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La fabrique transnationale d’une politique de renommée

II. MANIFESTATIONS UNIVERSITAIRES ET CONGRÈS INTERNATIONAUX DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR : AU CŒUR DE LA TOILE UNIVERSITAIRE

2.1. L’international à la française

A) Les organisateurs à l’honneur

Les modalités d’organisation des congrès, leurs programmes ainsi que la composition des comités d’organisation – qui relève d’un savant dosage entre diplomatie interne (puisqu’il faut bien veiller à ne froisser personne) et exercice de communication externe – représentent un premier axe d’étude à même de révéler l’image que l’Université française entend donner d’elle-même sur la scène intellectuelle mondiale.

En s’intéressant tout d’abord au comité d’organisation du congrès du 6-10 août 1889, on constate que la part belle est faite aux institutions scientifiques dont le prestige est établi à règlements, dessins ou plans, mais aussi statuts, représentations, idées, les modalités de ces circulations allant de l’imitation à la domination en passant par l’emprunt sélectif, l’appropriation ou la traduction »).

588 C’est le cas du dernier livre de Pierre Moulinier, qui ne dit mot des débats internationaux autour de cette question (Les étudiants étrangers à Paris au XIXe siècle, op. cit.) ainsi que de l’article de Nicolas Manitakis

faisant autorité sur cette question : « Étudiants étrangers, universités françaises et marché du travail intellectuel (fin du XIXe–années 1930). Certifier sans gratifier des titres universitaires pour l’exportation », dans Gérard Noiriel et Éric Guichard (dir.), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de l'Ecole normale supérieure, 1997, p. 123-154.

128 l’étranger, ainsi qu’aux représentants du pouvoir académique et politique, au détriment des professeurs de l’université. Sur 30 personnes, le comité compte ainsi un tiers de représentants de l’Institut, du Museum et du Collège de France ; un tiers de membres de la haute- administration de l’Instruction publique et de directeurs d’établissements secondaires et supérieurs (École libre des sciences politiques, ENS, École polytechnique, Lycée Condorcet, École Monge) ; quatre parlementaires (deux sénateurs et deux députés) ; le directeur de La

Revue internationale de l’enseignement ; et seulement cinq professeurs de facultés, mais tous

parisiens, « intellectuels d’État »589 proches du pouvoir et membres de la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur (Bufnoir, Lefort, Darboux, Lavisse, Croiset)590. Le message est clair : dans un contexte de concurrence avec l’enseignement supérieur allemand, la France mise sur l’affichage d’institutions dont la valeur est jugée sûre, au désavantage de son tissu universitaire provincial alors pourtant concerné au premier chef – parce qu’en pleine reconstruction – par l’objet du Congrès. Cette mise en avant des institutions académiques parisiennes se voit redoublée par une mise en scène, soigneusement organisée le 5 août 1889 en ouverture du Congrès dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne pour l’inauguration du nouveau palais universitaire conçu par l’architecte Henri-Paul Nénot, cérémonie pour laquelle, à la vue des nombreuses délégations étrangères invitées591, les organisateurs font siéger en robe, dans l’hémicycle, près de 500 fonctionnaires de l’Instruction publique (inspecteurs, recteurs, doyens, professeurs, etc.), tandis que sur l’estrade sont réunis tous les anciens locataires de la rue de Grenelle592, ministres du Second Empire et de la République, scellant ainsi l’union sacrée des anciennes et des nouvelles élites françaises autour de la dignité nationale et internationale recouvrée de l’enseignement supérieur hexagonal593. La cérémonie se veut une réplique à celles, souvent grandioses, organisées depuis plusieurs années par les universités européennes dans le cadre d’une course à la commémoration594,

589 Cf. Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle : essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996, 369 p.

590 Voir la liste détaillée dans : « Le Congrès international de l’enseignement supérieur et secondaire », Revue internationale de l’enseignement, 1889, t.18, p. 166, Moulinier, La Naissance de l’étudiant moderne (XIXe siècle), Paris, Belin, 2002, p. 49-50.

591 Cf. tableau 2.3. ci-après.

592 Il s’agit de Duruy, Waddington, Wallon, Bardoux, Ferry, Duvaux, Goblet, Berthelot, Lockroy (« Invitations personnelles », document manuscrit, CAC2002476/387).

593 Victor Duruy écrit à cette occasion au recteur de Paris : « Je ne manquerai pas cette fête que nous, les anciens, nous n’avons pas su donner à l’université et qui sera pour vous un jour de triomphe. A l’heure dite, j’irai vous prendre, très reconnaissant envers ceux qui ont accompli ce que nous n’avons pas pu faire » (Lettre de Victor Duruy, Paris, 20 juillet 1889, CAC2002476/387).

594 « Les centenaires d’universités sont, depuis quelques années, dans toute l’Europe, l’occasion de fêtes commémoratives ; Leyde a donné l’exemple en 1875 ; il a été bientôt suivi par Upsal, Edimbourg, Gratz et Heidelberg. Les vénérables institutions qu’on a ainsi glorifiées comptaient plusieurs siècles d’existence. […] Mais de plus jeunes se sont piquées d’honneur et, en cherchant un peu, ont aussi trouvé quelque date propice

129 notamment à Heidelberg en 1886, pour le cinq-centième anniversaire de l’université595, et à Bologne en 1888, pour son huitième centenaire596. En 1889, l’université de Paris peut ainsi symboliquement « reprendre sa place dans le concert des universités d’Europe et d’Amérique »597.

Dix ans plus tard, le comité d’organisation du Congrès international de 1900 n’offre plus le même visage. Le vœu des initiateurs est cette fois de composer un comité dont font partie « des représentants de toutes les universités françaises, d’un certain nombre d’écoles publiques et libres d’enseignement supérieur »598. Sur un total de 119 membres (soit quatre fois plus qu’en 1889), parmi lesquels les grands corps savants restent à leur avantage – mise en scène internationale de la science française oblige599 (un tiers sont membres de l’Institut) –, on relève en effet désormais 45% de membres provinciaux (dont 10 recteurs, 28 doyens et 10 professeurs représentant chacun les différents corps facultaires de leurs académies : médecine, droit, sciences, lettres)600. À l’inverse de 1889, où semblait prévaloir, par pudeur contrainte, un certain tropisme parisien, l’ambition de 1900 est bien d’associer à l’événement l’ensemble de l’enseignement supérieur français, empire colonial compris601, certes par souci diplomatique de Paris à l’égard de la Province, mais surtout pour autocélébrer, sous le regard des délégations étrangères invitées, la dignité internationale recouvrée de l’Université française récemment « réorganisée », ainsi que s’empresse de le mentionner, dès ses premières lignes, la circulaire officielle du Congrès, « imprimée par les soins de l’Imprimerie nationale », et adressée à tous les participants français et étrangers602.

Cette volonté d’exhibition universitaire internationale avait été frustrée, semble-t-il, en 1893, lors de l’Exposition universelle de Chicago, comme en témoigne Jules Steeg :

pour célébrer leurs origines » (Georges Lafaye, « Les fêtes de l’université de Bologne », Revue internationale de l’enseignement, tome 16, 1888 p. 313).

595 Cf. Revue internationale de l’enseignement, tome 12, 1886 p. 170-171 ; « Les fêtes de Heidelberg », Ibid., p. 256-259.

596 Georges Lafaye, art. cité, p. 313-360.

597 Enquêtes et documents relatifs à l’enseignement supérieur. Rapports des conseils des universités pour l’année scolaire 1895-1896, vol. LXV, Paris, Imprimerie nationale, 1897, p. 11)

598 Troisième Congrès international d’enseignement supérieur, tenu à Paris du 30 juillet au 4 août 1900. Introduction, rapports préparatoires, communications et discussions, Paris, Chevalier-Maresq & Cie éditeurs, 1902, p. IV.

599 « Les congrès, comme l’exposition, fonctionnent selon des mécanismes de représentation : il s’agit de mettre en scène une science déjà reconnue, validée par l’Académie ou le Collège de France plutôt que par la Sorbonne. Dans un contexte de concurrence internationale, alors que la légitimité du régime français n’est pas encore reconnue par tous les gouvernements, on fait appel au prestige d’institutions séculaires, au rayonnement de figures nationales mises au service de la République (Victor Hugo, Pasteur) » (Anne Rasmussen, « Les Congrès internationaux liés au Expositions universelles de Paris (1867-1900) », Cahiers Georges Sorel, n°7, 1989, p. 42).

600 Statistiques établies d’après les listes de : Troisième Congrès international…, op. cit., p. IV-VIII. 601 En l’occurrence : Algérie, Tunisie et Indochine (Ibid., p. XLV).

130 « L’Allemagne et divers États de l’Amérique ont essayé de donner […] une idée des ressources de travail et de la puissance de leurs universités : fragments de laboratoire, spécimens, instruments, etc. […] Pour nous, nous ne pouvions même pas le tenter ; la place nous était trop chichement mesurée603. Ce n’est pas dans une vitrine ou sur une table qu’on peut même laisser entrevoir ce qu’offrent de ressources nos facultés reconstruites, Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et autres. On l’a fait dans la mesure du possible, au moyen de beaux albums contenant 276 photographies […]. Le vrai sens de cette exposition, caché aux passants604, aux « profanes », était enfermé dans une austère bibliothèque, qu’un petit nombre de mains osaient ouvrir […]. C’était un ensemble de 240 volumes à savoir, d’abord, les thèses de doctorat soutenues en 1891. […] C’était la vérité, la moyenne ordinaire, l’ensemble des travaux d’une année, de la dernière révolue, qu’on offrait à l’examen. […] Il est évident qu’un choix fait dans les années antérieures, parmi les thèses de droit, de sciences médicales ou autres, de lettres, aurait permis de réunir des œuvres de premier ordre, de celles qui restent et qui honorent une époque, par conséquent un pays. […] Ce parti pris d’absolue sincérité […], nous nous le devions à nous-mêmes […] au lieu de nous complaire dans la douce pensée de la perfection »605.

Cette frustration patente, le deuxième Congrès international de l’enseignement supérieur en 1894, pourtant localisé en France, à Lyon, n’avait pas permis de la conjurer. Organisé par le Conseil général des facultés de Lyon, avec le soutien du ministère de l’Instruction publique, il n’avait réuni, sur un total de 375 congressistes, que 63 étrangers (soit deux fois moins qu’en 1889, où l’on en comptait 125) et représentant seulement 8 nationalités (contre 26 nationalités en 1889). Les États-Unis, l’Angleterre, l’Autriche-Hongrie, la Russie, l’Espagne, l’Amérique latine n’y étaient, par exemple, pas représentés (Fig.2.3.)606.

Des absences dont on ne peut, faute de sources, que supposer les raisons : faible prestige des organisateurs d’une université provinciale ; difficile accessibilité du lieu par rapport à Paris (ce qui expliquerait en revanche le poids important des frontaliers parmi les congressistes étrangers, à savoir 60% de Suisses, 13% d’Italiens et 8% d’Allemands) ; contexte de la rencontre guère plus attractif (il s’agit de l’inauguration des nouveaux bâtiments des facultés de droit et de lettres de Lyon – c’est sans commune mesure avec les Expositions universelles de 1889 et 1900) ; enfin, trop courte durée du Congrès pour justifier un déplacement depuis l’étranger (deux jours au lieu de cinq jours en 1889 et en 1900). En dépit de la satisfaction affichée par ses organisateurs, il semble bien que le Congrès de 1894 ait rencontré un succès international limité607, certains congressistes étrangers – allemands, en l’occurrence – y ayant même, à l’occasion, fait montre d’une certaine condescendance : « Nous assistons avec le plus vif intérêt aux efforts puissants de la France pour reconstituer ses facultés à la façon des grandes universités étrangères […]. Puisse-t-elle [atteindre] son but

603 C’est nous qui soulignons. 604 Idem.

605 Jules Steeg, « Comité 33. Enseignement. Rapport », Rapports sur l’Exposition internationale de Chicago en 1893, Paris, Imprimerie nationale, 1894, p. 121.

606 Voir les listes de congressistes dans : Congrès international de l’enseignement supérieur, tenu à Lyon les lundi 29 et mardi 30 octobre 1894, Lyon, Storck, 1896, p 13-14.

131 […] Nous serons fiers de l’avoir pour rivale », avait déclaré, en ouverture, le délégué de l’université de Bonn, manière de souligner que ce jour de gloire et de rivalité pacifique n’était justement pas encore venu608.

Fig.2.3. – Classement des pays étrangers par nombre de participants étrangers

aux congrès internationaux de l’enseignement supérieur de Paris (1889), Lyon (1894) et Paris (1900)609

Rang Paris (1889) Lyon (1894) Paris (1900)

1 Italie 15 Suisse 40 États-Unis 29

2 Belgique 14 Italie 8 Angleterre 19

3 Angleterre 12 Allemagne 5 Italie 14

4 Espagne 12 Pays-Bas 4 Espagne 12

5 Suisse 9 Belgique 2 Autriche-Hongrie 11

États-Unis 2

6 États-Unis 8 Écosse 1 Russie 9

Russie 8 Grèce 1 7 Allemagne 4 - - Roumanie 8 Autriche-Hongrie 4 Suisse 8 Roumanie 4 8 Pays-Bas 3 - - Belgique 5 Portugal 3 Japon 5 Grèce 3 9 Mexique 2 - - Pays-Bas 2 Beyrouth 2 Cuba 2 10 Écosse 1 - - Australie 1 Égypte 1 Mexique 1 Irlande 1 Argentine 1

Norvège 1 Suède et Norvège 1

Suède 1 - - Turquie 1 Argentine 1 Brésil 1 Chili 1 Nicaragua 1 Salvador 1 Hawaï 1 non identifiés 12

Total de congressistes étrangers 126 63 130 Total de congressistes français ? 312 256

Jusqu’à la loi du 10 juillet 1896610, qui recréée donc en France les universités en dotant les corps de facultés – désormais regroupées – d’un nouveau statut en phase avec les modèles

608 Congrès international de l’enseignement supérieur, tenu à Lyon…, op.cit., p. 98. Est-ce la raison pour laquelle un troisième Congrès international, initialement prévu en province également, à Bordeaux, sans doute à l’occasion de l’inauguration de l’université en 1897, n’eut jamais lieu ? C’est probable (Cf. Troisième Congrès international…, op. cit., p. III, où l’on se contente de préciser qu’il « fut décidé [au Congrès de Lyon en 1894] que le prochain Congrès siégerait à Bordeaux. Pour des raisons diverses, ce dernier Congrès n’a pu avoir lieu »).

609 Données établies d’après les listes des membres invités publiées dans les actes des Congrès (cf. références supra).

132 institutionnels qui circulent à l’international, l’enseignement supérieur français semble pâtir d’un manque de visibilité et d’attractivité, comme en témoigne Louis Legrand, président de la Société des amis de l’université du Nord, dans un petit opuscule sur L’université française et

l’opinion, publié en 1893 :

« Indubitablement l’Allemagne profite de l’attractivité de ses établissements d’enseignement supérieur ; elle laisse plus ou moins sa marque sur la jeune clientèle qui vient puiser l’instruction chez elle. Pourquoi la France renoncerait-elle à ce moyen, le meilleur peut-être de tous, de faire rayonner ses idées au-delà de ses frontières ? Son génie sympathique, son caractère hospitalier, sa langue cosmopolite, tout l’aiderait à appeler à elle les étudiants étrangers, si l’organisation de son enseignement supérieur n’y faisait pas obstacle. Dès à présent, ils sont nombreux sur les bancs des écoles parisiennes et là peut-être leur nombre, déjà considérable, n’en serait pas sensiblement augmenté. Il en est autrement de nos groupes scolaires de province ; on n’y viendra pas du dehors tant qu’ils ne seront pas devenus des universités. Chez tous les autres peuples, on ne connaît qu’elles ; on ne peut avoir qu’en médiocre estime et on ne peut s’empêcher de considérer comme des établissements inférieurs des institutions qui ne portent que le nom d’académie. Pour la Suisse et pour d’autres nations, une académie, c’est une école qui n’est pas assez élevée pour mériter le titre d’université. L’étranger fréquente donc peu nos facultés dédaignées. On peut croire qu’il n’en serait pas de même de nos universités »611.

Les lignes bougent à partir de 1896. Dès l’année suivante, les seize universités françaises fraîchement créées612 font leur entrée dans le classement international des universités que publie chaque année la Minerva, annuaire allemand du monde savant, publié à Strasbourg, et que les acteurs du monde universitaire consultent abondamment (« Entre tous les livres de références, il n’en est guère qui soit plus souvent consulté »613). Fondé sur le nombre d’étudiants qu’une université immatricule, le classement de 1897 place en tête de liste l’université de Paris, avec ses quelques 10 000 étudiants français et étrangers, qui devance ainsi Berlin, Vienne, Budapest, Cambridge ou encore Oxford614. « Au dire de la Minerva, notre université est, par sa population scolaire, la vingt-et-unième du monde entier, celle de Paris étant la première »615, se félicite de son côté le recteur de l’université de Bordeaux, tandis qu’à Lyon, le recteur Compayré, pour qui le classement établi par la Minerva « est accepté comme un oracle », se réjouit, non sans un certain dédain pour les « petites » universités européennes, de voir l’université de Lyon y figurer également dans les premiers déciles616.

611 Louis Legrand, L’université française et l’opinion, Paris, Picard et Fils, 1893, p. 22-23.

612 Paris, Aix-Marseille, Besançon, Bordeaux, Caen, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy, Poitiers, Rennes, Toulouse et Alger.

613 Revue germanique, vol. 8, 1912, p. 237. C’est d’ailleurs à partir de la liste des universités mondiales établie par la Minerva que sont envoyées les invitations pour le Congrès international de l’enseignement supérieur de 1900 (cf. Troisième Congrès…, op. cit., p. XIV).

614 Minerva. Jahrbuch der gelehrten Welt. Herausgegeben von K. Trübner. Siebenter Jahrgang 1897-1898, Strabourg, Karl J. Trübner, 1898, p. 987.

615 Actes de l'Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 1897, p. 372. 616 Cf. exergue du présent chapitre.

133 Le congrès international de l’enseignement supérieur de 1900 sonne ainsi comme une revanche : l’université française, rénovée du Nord au Sud et d’Est en Ouest, désormais classée dans les répertoires internationaux à l’égal des autres universités nationales, peut fêter sa propre gloire retrouvée, à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle.

B) La construction d’une réputation d’antériorité

Si l’on déporte à présent le regard du côté des pratiques discursives, une même logique s’affirme, à travers la mobilisation de thèmes récurrents destinés à magnifier l’université française sur la scène internationale.

Parmi eux, la référence au passé médiéval des universités françaises et aux mobilités étudiantes dans l’Europe du Moyen Âge devient, dès les années 1880, un lieu commun des écrits et des discours des refondateurs de l’université française et des universitaires participant aux grands-messes internationales. « Que signifient toutes ces colonies d’étudiants étrangers, proclame ainsi en 1896 le ministre de l’Instruction publique à la Chambre des députés, qui viennent s’établir non seulement à Paris, mais dans nos autres villes universitaires ? Ces colonies de Bulgares, de Russes, de Roumains, de Grecs, de Serbes, etc… démontrent éloquemment le relèvement scientifique de la France. Et l’on voit ainsi, à la fin du dix- neuvième siècle, se reproduire cette ancienne gloire de ce qu’on appelait naguère le pays latin, et, au Moyen Âge, la Montagne Sainte-Geneviève, dans les rues étroites de laquelle s’élevaient et subsistent de vieux collèges sur les frontons desquels on lit encore : collège des Escossois, collège de Irlandois. C’est cela, Messieurs, c’est cette gloire ancienne que nous tendons à restaurer »617. « Sans vouloir ressembler aux universités du Moyen Âge qui étaient comme des hôtelleries cosmopolites, nous devons […] désirer un plus grand nombre [d’étudiants étrangers] », reprend comme en écho Gabriel Compayré, recteur de l’académie de Lyon, lors de la rentrée solennelle de l’université de Lyon en novembre 1897618. « Et qui sait, écrit pour sa part Ferdinand Larnaude en ouverture des actes du Congrès international de l’enseignement supérieur de 1900, si cette résurrection de ce qu’ont été, il ne faut pas l’oublier, les universités à leur origine, lorsque notamment des nations nombreuses peuplaient la montagne Sainte-Geneviève, berceau de notre antique Université, qui sait, dis-je, si cette

617 JO, CDD, Débats, séance du 9 juin 1896, p. 898.

618 « Rentrée solennelle de l’université de Lyon. Le mercredi 3 novembre 1897 », Bulletin de la Société des Amis de l’université de Lyon, Paris, vol. 11, 1898, p. 35.

134 résurrection n’amènerait pas, par cet afflux constamment renouvelé des étudiants étrangers, des rapprochements entre les peuples ? »619.

Une telle obstination à vouloir établir un lien entre universités médiévales et universités françaises contemporaines intrigue. On pourrait fort bien n’y voir qu’un artifice rhétorique donnant à lire les goûts nostalgiques partagés d’une société fin-de-siècle hantée par l’idée de son propre déclin620. Mais, au-delà de la fioriture de style ou de l’expression symptomatique d’une angoisse, la référence médiévale paraît bien plutôt jouer un double rôle de légitimation et de fondation de la présence universitaire française sur la scène internationale.

On peut en effet y voir en premier lieu un discours à usage externe visant objectivement à asseoir la position française au sein du marché de la réputation académique internationale. Évoquer les origines médiévales et latines – et donc françaises – des universités européennes et des circulations étudiantes internationales, permet de contrebalancer l’image de supériorité du modèle universitaire allemand à la fois en Europe et aux États-Unis, en laissant entendre que le modèle universitaire français, quand bien même s’inspirerait-il à présent de son voisin d’outre-Rhin, lui est bien antérieur – et de plusieurs siècles –, et qu’il en constitue même la racine historique. « L’antique université de Paris, mères de toutes les autres », clame Louis Liard en 1900621, comme beaucoup d’autres avant et après lui622, comme pour capter au profit de la nouvelle université française l’aura internationale de ses ancêtres médiévaux et montrer ainsi, sans doute autant pour se rassurer soi-même que pour attirer vers soi tous les regards, qu’au jeu des influences, la France fut la première à inspirer l’Allemagne, et non l’inverse.

Ce discours s’appuie – et s’en trouve dès lors d’autant plus relayé – sur une inflation de publications à caractère historique qui, depuis les années 1870, accompagne les réformes universitaires en cours. « Négligée trop longtemps par les érudits, souligne ainsi la Revue

historique en 1890, l’histoire des universités françaises du Moyen Âge vient d’obtenir un