissenschaftsgeschichte, Weinheim, Beltz, 1998, p. 219-229.

903 Les archives des cours de vacances sont conservées dans les archives de l’université (Universitätsarchiv Jena, C, Nr. 24/25, Die von mehreren Dozenten eingerichteten jährlichen Fortbildungskurse für Lehrer. Reinsche Ferienkurse, 1889-1928, 2 cartons).

904 F. S. Marvin, « Holiday Courses in France and Germany for Instruction in Modern Languages », Education Department. Special Reports on Educational subjects (1896-1897), London, 1897, p. 579. Sur les liens entre Rein et Findlay à Iéna, cf. Alex Robertson, « Schools and Universities in the Training of Teachers. The Demonstration School Experiment, 1890 to 1926 » , British Journal of Educational Studies, vol. 40, n°4, novembre 1992, p. 361-378 ; Kevin J. Brehony, « An ‘Undeniable’ and ‘Disastrous’ Influence ? Dewey and English Education (1895-1939) », Oxford Review of Education, vol. 23, n°4, décembre 1997, p. 427-445.

197 spécialistes, mais parlés de façon lente, de telle manière que les étudiants étrangers puissent suivre ; ceux- ci pourront ainsi augmenter leur bagage scientifique en même temps que se familiariser avec l’allemand. M. Straubel fera un cours d’histologie et de micrographie ; M. Detmer un cours sur la botanique et la fécondation végétale ; M. Schaffer, un cours de physique ; M. Auerbach, un cours de physique aussi, et MM. Wolf, Zichen, Römer et Gänge feront des leçons sur la chimie, la psychologie physiologique, la zoologie et la spectroscopie. Ces cours se feront du 1er au 16 ou au 23 août, et c’est un comité anglais, désireux de pousser les étudiants anglais à se rendre maitres de la langue allemande, qui a organisé, avec le concours des maîtres d’Iéna, cette ingénieuse combinaison. Il y a là une idée qui est susceptible d’applications et de développements d’une incontestable utilité »905.

D’Iéna, le principe des cours de vacances se diffuse rapidement en Europe occidentale au début des années 1890, essentiellement porté par des réseaux transnationaux de linguistes qui conçoivent ces cours comme un terrain d’expérimentation possible pour leurs recherches phonétiques. Le mouvement semble prendre d’abord pied à l’université de Genève906, où est organisé à partir de 1892 « un petit cours de français » pour étrangers907. L’initiative intéresse vite le linguiste allemand Édouard Koschwitz, professeur à l’université de Greifswald, qui en prend connaissance en 1892 à l’occasion du Congrès des philologues modernes de Berlin et qui décide de créer ce type de cours au sein de sa propre université908. Il s’en ouvre l’année suivante à l’abbé Rousselot, professeur à l’Institut catholique de Paris et philologue comme lui, et l’invite à l’été 1894 pour la session inaugurale des cours de vacances de Greifswald909 première initiative franco-allemande du genre destinée à l’apprentissage des deux langues par des étudiants internationaux et qui devance de peu les cours de vacances lancés par l’Alliance française à Paris en juillet 1894 sous la direction du linguiste sorbonnard Ferdinand Brunot910. En plus des cours de phonétique, de prononciation et de grammaire du français, sont organisés également à Greifswald des cours d’histoire et de géographie de la France contemporaine911.

905 Revue scientifique, n°22, 4e série, tome 1, 2 juin 1894, p. 698.

906 « Chroniques de l’enseignement », Revue internationale de l’enseignement, t. 27, 1895, p. 361.

907 Abbé Rousselot, « Édouard Koschwitz », Revue de l’Institut catholique de Paris, 11e année, 1906, p. 328. 908 « Chroniques de l’enseignement », Revue internationale de l’enseignement, t. 29, 1895, p. 594.

909 Ibid.

910 Karl Franz Bargetzi, Über die Ferialkurse der französischen Sprache in Paris und Genf, St. Norbertus Dr., 1898, 17 p.

911 Le cours « s’adressait aux professeurs français et d’allemand […]. Le succès dépassa nos espérances. Dès la première année, le cours de vacances fut international. On y vint de toutes les parties de l’Allemagne, de la Suède, de la Norvège, de la Pologne, de la Finlande, de la Russie, de l’Angleterre et même de l’Amérique du Nord. Du premier coup, l’organisation, œuvre personnelle de M. Koschwitz, atteignit presque la perfection. Cinq jours de suite, de 9 heures à 1 heure, étaient occupés par les cours ; le reste de la journée et deux jours entiers, le samedi et le dimanche, étaient réservés aux vacances. Toutes les questions qui préoccupent le plus particulièrement les maîtres de français et qui ne s’apprennent qu’imparfaitement dans les livres, la prononciation, la grammaire, les conditions d’un séjour en France, furent l’objet de leçons très suivies. […] Ce fut un courant de sympathie en notre faveur, qui entraîna toutes les âmes […] Nous avions à faire tomber des préjugés tenaces. […] M. Koschwitz s’appliqua à les détruire dans ses leçons sur les Voyages d’études en France et dans celles qu’il consacra à la Littérature allemande sur la France depuis 1870. […] Celles de M. Schmitt sur les Origines de la République actuelle avaient pour conclusion qu’entre la France et l’Allemagne l’amitié est ancienne et l’inimitié récente ; celles de M. Fuchs sur les Conditions économiques de la France démontraient la communauté des intérêts économiques entre la France et l’Allemagne. […] Celles de M. Stoerck sur la