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La fabrique transnationale d’une politique de renommée

I. LA DIPLOMATIE DE LA THÈSE : LES UNIVERSITÉS FRANÇAISES ET LES ÉCHANGES INTERNATIONAUX DE THÈSES DE DOCTORAT (1880-1914)

1.1. La France et la circulation des publications officielles et savantes

En 1835, Alexandre Vattemare, un ancien artiste ventriloque à la carrière internationale, devenu riche collectionneur cosmopolite, se prend de fonder un système d’échanges de livres

p. 4-35 ; Yves Dezalay et Mikael Rask Madsen, « Espaces de pouvoir nationaux, espaces de pouvoir internationaux », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 681-682.

477 Cf. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, p. 49- 126 ; « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977, p. 3-43.

106 et d’objets d’arts « entre tous les pays civilisés »478. Son but : « servir d’intermédiaire soit entre les divers gouvernements et leurs établissements publics soit entre les établissements et les particuliers qui réclameront ses soins pour la réalisation de toutes transactions scientifiques ou artistiques »479. Après des débuts hésitants, et des tournées internationales qui ont permis à son concepteur de rallier des appuis (comme la Bibliothèque du Congrès, aux États-Unis) et de se constituer un premier stock de milliers de livres, cartes, dessins, etc., « l’Agence centrale des échanges internationaux » voit le jour à Paris, en 1841, avec l’aide d’une subvention annuelle du Congrès américain (jusqu’en 1853) et le soutien ponctuel du gouvernement français qui, toutefois, et malgré les changements de régime au cours du second XIXe siècle, se refusera toujours à lui accorder une subvention régulière. « Ambassadeur non-accrédité de l’échange international »480, cherchant sans cesse – en vain – à transformer son initiative en une mission et un poste officiels reconnus par le gouvernement français, Alexandre Vattemare organise – quoique de plus en plus difficilement –, les échanges de dizaines de milliers de biens culturels entre les gouvernements, bibliothèques et musées d’Europe et d’Amérique jusqu’à sa mort, en 1864. L’Agence ne lui survit pas.

L’idée d’instaurer des échanges culturels inter-nationaux, toutefois, est désormais dans l’air. Elle est notamment reprise à l’occasion de l’Exposition universelle qui se tient à Paris à l’été 1867, au cours de laquelle, à l’initiative de l’Angleterre, « quinze princes des principales familles régnantes de l’Europe […] appos[ent] leurs signatures au bas [d’une] convention »481 fixant des règles pour l’échange de reproductions d’œuvres d’arts entre États, et engageant les signataires à créer chacun des commissions nationales responsables de l’échange. L’idée de Vattemare, réduite à la dimension muséale, est nationalisée. Dès 1868, l’Angleterre crée sa commission nationale, suivie de près par la Belgique, en 1871. Début août 1875, en marge du Congrès des sciences géographiques de Paris, la question des échanges internationaux est de nouveau mise à l’ordre du jour. C’est la France, cette fois, en la personne du baron Oscar de

478 « Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi portant fixation du budget général de l’exercice 1883 (Instruction publique), par M. Eugène Durand, député », JO, Documents parlementaires, CDD, Annexe n°1025, 24 juin 1882, p. 1784.

479 Martine Deschamps, « Au cœur du système Vattemare : l’Agence centrale des échanges internationaux », dans Pierre-André Tilliette (dir.), L’ambassadeur extravagant. Alexandre Vattemare, ventriloque et pionnier des échanges culturels internationaux, Paris/New York, Le Passage, 2007, p. 170.

480 Pierre-André Tilliette, « Le roman d’Alexandre », dans Pierre-André Tilliette (dir.), op. cit., p. 86.

481 Il s’agit d’« Albert-Édouard, prince de Galles ; Alfred, duc d’Edimbourg ; Frédéric-Guillaume, prince royal de Prusse ; Louis, prince de Hesse ; Albert, prince royal de Saxe ; Jérôme-Napoléon ; Philippe, comte de Flandre, Le Césarévitch de Russie ; Nicolas duc de Leuchtenberg ; Oscar, prince royal de Suède et de Norvège ; Humbert, prince royal d’Italie ; Amédée, duc d’Aoste ; Charles Louis, archiduc d’Autriche ; Régnier, archiduc d’Autriche ; Frédéric, prince royal de Danemark (cf. Alphonse Passier, Les échanges internationaux littéraires et scientifiques. Leur histoire, leur utilité, leur fonctionnement au ministère de l’Instruction publique de France et à l’étranger (1832-1880), Paris, A. Picard, 1880, p. 33-35).

107 Watteville, directeur de la division des Sciences et des Lettres au ministère de l’Instruction publique, qui reprend l’initiative et propose, le 12 août 1875, une nouvelle convention, signée par dix-sept délégués – et suivie, en janvier 1876, d’un règlement – déplaçant l’objet des échanges internationaux à l’échange de publications officielles entre gouvernements et entre sociétés savantes, et enjoignant les États dont les délégués sont signataires à créer chacune des bureaux d’échanges internationaux482. Négocié à l’occasion d’un congrès scientifique, l’objet de l’accord se veut officiellement de même nature, afin de concourir à l’internationalisation des progrès de la science, ainsi que le présente le ministre de l’Instruction publique français, Agénor Bardoux, dans un discours adressé peu après aux membres des sociétés savantes :

« En groupant des efforts isolés, on travaille mieux au progrès et à la diffusion de la science. Les rapports annuels entre les sociétés savantes ont été régularisés depuis de nombreuses années ; mais il restait à établir entre nous et l’étranger un échange régulier, non plus seulement de livres, mais de renseignements, échange qui pût entretenir un système permanent d’enquête scientifique »483.

D’un même pas, une commission française est mise en place en mai 1877 – d’abord sans « budget, ni personnel, ni local », si ce n’est un « employé [qui] s’en occup[e] seul, en dehors de son travail »484 – avant que ne soit officiellement créé, en 1879, au ministère de l’Instruction publique, un « Service des échanges internationaux » pourvu d’un budget à partir de 1880, et d’un nouvel employé, Alphonse Passier485, 30 ans, futur inspecteur général des bibliothèques et des archives486.

Le nouveau service « a pour objet d’obtenir de l’étranger, en retour des publications officielles de[s] […] diverses administrations » françaises, « des documents analogues et qu’on ne peut trouver dans le commerce »487 – documents « parlementaires et administratifs, et des ouvrages scientifiques et littéraires [que les États étrangers] font publier »488 –, ainsi que l’organisation de l’envoi et de la réception « des bulletins, annales, mémoires, monographies, catalogues, etc. »489 que publient les sociétés savantes, les établissements scientifiques et les bibliothèques de France et de l’étranger.

482 Ibid., p. 40-43.

483 Revue des sociétés savantes, 3e série, tome I, 1878, p. 157. 484 Ibid., p. 41.

485 BA, MIP, n°467, 17 mai 1881, p. 812.

486 Cf. Isabelle Havelange, Françoise Huguet, Bernadette Lebedeff, Les inspecteurs généraux de l'Instruction publique. Dictionnaire biographique (1802-1914), Paris, INRP/CNRS, 1986.

487 « Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi portant modification du budget général de l’exercice 1888 (ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux- arts), par M. Burdeau, député », JO, Documents parlementaires, CDD, Annexe n°2189, 12 décembre 1887, p. 738.

488 « Service des échanges internationaux : organisation et fonctionnement », s. d. (AN, F1713492). 489 Ibid.

108 Comment expliquer ce regain d’intérêt – et cette poussée institutionnelle – autour des échanges internationaux une dizaine d’années après la disparition de la moribonde Agence centrale d’Alexandre Vattemare ?

On peut penser que l’échec de l’expérience Vattemare tient à ce que ce projet à vocation universelle a vu le jour trop tôt, à un moment de l’histoire européenne – le deuxième tiers du XIXe siècle – où les États étaient encore trop peu nationalisés et, par-là, guère soucieux de s’accaparer tout type d’initiative susceptible de leur conserver la « monopolisation de l’accès à l’étranger »490 ; à l’inverse, à partir des années 1870, ce qui rend possible l’essor de bureaux d’« échanges internationaux », c’est justement qu’un processus de nationalisation œuvre puissamment sur le continent européen et qu’il est devenu nécessaire pour les États-nations de soutenir et d’impulser tout projet à dimension inter-nationale, c’est-à-dire à même de favoriser – à l’image de ce projet visant à diffuser à l’étranger des documents officiels –, leur reconnaissance dans le concert des nations.

On peut par ailleurs envisager – sans qu’aucune source, pour l’heure, ne permette d’en confirmer la volonté – qu’au-delà de cette satisfaction de légitimité, l’instauration du système des échanges internationaux offre l’opportunité aux élites françaises d’avoir désormais à leur disposition quantité de documents internationaux à même de leur être utiles pour se comparer, voire pour inspirer aux administrations françaises des exemples de réformes à entreprendre – un aspect qu’il conviendrait d’approfondir dans le cadre de travaux d’histoire transnationale des politiques publiques.

Enfin, l’intérêt pour les échanges internationaux rencontre également très certainement ce « goût taxinomique de la fin du siècle, la volonté de mettre le monde en fiches, le souci de classer les connaissances dans des sections ordonnées et hiérarchisées »491, de même qu’il rencontre ce processus concomitant d’internationalisation des entreprises bibliographiques que l’on estime à même de réaliser, par la circulation internationale – voire internationaliste – des textes ou de leurs recensements, l’utopie d’une maîtrise exhaustive des savoirs connus492. La dimension internationaliste n’est d’ailleurs pas complètement absente des préoccupations du chef du service des échanges internationaux, Alphonse Passier, qui proclame, en 1880, en préliminaire d’une présentation de ses activités, qu’une « des questions qui, aujourd’hui,

490 Cf. Blaise Wilfert-Portal, « Nation et nationalisme », dans François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Dictionnaire d’historiographie, tome 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 1091-1102.

491 Anne Rasmussen, « L’Internationale scientifique (1890-1914) », thèse de doctorat en histoire (sous la direction de Jacques Julliard), École des hautes études en sciences sociales, 1995, p. 208.

109 intéressent le plus vivement l’esprit humain est celle des relations scientifiques gratuites et

constantes de peuple à peuple »493.

Le Service des échanges internationaux, toutefois, fonctionne-t-il bien ? Au regard de l’augmentation du nombre de volumes échangés (cf. tableau ci-dessous), et des satisfecit que se délivrent à eux-mêmes Alphonse Passier ou l’administration de l’Instruction publique, le doute ne semble pas de mise. « Pour ne citer qu’un fait, s’enthousiasme par exemple le ministère de l’Instruction publique, […] nous avons dû en 1881 au système des échanges 25 collections de documents rares sur l’histoire et la littérature de l’Espagne, dont la valeur ne saurait être portée à moins de 60 000 francs »494, soit le double, et sur une seule opération, du budget affecté au Service des échanges internationaux en 1883. Quant aux pays concernés, « la Chine seule est exceptée du service des échanges », souligne un rapport vers 1900495.

Fig.2.1. – Total des volumes ou fascicules (entrée et sorties confondues) gérées par le Service des échanges internationaux du ministère de l’Instruction publique (1878-1900)496

1878 1879 1884 1887 1895 1900

13 140 27 908 32 460 43 325 48 475 54 938

Reste que, dans les faits, le Service des échanges internationaux n’est pas si efficace qu’il y paraît. Côté français, s’il s’adresse à tous les ministères et établissements scientifiques pour qu’ils lui transmettent leurs publications, le Service doit cependant faire face à une certaine indifférence, les administrations « répugn[ant] à se dessaisir de leurs publications » de par « la tendance qu’elles ont parfois à se regarder comme indépendantes les unes des autres, et à vouloir traiter leurs affaires elles-mêmes »497. Dès 1887, le rapporteur du budget de l’Instruction publique souligne ainsi que le service « ne donne pas tous les résultats qu’on peut espérer »498. D’autres encore soulignent la « proverbiale lenteur » du service, les envois de publication semblant arriver chaque fois plus en retard499. À l’étranger, enfin, et ce en dépit du nombre de pays censés être concernés par l’échange, on ne fait pas toujours preuve de la

493 Alphonse Passier, Les échanges internationaux, op. cit., p. 7.

494 Cité par : « Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi portant fixation du budget général de l’exercice 1883 (Instruction publique), par M. Eugène Durand, député », JO, Documents parlementaires, CDD, Annexe n°1025, séance du 24 juin 1882, p. 1784.

495 « Service des échanges internationaux : organisation et fonctionnement », s. d. (AN, F1713492).

496 Données établies à partir de « Service des échanges internationaux : organisation et fonctionnement », s. d. (AN, F1713492) ; Alphonse Passier, Les échanges internationaux, op. cit., p. 45.

497 « Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi portant modification du budget général de l’exercice 1888 (ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux- arts), par M. Burdeau, député », JO, Documents parlementaires, CDD, Annexe n°2189, 12 décembre 1887, p. 738.

498 Ibid.

110 réciprocité attendue. Surtout, alors que les facultés françaises le souhaitant peuvent envoyer au Service des échanges un quota de leurs publications500, bon nombre de travaux scientifiques publiés par les universités étrangères échappent cependant, en retour, aux circuits contrôlés par le Service des échanges internationaux, davantage connecté à la circulation internationale des publications des sociétés savantes. Une situation qui encourage très vite – quoique cela ne soit pas, comme on va le voir, la seule raison – la naissance d’un second service au ministère de l’Instruction publique, en charge plus spécifiquement des échanges de thèses et d’écrits universitaires avec l’étranger.