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Partie C : Les chimistes de l’atmosphère dans la production de technologies de gouvernement pour des politiques internationales des pollutions

Notre Partie C porte sur les années 1980 et les décennies postérieures. Tout d’abord, les années 2000 ont été marquées par le constat "d’échec" de la gouvernance internationale du changement climatique, qui avait pourtant été largement inspirée de la gouvernance "à succès" de l’ozone. D’où, l’occasion pour nous de réinterroger le cadrage de l’ozone et la pertinence de cette « dépendance au sentier » entre ozone et climat qu’a vivement attaquée Reiner Grundmann [Grundmann, 2006], ainsi que de nous demander quelles solutions les experts chimistes de l’atmosphère proposent pour sortir de l’ornière climatique. Ensuite, la chimie atmosphérique a intégré les rapports du GIEC. Changement climatique, ozone stratosphérique et pollution de l’air de fond à l’échelle globale se trouvent désormais associés épistémologiquement dans ces grands textes de référence. D’où la nécessité de regarder quels acteurs ont encouragé ce programme, et de nous questionner sur les implications politiques de l’utilisation de ces nouveaux savoirs qui brouillent les frontières entre problématiques de pollutions atmosphériques. En d’autres termes, notre suivi des chimistes de l’atmosphère nous permet de jeter un coup de projecteur sur de nouveaux possibles de gouvernance du changement climatique, ainsi que sur de nouveaux types d’expertise des pollutions ayant émergé au cours des deux dernières décennies.

Les GES de courte durée de vie se positionnent au centre du jeu. L’entrée de la chimie troposphérique dans les rapports du GIEC a poussé sur le devant de la scène politique des

composés autres que le CO2 : l’ozone, qui est un GES puissant ; des gaz qui participent à la

chimie de l’ozone (le monoxyde de carbone, les COV, les NOx) ; le méthane, qui est

également un GES puissant (et participe en outre à la chimie de l’ozone). Certains chimistes de l’atmosphère influents tels que S. Solomon (Solomon et al., 2013) mettent aujourd’hui l’accent sur la nécessité de réglementer les gaz à effet de serre de courte ou moyenne durée de vie tels que l’ozone et le méthane, ou encore le carbone suie, qui pourrait lui aussi contribuer à réchauffer l’atmosphère. Ils incitent à mener des gouvernances des pollutions "multi-polluant et multi-effet". Ils mettent l’accent sur les possibilités de réaliser par ce biais des « co-bénéfices ». Par exemple, baisser les émissions de précurseurs de l’ozone troposphérique serait bénéfique, à la fois pour le climat et pour la qualité de l’air, dans la mesure où l’ozone est à la fois un GES puissant et un polluant urbain toxique. Certains auteurs de SHS défendent également cette option, arguant que le cadrage de la gouvernance climatique est mauvais. C’est le cas par exemple des signataires du Hartwell Paper: A New Direction for Climate Policy after the Crash of 2009, dont R. Grundmann compte parmi les signataires [Prins et al., 2010]. Nous discutons les raisons et les implications politiques qui sous-tendent cette tendance à promouvoir les réductions des GES de courte durée de vie, et à encourager les politiques à « co-bénéfices ».

Dans notre Partie C, nous empruntons de nouvelles thématiques aux STS. D’abord, dans une perspective de recherche « transnationale et comparatiste » sur l’expertise, nous nous intéressons aux « régimes de régulation internationaux et à la constitution d’une expertise globale » sur l’ozone, le changement climatique et le système Terre. Comme le formulent C. Bonneuil et P.-B. Joly, « le caractère de « bien global » ne s’impose pas naturellement et requiert un travail des acteurs, qui mobilise souvent des images, quantifications ou modélisations scientifiques » [Bonneuil & Joly, 2012, pp. 74-75]. Ainsi en va-t-il des images environnementales globales telles que l’image du trou de la couche d’ozone [Grevsmuehl, 2012], ou de la construction du seuil maximal « +2°C » qui s’est imposé dans les arènes politiques du changement climatique [Aykut & Dahan, 2011].

Ensuite, nous réalisons un travail inhérent à « la circulation de standards ou instruments de gouvernement d’un espace politique à l’autre » (entre EPA et industriels, entre institutions nationales et supranationales, entre pays). Trois standards communs conditionnent typiquement « l’évolution de la régulation des risques en Europe et aux Etats-Unis depuis les années 1980, rappellent C. Bonneuil et P.-B. Joly : les standards d’analyse des risques, les analyses coûts/bénéfices et les dispositifs de participation du public » [Bonneuil & Joly, 2012, pp. 73-74]. Dans ce travail, nous nous focalisons principalement sur des « standards d’analyse des risques » particuliers : des « indices environnementaux

(‘environmental indicators’) » (cf. Leeuw, 2002). Nous rencontrerons des « indices » (Indice UV), des « potentiels » (‘Ozone Depletion Potential’ (ODP) et ‘Global Warming Potential’ (GWP)), des « charges critiques »… Ces indicateurs, élaborés par les experts scientifiques de l’environnement sont des « métriques », qui créent un lien, des plus évidents, entre des scientifiques aux savoirs complexes et une sphère politique en demande

de quantificateurs pour guider et légitimer son action.16

Qu’en est-il, en particulier, des gouvernements de la couche d’ozone et du changement climatique ? A partir de la fin des années 1970, dans le cadre de la genèse d’une expertise interntionale sur la destruction anthropique de l’ozone et des premières négociations internationales sur des réglementations des CFC, des liens se sont créés entre des scientifiques de la nature et des acteurs "profanes", qui ont milité conjointement en faveur de réglementations sur les CFC (Peter Haas a parlé de la constitution d’une « communauté épistémique écologique » de l’ozone [Haas, 1992 (2)]). Les chimistes de l’atmosphère globale s’immiscent alors dans l’arène réglementaire, notamment par le biais de la production d’un indice environnemental particulier, l’ODP (développé au début des années 1980 par D. Wuebbles, du ‘Lawrence Livermore National Laboratory’ (LLNL), à la demande de l’EPA). Nous montrons que l’ODP a joué un rôle décisif de médiation entre les décideurs politiques et l’industrie, et entre les négociateurs nationaux… Un rôle que le GWP, calqué sur l’ODP, peine à endosser dans le cadre de la gouvernance climatique, malgré sa promotion, toujours renouvelée, de la part des experts du GIEC.

                                                                                                               

16 Les experts du rapport officieux Nous n’avons qu’une terre, publié en marge de l’UNCHE de Stockholm, l’avaient parfaitement compris. Ils avaient consacré leur « Chapitre II » aux « unités de la science ». A l’aide de grandeurs quantifiables, ils escomptaient interpeler les humains au sujet des multiples impacts néfastes de leurs activités, sur différentes échelles de temps : en mettant en évidence des contradictions entre « matière » et consommation d’émission (et politiques natalistes, et croissance économique), en calculant les « prix » importants de la pollution (coûts "cachés" dans les "externalités"), en promouvant des « normes de qualité » environnementales. [Ward & Dubos, 1974 (1972), pp. 77-271]

Partie  A.   1900-­‐1970.  Le  paradigme  d’une  

couche  d’ozone  en  équilibre  

“Thank God, man cannot as yet fly, and lay waste the sky as well as the earth!” H.D. Thoreau, 1861

Les premiers pas de la chimie atmosphérique globale concernent des réactions chimiques dans la partie supérieure de l’atmosphère, et en particulier la chimie de l’ozone stratosphérique. Entre 1929, date de la proposition par Sydney Chapman d’un premier schème de destruction / production d’ozone stratosphérique, et 1970, date de la première alerte à la destruction anthropique de la couche d’ozone, la théorie chimique de l’ozone stratosphérique est l’apanage de physiciens et mathématiciens de formation (des géophysiciens, des astronomes, des météorologistes), et s’étoffe peu. La stratosphère est traitée principalement comme une entité géologique en équilibre dynamique et chimique.

Si les décennies 1900-60 ne feront guère rimer "environnement" atmosphérique avec "protection environnementale", elles n’en seront pas moins une période d’intense transformation sociale, matérielle et épistémologique pour les sciences de l’atmosphère. L’atmosphère à moyenne et grande échelle, en particulier, recèle de multiples défis scientifiques :

- comme un lieu de théorisation de phénomènes spectaculaires (éclairs, aurores boréales, nuages), que l’on cherche à modéliser avec les nouveaux savoirs et les nouveaux instruments ;

- comme une "gène" pour l’observation de l’espace ;

- comme un milieu dangereux pour les nouvelles technologies aéronautiques et aérospatiales, ou encore un milieu à connaître pour pouvoir y déployer des ondes de télécommunications fonctionnelles.

La composition de la moyenne et la haute atmosphère, voire les réactions chimiques qui s’y produisent, gagnent en importance aux yeux des météorologistes, des géophysiciens et des astronomes.

En ce qui concerne la stratosphère en particulier, non seulement elle serait le lieu de transformations chimiques (dans sa couche d’ozone), mais les sciences des années 1940-60 indiquent que son climat et sa météorologie pourraient en outre subir des variations rapides, en lien avec l’activité de volcans ou d’écosystèmes (comme les microorganismes des sols, qui

émettent dans l’atmosphère du protoxyde d’azote N2O), ou comme résultantes d’essais

nucléaires atmosphériques. Toutefois, dans les années 1940-60, les publications sur la stratosphère demeurent presque toujours cantonnées dans l’arène scientifique. Les médias ne s’intéressent guère à ces résultats. Ils ne relaieront guère non plus les quelques rares hypothèses scientifiques sur l’éventualité d’une destruction de l’ozone par des composés chimiques anthropiques (avions supersoniques, navettes spatiales) formulées dans les années 1960. Quant aux travaux sur les impacts des essais nucléaires atmosphériques sur la stratosphère, soit ils ne sont – pour la plupart – pas rendus publics, soit ils indiquent que les impacts sur l’environnement, et en particulier le climat, seraient insignifiants au-delà de quelques jours ou semaines [Dörries, 2011, p. 204].

La presse se fera en revanche – certes, très épisodiquement – l’écho d’allocutions de scientifiques au sujet des changements climatiques à grande échelle et globaux. Ainsi, au lendemain de la conférence de H. Ahlmann donnée le 29 mai 1947 devant ses pairs de l’Institut de géophysique de l’Université de Californie à Los Angeles, le New York Times rapporta l’inquiétude de ce professeur de géographie de l’Université de Stockholm devant l’« énorme » augmentation des températures arctiques qu’il avait constatée au cours des dernières décennies (Ahlmann avait même avancé le chiffre de +5°C), ainsi que sa suggestion de créer urgemment une agence internationale pour étudier les conditions climatiques à l’échelle globale [Hill Gladwin, 1974, “Warming arctic climate melting glaciers faster, raising ocean level, scientist says”, New York Times, 30 mai 1947, p. 23 in Doel, 2009, p. 142]. Quelques années plus tard, l’AGI ayant généré entre temps de nouvelles données, un

reporter du même quotidien écrira que les niveaux de CO2 augmentaient à cause « de la

décharge constante de fumées par les cheminées d’usine, les pots d’échappement des automobiles, les moteurs d’avions à réaction, les feux de forêts, et la combustion des tas d’ordures » [Sullivan Walter, 1961, “Air Found Gaining Carbon Dioxide”, The New York Times, 11 September 1961, 29 in Hart & Victor, 1993, p. 651]. Certaines figures de l’élite des sciences de l’environnement physique états-unienne étaient déjà sur le pont depuis plusieurs années ; toutefois, les historiens David Hart et David Victor ont montré que « malgré son importance scientifique et la facilité avec laquelle on lui avait trouvé des financements dans le cadre de l’Année Géophysique Internationale (AGI ; 1957-58) », le programme de

surveillance du CO2 peinait encore à trouver des financements au début des années 1960

Il existe une littérature abondante sur l’expertise et la gouvernance de l’ozone après 1970 (voir nos Parties B et C), une littérature importante sur les sciences des années 1940-60 – en particulier sur les mutations décisives de la météorologie et de la science du climat global (Edwards, 2004 & 2010 ; Dörries, 2006 ; Doel, 2003 & 2009 ; Hart & Victor, 1993 ; Howe, 2014)

–, et par ailleurs des histoires de la météorologie du XIXème siècle et de la première moitié du

XXème siècle.17 En revanche, les histoires "pré-belligérante" (avant 1940) et "pré-médiatique"

(avant 1970) de l’ozone comme objet d’étude d’une atmosphère "à grande échelle" ou "globale" pour les astronomes, géophysiciens et météorologistes, n’a inspiré aucun travail spécifique de SHS. Dans cette Partie A, nous posons quelques pierres afin de combler en partie ce déficit. En outre, le cadrage initial de la question scientifique de l’ozone stratosphérique, que nous détaillons dans cette partie, est, pour notre lecteur, un prérequis à la compréhension

des débats scientifiques sur l’ozone tels qu’ils se poseront à partir de 1970.18 Enfin, cette

étude des décennies 1900-60 nous permet de spécifier, par la négation, l’originalité des pratiques et des valeurs des chimistes de l’atmosphère globale après 1970.

"Pré-médiatique" ne signifie pas "pré-politique". Il existe toujours, pour commencer, des enjeux de politique de recherche. Par exemple, Gordon Dobson cherche à imposer son spectrophotomètre comme instrument de référence des mesures d’ozone. Il doit pour cela convaincre son laboratoire d’Oxford et la Royal Society de le financer, et ses pairs européens de prendre part à son programme de mesure. Ensuite, les épistémologies, particulières à chaque époque, résonnent avec la manière qu’ont les scientifiques d’approcher l’objet "environnement". Ainsi, S. Chapman attribue à la Nature globale une immuabilité, qui lui interdit de croire en une destruction significative et donc dangereuse de la couche d’ozone… alors pourtant qu’il propose lui-même dans le même temps une expérience d’ingénierie devant supprimer – très localement et très provisoirement – l’ozone atmosphérique, afin d’obtenir de meilleures observations du ciel [Chapman, 1934]. Enfin, dans les années 1940-60, les enjeux politiques de l’aéronomie sont patents dans ses applications militaires.

Notre Partie A suit quatre axes principaux :

                                                                                                               

17 Nebeker, 1995, Calculating the Weather. Meteorology in the 20th Century constitue une bonne entrée dans les questions

d’épistémologie et de disciplines météorologiques du XXème siècle. Pour une approche plus "entre science et société" sur la météorologie des Etats-Unis aux XIXème et XXème siècles, nous renvoyons aux travaux de James Fleming et de ses collaborateurs, que l’on trouve notamment dans le journal à comité de lecture History of Meteorology de l’International

Commission on History of Meteorology (voir : http://www.meteohistory.org). Au sujet de la science de la prévision du

temps en France au XIXème siècle, nous renvoyons à Locher, 2008.

18 Dans l’optique de définir efficacement la problématique scientifique pour un public non-spécialiste des sciences de l’atmosphère, nous avons inséré dans cette partie quelques incises et notes techniques, et même occasionnellement anticipé sur le contexte scientifique et les controverses scientifiques sur l’ozone postérieurs à 1970 – anticipations bien sûr problématiques aux yeux de l’historien, mais parfois nécessaires à la clarté d’un long récit comme le nôtre.

1. Elle montre que la première chimie atmosphérique globale, la chimie de l’ozone stratosphérique, s’inscrit pleinement, dès ses débuts, au sein d’une tradition d’études de l’atmosphère, et nullement au sein de la discipline chimie. De surcroît, ces études sont, à de rares exceptions près, la chasse gardée de physiciens de formation : météorologistes, géophysiciens, astronomes-aéronomes.

2. Elle retrace la création de réseaux de mesure d’ozone à l’échelle internationale. Elle donne également quelques entrées au sujet des autres premiers réseaux de mesure internationaux des composés atmosphériques, qui contribuent à la genèse de nouveaux modèles de la circulation atmosphérique globale – dite "circulation générale". Parmi les vocations de ces réseaux, on trouve les premières entreprises de traçabilité de polluants anthropiques à grande échelle (particules radioactives émis lors des essais nucléaires atmosphériques, précurseurs des pluies acides).

3. Elle décrit la construction d’une culture et d’une épistémologie particulière, qui rendra possible les alertes à la destruction anthropique des années 1970.

4. Elle souligne l’inscription des aéronomes et de météorologistes au sein du complexe

militaire-industriel-universitaire. Nous nous attardons particulièrement sur les Etats-Unis, pays qui devient après 1945 la puissance scientifique principale, y compris sur les questions atmosphériques de météorologie à grande échelle, de

climat global, voire d’aéronomie.  

Le Chapitre 1 décrit les débuts de la chimie de la stratosphère – qui ne sont autres que les débuts de la chimie atmosphérique de manière générale. Les Chapitres 2 et 3 offrent un complément au tableau, déjà esquissé par de plusieurs historiens, sur le nouveau régime des sciences qui naît dans les années 1940-1960 aux Etats-Unis, en URSS et en Europe occidentale. Parmi les sciences qui sont alors largement irriguées par des financements militaires, la recherche atmosphérique figure en bonne place, voyant ses capitaux croître à une vitesse inédite. C’est le cas, en particulier, de la science de la stratosphère, sur laquelle nous nous attarderons. Son développement se fait alors par des va-et-vient entre, d’une part, une science finalisée, très compétitive (entre nations) et souvent peu transparente, au service d’enjeux de défense nationaux, et, d’autre part, des collaborations présentées comme "pacifiques", car concernant des questions de sciences plus "fondamentales". En ce qui concerne les programmes nationaux états-uniens, ils sont, en règle générale, pensés dès leur conception comme devant atteindre les deux finalités – Défense et "progrès de la science".

Chapitre  1. 1900-­‐1940.  L’ozone  

stratosphérique,  nouvel  objet  des  

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