• Aucun résultat trouvé

L’intrication  ab  ovo  des  concentrations  en  ozone  stratosphérique  et  des   rayonnements  UV

Dans la première moitié du XXème siècle, les techniques qu’utilisent les astronomes afin de

détecter des particules ionisées dans la haute atmosphère sont multiples.53 La spectrométrie

des rayons incidents réalisée au sol est toutefois la plus courante. La spectrométrie d’un gaz repose sur la correspondance entre les concentrations de ce gaz et la nature du spectre électromagnétique recueilli une fois qu’un rayonnement a traversé ce gaz. Le rayonnement résultant est appelé "signature spectrale" du gaz. Le gaz étudié a altéré le rayonnement incident. Ainsi, dans le cas de la spectrométrie de l’ozone, par exemple, l’ozone est quantifié "indirectement", en mesurant son action sur le spectre solaire.

Un instrument de mesures est certes indissociable de pratiques (calibrage et conditions d’utilisation, nettoyage, discipline du corps dans la pratique de l’instrument, etc.). Mais, le fonctionnement de l’instrument obéit également à une ou des lois scientifiques, donc à une épistémologie, qui "s’incarne" dans l’instrument. Gaston Bachelard parlait des instruments scientifiques comme de « théories matérialisées » (Exemple : « On voit la température sur un thermomètre ; on ne la sent pas. Sans théorie [(par exemple, la loi de dilatation du mercure en fonction de l’apport calorifique)], on ne saurait jamais si ce qu’on voit et ce qu’on sent correspondent au même phénomène » [Bachelard, 1940, p. 10]). Ici, le spectrophotomètre constitue une théorie matérialisée de l’absorption de l’UV par les gaz. Et, le spectromètre est paramétré de telle manière qu’il doit être ajusté à l’objectif de la recherche : ici, détecter la partie manquante du spectre solaire, confisquée par l’ozone atmosphérique. A partir des années 1910, le spectrophotomètre a définitivement lié épistémologiquement ozone stratosphérique et rayonnements UV solaires : le fonctionnement même de l’appareil repose sur le filtrage des UV qu’opère l’ozone, et dont résulte le spectre d’identification de l’ozone. Le spectrophotomètre à ozone lie épistémologiquement mesures des radiations solaires et mesures d’un gaz, l’ozone

                                                                                                               

53 Il peut s’agir de mesures in situ de conductivité à bord des ballons tel Explorer II, ou, plus souvent, de sondages verticaux par télédétection qui utilisent, non les rayonnements incidents, mais des signaux artificiellement produits, de longueurs d’onde qui sont donc indépendantes de celles qui réalisent les réactions physiques ou chimiques dans l’atmosphère. Par exemple, un poste émetteur lance des signaux de « longueur d’onde inférieure à 150 mètres » ; d’après les enregistrements de fréquences réalisés par l’« oscillographe cathodique » du poste récepteur, on détermine, « de proche en proche, comment le nombre d’électrons par centimètre cube évolue avec l’altitude » [Barbier & Chalonge, 1942, pp. 63-71]. Plus tard, les RADARS et des LIDARS renouvelleront les mesures d’ozone de ce type.

(qui était auparavant mesuré dans l’atmosphère à l’aide d’instruments basés sur des

procédés chimiques).54

Sur un plan sociologique, à présent, les pratiques de spectrométrie de l’ozone telles que les conçoit S. Chapman couplent plusieurs pratiques disciplinaires scientifiques. D’abord, les analyses spectrales de l’atmosphère (ou spectrométrie de l’atmosphère) qui se déclinent à partir de la fin

du XIXème siècle rencontrent avec Chapman la photochimie en phase gazeuse. En fait, les

développements de la spectroscopie sont liés à ceux de la photographie, eux-mêmes liés à

ceux de la photochimie des gaz, et ceci depuis le début du XIXème siècle. Mais, les

photochimies en phases gazeuse et liquide deviennent des enjeux de recherche importants

seulement dans les années 1920.55

C’est au cours de cette décennie que Chapman émet l’hypothèse d’une réaction photochimique des gaz oxygénés dans la stratosphère, mais il ne semble pas que l’essor de la photochimie des gaz ait été un facteur déclencheur dans la genèse de la théorie de Chapman. Il faut plutôt invoquer les expérimentations nombreuses sur des phénomènes électromagnétiques et sur la nature (corpusculaire et) ondulatoire de la lumière, dont le

                                                                                                               

54 Cette dépendance épistémologique entre radiations (solaires UV) et ozone (dont sa réactivité chimique) s’incarna même sur le plan institutionnel, quelques décennies plus tard, lors de l’‘International Radiation Commission Session’ d’Oxford, en juillet 1959. Cette rencontre, co-organisée par l’‘International Radiation Commission’ et l’‘International Ozone Commission’ (deux commissions de l’IAMAS (‘International Association of Meteorology and Atmospheric Sciences’ ; ICSU), réunit en effet des figures spécialisées dans le bilan radiatif terrestre (Marcel Migeotte,

John T. Houghton (qui signera beaucoup plus tard un retentissant article “Global warming is now a weapon of mass destruction” dans le Guardian du 28 juillet 2003, puis sera nobélisé en 2007 avec ses collègues du GIEC)) et des chercheurs plus spécifiquement focalisés sur les questions d’ozone stratosphérique (G. Dobson, J. Farman, Alan W. Brewer) (voir Chapitre 5).

55 Au tournant du XIXème siècle, des « rayons de chaleur » (ou « rayons calorifiques ») ont été identifiés « au-delà » des rayons rouges, à l’aide d’un prisme (Ex : l’expérience de William Herschel (1738-1822) vers 1800). (A la fin du XIXème siècle, les ondes radio seront produites en laboratoire au-delà de l’infrarouge, alors que les premières ondes radio solaires ne seront détectées qu’en 1942.) Toujours à l’aide d’un prisme (et grâce à une solution de chlorure d’argent), des « rayons dits chimiques » sont identifiés dans la région opposée du spectre solaire, au-delà du bleu (Ex : travaux de Johann W. Ritter (1776-1810) entre 1801 et 1803).

Le début du XIXème siècle voit le développement de technologies devant décomposer l’ensemble du spectre solaire, dont les rayons au-delà du violet. La substance chimique révélatrice la plus utilisée est l’argent (chlorure d’argent, métal argent). Les astronomes s’emparent précocement de ces technologies (daguerréotype, photographie). « Le premier daguerréotype d’un objet astronomique, la Lune, fut obtenu en 1840 par John William Draper (1811-1882), après vingt minutes d’exposition. » Comme en témoigne l’utilisation précoce du composé chimique chlorure d’argent pour la détection des ultraviolets, UV et chimie sont désormais liés épistémologiquement dans l’explication de certains phénomènes. Ce n’est pas un hasard si J.W. Draper, à qui l’on doit le premier daguerréotype d’un objet astronomique (la Lune, en 1840), est également désigné comme l’un des premiers contributeurs à l’histoire de la

photochimie. Entre 1820 et 1843, ses travaux et ceux de T. von Grotthus montrent qu’une réaction chimique peut être

catalysée par des "rayons chimiques" (i.e. des rayons UV), si ces derniers sont absorbés par la substance chimique réactive. De même que l’on avait imaginé des écrans d’impression des UV, on réalise bientôt des filtres à UV translucides [Vázquez M. & Hanslmeier A., 2006, pp. 2-6].

Néanmoins, il s’agissait là encore de substances solides. Les photochimies des gaz et des solutions liquides ("gas-phase photochemistry" & "solution photochemistry") ne se développèrent guère dans les laboratoires avant le début du XXème siècle. Ainsi, la spectroscopie UV dans l’atmosphère (par exemple, celle qui associe, selon Hartley (1880), la coupure spectrale dans l’UV (à 293 nm) à la présence d’ozone dans l’atmosphère), se fit certes sur la base d’études préalables en laboratoire, mais ne relevait pas de la photochimie, en tant qu’elle ne théorisait pas une affectation chimique de l’ozone subséquente à sa rencontre avec les rayons UV. Bien qu’en plein essor, la jeune tradition d’étude de la photochimie des gaz en laboratoire était encore embryonnaire dans les années 1920 [Roth, 2001, p. 397].

début du XXème siècle est le théâtre. La spectroscopie participe à ce programme de recherche, ce qu’elle fait en partie par le bais de l’étude du cosmos et de la composition atmosphérique. En retour, l’atmosphère est sondée par les mesures spectroscopiques. C’est dans cette tradition que Chapman s’insère bien sûr lorsqu’il publie ses articles entre 1930 et 1934. Il y présente son schème de réactions photochimiques de l’ozone atmosphérique comme une contribution au seul champ, jusqu’alors très empirique, des études astronomiques et météorologiques sur l’ozone stratosphérique. [Chapman, 1931 ; Chapman, 1934]

En définitive, le cycle photochimique de Chapman opère la rencontre de ce champ d’études empiriques sur l’ozone stratosphérique (lui-même situé dans une tradition de cartographie de l’ozone atmosphérique), avec trois autres traditions auxquelles Chapman s’est intéressé dès le début de sa carrière :

1. le travail des astronomes sur les dissociations dans la haute atmosphère, programme de recherche que Chapman avait d’abord vu comme une étude de cas pour élaborer sa théorie cinétique des gaz (non uniformes) [Cowling, Haurwitz & Fogle, 1968 in Akasofu et al., 1968] ;

2. la photochimie en phase gazeuse. Dans le cas de Chapman, il faut plus y voir une "application", une "exportation" ad hoc de la photochimie en phase gazeuse dans l’atmosphère, que quelque coopération de Chapman avec les rares photochimistes de laboratoire de l’époque (qu’il ne cite pas ; Chapman utilise uniquement les données de laboratoire donnant des valeurs des coefficients d’absorption des rayonnements par les gaz [Chapman, 1931 ; Chapman, 1934]). Les biographes de Chapman n’ont pas donné d’indication sur d’éventuelles collaborations de ce type. Il n’est pas impossible que des travaux de laboratoire sur la photochimie de l’ozone "dans les conditions physiques de la stratosphère" aient été entrepris à l’époque. Mais alors, pourquoi, dans ce cas, Chapman ne les évoquerait-il pas ? En tout cas, ce dernier utilise des valeurs de constantes de réaction très "théoriques", calculées d’après des lois universelles de la physico-chimie (cf. Chapman, 1931, pp. 358-360).

3. une théorie optique de l’instrument spectrophotométrique, conçue de telle manière que les bandes spectrales caractéristiques de l’ozone correspondent à un signal ((photo)graphique, à l’époque) – cf. les instruments et méthodes de Dobson, de Götz.

Par l’interprétation que Chapman fait des mesures spectrométriques – la pérennité des concentrations d’ozone stratosphérique s’explique par une succession de réactions photochimiques –, les mesures spectrophotométriques de concentrations d’ozone

stratosphérique lient à présent quatre disciplines et communautés scientifiques : l’optique des physiciens de laboratoire, la théorie de la dissociation des gaz dans la haute atmosphère des astronomes, la photochimie des gaz des chimistes de laboratoire et les mesures systématiques d’ozone des astronomes et météorologistes. Quant au programme de théorisation de la chimie de l’atmosphère, elle va en retour pouvoir alimenter la tradition de mesures spectrométriques de l’ozone en questionnements, ainsi que, potentiellement, les quatre autres traditions auxquelles elle est par définition liée épistémologiquement.

En tant qu’elle contribue à faire se rencontrer différentes disciplines scientifiques, on pourrait qualifier la spectrométrie de l’ozone d’« objet frontière ». Cependant, dans la littérature STS ou sociologique qui utilise ce terme, l’objet frontière s’applique souvent à des concepts ou à des outils théoriques, voire – plus rarement et dans une littérature plus récente – à des instruments autour desquels s’agrègent des chercheurs aux pratiques habituellement éloignées, plutôt qu’à des programmes de recherche scientifique agrégeant des chercheurs de manière durable. L’objet frontière, écrivent les introducteurs de la notion Susan Star et James Griesemer, désigne « un objet à la fois assez plastique pour s’adapter aux besoins locaux, et qui contraindrait suffisamment les différentes parties qui l’emploient pour maintenir une identité commune entre leurs sites », et non le lieu de changements pérennes de paradigmes épistémologiques et de communautés de chercheurs, comme ce qui se joue

dans le cadre de la création de la photochimie [Star & Griesemer, 1989].56

La notion de « zone d’échange » (“trading zone”) entre scientifiques issus de « champs » scientifiques différents, introduite par Peter Galison dans Image & Logic,

s’applique mieux à notre spectroscopie de l’ozone du début du XXème siècle. D’abord, la

spectroscopie de l’ozone induit des changements durables de pratiques expérimentales et théoriques dans différents champs scientifiques (elle contribue même à créer un nouveau champ, la photochimie de l’ozone). Ensuite, dans l’étude de cas de P. Galison, la « physique de la condensation » (“condensation physics”), qu’il désigne comme « zone d’échange »

                                                                                                               

56 Dans la littérature anglo-saxonne, le concept de “boundary objects” n’est pas sans faire écho au “boundary work” de Gieryn Thomas (Thomas G., 1983, "Boundary-work and the demarcation of science from non-science: strains and interests in professional ideologies of scientists"). La définition primitive de S.L. Star (1989) donnée ci-dessus légitime usuellement l’emploi du terme « objet frontière », fréquemment rencontré dans le champ des STS. Par exemple, les auteurs de l’article “Science and policy in air pollution abatement strategies” sur la gouvernance des pluies acides, Sundqvist, Letell et Lidskog, du département de Science and Technology Studies de l’Université de

Göteborg, appellent « objets frontières », aussi bien le concept de « charges critiques » (un seuil limite des impacts des pollutions acides) que le modèle numérique RAINS, développés tous deux par le « régime LRTAP » (i.e. le régime lié à la gouvernance européenne des pluies acides) [Sundqvist et al., 2002]. Les modèles numériques, ou les

paramétrisations utilisées par les modélisateurs (cf. Sundberg, 2007), sont fréquemment qualifiés d’objets frontières, dans la mesure où se fédèrent souvent autour d’eux plusieurs communautés disciplinaires.

Dans ce rapport de thèse, nous n’utiliserons pas ce concept d’« objet frontière », moins pertinent pour l’historien, qui cherche à identifier des tendances plus durables que les presque permanents points de jonction (matériels, théoriques, discursifs) opérés entre les communautés constituées (points de jonction entre disciplines et

communautés, que l’on rencontre de manière presque permanente dans toute entreprise d’étude sociale des sciences),

entre la « météorologie morphologique » et la « théorie réductionniste de la matière » (“analytic matter theory”), s’incarne dans une pratique instrumentale (la physique de la condensation de la chambre à brouillard de Charles Wilson entre 1895 et 1910), de sorte que l’on peut y voir un cas analogue au nôtre, pour lequel une pratique instrumentale, la spectrophotométrie, suscite des réunions entre scientifiques issus de disciplines différentes,

en lien avec une pratique expérimentale nouvelle.57

Pour S. Chapman, G. Dobson et leurs collègues spécialistes de l’ozone, la spectrométrie de l’ozone va à présent se présenter comme une « zone d’échange » entre « théorie optique de la spectrophotométrie », « cartographie de l’ozone atmosphérique », « théorie des gaz ionisés dans la haute atmosphère », « photochimie en phase gazeuse », mais aussi « bilan radiatif global », « théorie de l’équilibre photochimique de la moyenne atmosphère »... voire d’autres disciplines que nous n’avons pas identifiées (traits pleins sur le schéma ci-dessous, notre Figure 8). De plus, la théorie de l’équilibre photochimique de la moyenne atmosphère est née de l’échange entre les quatre premiers champs d’étude, au sein du programme de recherche constitué par la spectrométrie de l’ozone, dans lequel s’inscrit explicitement

Chapman (flèches en pointillés).58

                                                                                                               

57 C’est même précisément parce qu’il se vante d’avoir su mettre les pratiques instrumentales au cœur de son récit historique sur les hybridations entre disciplines, que Peter Galison trouve légitime d’introduire le concept « de zone d’échange », une notion qui dépasserait et engloberait celle « d’objet frontière » :

“In working out the idea of a trading zone, I have benefited enormously from the work of anthropological linguists, who have incorporated into anthropology a sophisticated taxonomy of pidgins and creoles and an analysis of the development and uses to which these tongues have been put. […]

“Of all the literature on scientific exchange, with respect to the notion of the trading zone I find most congenial the work of Star and Griesemer’s “Translations’ and Boundary Objects”, Soc. Stud. Sci. 19 (1989): 387-420, where they use the history of ecology to show how certain objects (such as fossils) could participate simultaneously in the different “views” held by collectors, trappers, administrators, and others – and yet have some element of continuous identity. The notion of cooperation through heterogeneity is key for their project and mine. As I will argue below, however, I urge first that we drop the notion of “translation” and replace it by the establishment of local exchange languages. Second, as the term “trade language” suggests, more can be shared between languages than the nouns designating specific objects: we will frequently be concerned in the context of experimentation with locally shared procedures and interpretations as well as objects.” [Galison, 1997, p. 47]

58 Dans Image & Logic de Galison, en revanche, la zone d’échange « physique de la condensation » n’est pas l’unique programme de recherche qui mena aux premiers développements de la « physique météorologique », de la

« climatologie », de la « physique de la condensation pour moteurs à vapeur » et de la « théorie de la

matière particulaire »… contrairement à ce que semble indiquer le diagramme ci-dessous tiré d’Image & Logic, et schématise le rôle de « zone d’échange » joué par la « physique de la condensation » entre 1895 et 1911 :

Figure 8 : La spectrométrie de l’ozone atmosphérique comme « zone d’échange » entre disciplines (celles reliées par des traits pleins), à partir de 1929 ; et, par ailleurs, comme pratique instrumentale médiatrice, qui tira parti de champs constitués pour donner naissance à la théorie de l’équilibre photochimique de la moyenne atmosphère (flèches en pointillés, qui suivent la flèche du

temps)

La  proposition  d’ingénierie  atmosphérique  de  Chapman  :  «  faire  un  trou  dans  la  

Outline

Documents relatifs