• Aucun résultat trouvé

Les  essais  nucléaires

Aux yeux d’un scientifique de l’atmosphère, une explosion radioactive importante (Hiroshima et Nagasaki, des essais nucléaires atmosphériques, des accidents de centrales nucléaires à Tchernobyl ou Fukushima) partage quelques caractéristiques avec une grande éruption volcanique. Outre leur impact radiatif, volcans et explosions nucléaires émettent des polluants en quantité importante, facilement identifiables (soit dans l’atmosphère, soit lors de leur retombée au sol), et dont une partie atteint la stratosphère. Si le chimiste et

                                                                                                               

entre les tracés de micrographes à électron obtenus à partir d’échantillons collectés en Antarctique et ceux collectés dans le cratère Halemaunau du volcan Kilauea [à Hawaï] est frappante » [Cadle et al., 1968, p. 103].

131 Au XXème siècle, les travaux sur les émissions volcaniques ont d’abord porté sur leur impact radiatif, et ont donc principalement servi les sciences du climat. Dans son article "In the public eye: Volcanology and climate change studies in the 20th century", l’historien des sciences Matthias Dörries parle même d’un champ de recherche en “volcanism and climate change (VCC)”. Ce champ de recherche, remarque M. Dörries, la "nature" l’aurait

"désavantagé" pendant 51 ans, entre l’éruption du Katmai (Alaska, 1912) et celle de l’Agung (Indonésie, 1963), laps de temps au cours duquel, « faute de nouvelles données », le débat [sur les liens, à l’échelle "géologique" (cf. toujours le débat sur les âges glaciaires), entre volcans et climat] stagna », avant qu’il ne redevienne important. Dès les années 1940-50, toutefois, Harry Wexler avait insisté sur l’influence potentielle des volcans sur le climat global, afin d’expliquer les changements climatiques observés à son époque : l’absence d’éruptions volcaniques depuis le début du siècle ne pouvait-elle pas expliquer la hausse des températures de surface, dans les hautes latitudes ? (Par ailleurs, Wexler utilisait les éruptions (en particulier, celle du Krakatoa en 1883), comme des modèles analogiques de l’impact climatique des Bombes H (rappelons que Wexler participa notamment au célèbre Project Sunshine : Woldwide effects of

atomic weapons (US Atomic Energy Commission and US Air Force Project RAND, R-251-AEC (amended),

6 Aug. 1953))) [Dörries, 2006, pp. 88 & 100-104]

132 Ces grandes éruptions volcaniques du dernier tiers du XXème siècle fourniront en outre des études de cas sur l’impact radiatif des aérosols, dans le cadre d’une expertise sur l’ozone stratosphérique qui ferait une place de plus en plus importante aux interactions avec le climat. Enfin, c’est par une analogie faite avec ces éruptions, que

Paul Crutzen proposera en 2006 de réfléchir à la possibilité d’injecter des aérosols soufrés dans la stratosphère en cas de réchauffement climatique trop élevé dans les décennies à venir ; en retour, cette proposition lançait un

programme de recherche de chimie atmosphérique sur les impacts d’une telle géoingénierie sur la couche d’ozone (voir Chapitre 8). [Crutzen, 2006 ; WMO/…, 2011, pp. 3.12-3.15]

météorologue Christian Junge suivit de près les programmes de recherche sur les particules radioactives et y collabora, au point de baptiser son ouvrage de référence Air Chemistry and Radioactivity (Junge, 1963), c’est parce que les particules radioactives, telles que celles émises lors des essais nucléaires atmosphériques réalisés par les grandes puissances militaires après-guerre, constituent des traceurs atmosphériques de premier choix [Jaenicke, 1998]. Les nombreux tests nucléaires atmosphériques menés entre 1945 et 1962 par les États-Unis et l’Union Soviétique (qui signent, avec le Royaume-Uni, le Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires en 1963) puis par la France et la Chine (le dernier essai nucléaire atmosphérique officiel a été effectué par la Chine en 1980) ont, de fait, été une aubaine pour les océanographes (voir note de bas de page n°107), les météorologistes et les aéronomes.

Ils ont, pour commencer, contribué de manière décisive à dessiner la dynamique troposphérique-stratosphérique à grande échelle. L’une des figures centrales des études pré-1970 sur les échanges au niveau de la tropopause a été l’astro-géophysicien de formation, devenu météorologiste, l’Etats-Unien Edwin F. Danielsen. Les études relatives aux retombées nucléaires ont été, pour lui aussi, décisives. Danielsen a travaillé au NCAR et au ‘Ames Research Lab’ de la NASA.

Ensuite, les essais nucléaires atmosphériques ont contribué à construire les cycles globaux du carbone et de l’azote. En effet, les essais nucléaires à l’air libre émettent dans l’atmosphère des particules en grande quantité. Parmi elles, des particules contenant du carbone 14, qui sont expulsées dans la troposphère, et même jusque dans la stratosphère. Il est plutôt facile de tracer de tels isotopes radioactifs ; par conséquent, ils permettent de donner des indices sur les flux de masses d’air dans la troposphère et la stratosphère. De plus, lors des essais nucléaires atmosphériques, de grandes quantités d’oxydes d’azote se retrouvent également injectées dans la stratosphère. [Edwards, 2012, pp. 29-32 ; voir également Edwards, 2010, “Nuclear Weapons Tests and Global Circulation Tracers”, pp. 207-215]

Enfin, un autre aspect nous intéresse ici. Dans les années 1960, aux Etats-Unis, l’un des organes chargés d’évaluer l’impact atmosphérique des essais nucléaires est l’‘Atomic Energy Commission’ (AEC). Une « énigme intéressante » est alors soulevée, relate l’historien Erik Conway. Des scientifiques de l’AEC discutent l’hypothèse d’après laquelle les tests nucléaires seraient en capacité de réduire de manière « légère mais mesurable » la concentration en ozone stratosphérique, du fait de leur action sur les flux radiatifs et la météorologie de la stratosphère. [Conway, 2008, p. 130]

Le climat n’est certes pas propice à une quelconque alerte : les Etats-Unis et l’URSS ont cessé leurs essais nucléaires atmosphériques (en 1962) ; et, dans les années 1960, les données

obtenues par le réseau de spectromètres Dobson suggèrent que les concentrations moyennes

d’ozone sont globalement plutôt sur la pente ascendante…133 Mais, précisément, cette légère

augmentation des taux d’ozone mesurés, non prévue par les théoriciens, intrigue les scientifiques. Elle indique que la stratosphère est plus complexe que ne l’avait jusqu’alors envisagé la communauté scientifique. En outre, l’attitude des scientifiques, qui consiste à envisager à présent l’éventualité d’une destruction de l’ozone stratosphérique, indique que, au milieu des

années 1960, l’équilibre chimique de l’ozone stratosphérique ne va plus de soi.134 [Edwards, 2012 ;

Conway, 2008, p. 130]

2.4. Harry  Wexler  :  «  nous  pouvons  détruire  la  couche  

d’ozone  »  

L’historien James Fleming a montré que, dès 1962, Harry Wexler (1911-62) avait imaginé une théorie au sujet d’une possible destruction chimique involontaire de la couche d’ozone par l’homme. La genèse de la théorie de ce météorologiste-modélisateur s’inscrit au cœur des mutations des études sur la stratosphère et l’environnement global que nous avons décrites

                                                                                                               

133 Une légère augmentation des concentrations en ozone a été mesurée par les Dobson pendant dix ans environ, avant de s’arrêter en 1968. Les concentrations sont ensuite restées stables pendant plusieurs années.

134 Une nouvelle controverse sur les effets des armes atomiques éclatera au milieu des années 1970 avec l’hypothèse de l’Hiver nucléaire. Si ses théoriciens mettront surtout en avant les risques climatiques d’une guerre nucléaire, ils estimeront que la couche d’ozone pouvait elle aussi être affectée significativement, avec des conséquences climatiques et sanitaires. Soit, du fait de l’impact radiatif des essais nucléaires, soit par l’action chimique des oxydes d’azote générés suite aux explosions (Cf. Foley Henry M. & Ruderman Malvin A., 1973, “Stratospheric NO Production from Past Nuclear Explosions,” J. Geoph. Res.). L’une des premières publications marquantes sera signée par R.C. Whitten, W. J. Borucki et R.P. Turco (1975, “Possible Ozone Depletions following Nuclear Explosions,” Nature). Dès 1975, l’Académie des Sciences états-unienne publiera un rapport sur les effets d’une guerre nucléaire. Ses experts feront usage de l’analogie avec les effets des poussières volcaniques, pour confirmer qu’un danger de destruction d’ozone existait, tout le moins dans le cas d’explosions nucléaires de plus d’une mégatonne. Ils ne mettront toutefois pas en garde contre elle, ni par ailleurs contre de possibles conséquences climatiques cataclysmiques, et souligneront avec insistance les incertitudes et insuffisances de la recherche sur le sujet (National Research Council, 1975, Long-Term

Worldwide Effects of Multiple Nuclear-Weapons Detonations). [Dörries, 2011, pp. 212, 217 & 207-8]

Dans ce travail, nous avons décidé de ne pas accorder une place importante à l’épisode de tension autour de la théorie de l’Hiver nucléaire, dans la mesure où cette question n’anima guère les débats dans les communautés de l’ozone, de la chimie troposphérique ou des cycles biogéochimiques. Nous soulignons toutefois que l’affaire de l’Hiver nucléaire, qui fut médiatisée de manière significative aux Etats-Unis et en Europe au début des années 1980, est à prendre en compte pour expliquer, à la fois :

- les attaques à la crédibilité des scientifiques théorisant des changements rapides de l’atmosphère planétaire, en particulier des théoriciens du changement climatique (cette théorie de l’hiver nucléaire, et donc d’une

modification rapide et intense du climat global, est-elle sérieuse ?, questionneront des scientifiques comme Edward Teller, le « Père de la Bombe H » et partisan indéfectible du programme d’armement nucléaire aux États-Unis, qui « encouragera la recherche au LLNL (‘Lawrence Livermore National Laboratory’) pour invalider, ou tout le moins atténuer les résultats des théoriciens de l’hiver nucléaire » au début des années 1980, écrit Matthias Dörries [Dörries, 2011, p. 219]. Erik Conway et Naomi Oreskes ont quant à eux montré que le physicien-astronome Robert Jastrow a contesté dans la foulée la théorie de l’hiver nucléaire et les résultats et prévisions sur le changement climatique des Bert Bolin/James Hansen/GIEC/etc. dès le tournant des années 1990 [Oreskes & Conway, 2010, pp. 47-54, 59 & 186-190] ;

- et la construction de mobilisations internationales contre l’armement nucléaire et le changement climatique d’origine anthropique, dans la première moitié des années 1980. (Voir Dörries, 2011)

dans les Sous-chapitres précédents : l’intérêt croissant de météorologistes pour la stratosphère, en vue d’élaborer des savoirs météorologiques (et climatiques) à grande échelle ; la croyance dans le potentiel de l’homme à modifier rapidement l’atmosphère, y compris ses caractéristiques à grande échelle, dont, peut-être, la couche d’ozone. En outre, le contexte de proposition de cette théorie est tout à fait symptomatique de l’univers dans lequel baigne l’élite scientifique du complexe science universitaire-militaire-industrie états-unien, puisque Wexler la propose en marge de ses travaux d’expertise sur le développement hypothétique d’armes climatiques par les armées américaine et soviétique. [Fleming, 2007(b)]

Outline

Documents relatifs