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C Le contrôle de gestion comme dispositif partagé d’interprétation et de jugement

1) L’interprétation des données chiffrées

Une mesure amputée de son contexte est dépourvue de signification. Dès lors que les états financiers circulent en partie détachés des événements opérationnels qui les sous-tendent, ils demandent à être analysés. Une particularité des groupes est qu’il revient explicitement aux contrôleurs de gestion la mission de faire ce travail d’interprétation pour le compte des managers des maisons mères. Les contrôleurs de gestion s’appuient pour cela sur deux sources d’informations complémentaires sollicitées concomitamment bien que nous les présentions ici séparément. Ainsi, les contrôleurs de gestion travaillent d’une part entre eux dans le but de s’assurer en permanence de la rigueur technique des calculs mis en œuvre dans la construction des états de reporting sur lesquels ils s’appuient pour déceler l’existence d’événements opérationnels remarquables. Ils sollicitent d’autre part les managers opérationnels pour être tenus au courant des principaux faits saillants concernant les opérations qu’ils s’attachent à retrouver dans les comptes. Données chiffrées rigoureuses et

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J-C. Moisdon fait explicitement référence en ces termes aux usages du contrôle de gestion (1997 : 17)

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comptes rendus verbaux réguliers sont articulés de sorte à communiquer une synthèse crédible de la situation opérationnelle des filiales aux échelons supérieurs.

La vérification technique des chiffres

Un premier type de vérification consiste, pour les contrôleurs de gestion, à s’assurer du bon usage des formules qui transforment les enregistrements analytiques en indicateurs du reporting. Ce travail légitime les chiffres du contrôle de gestion par la rigueur des procédures suivies lors de leur production. A défaut d’avoir le temps et les moyens de vérifier l’ensemble des calculs, les contrôleurs de gestion se mettent dans une position comparable à celle de leurs futurs interlocuteurs et repèrent les variations et les incohérences sur lesquelles porter leur attention. Ils sont aidés en cela par les logiciels qui transforment des exercices autrefois très fastidieux, comme la construction de tableaux de reporting, en des processus rapides largement automatisés. Ces innovations techniques incitent à des va-et-vient nombreux entre le détail des données et la vision consolidée. Les contrôleurs de gestion repèrent en avant- première les écarts les plus remarquables et vérifient leur bien-fondé. L’exemple d’Oméga offre une bonne illustration des vérifications « techniques » conduites.

Comme partout ailleurs, les contrôleurs de gestion sont les premiers chez Oméga à avoir accès aux données d’ensemble du reporting. Ils mettent à profit cet accès exclusif pour vérifier la qualité de leur production en organisant une revue critique de leur travail dont ils éprouvent la robustesse avant de le diffuser largement.

« Chacun regarde [les chiffres de] sa société pour voir si ça ne paraît pas trop faux et si c’est cohérent avant de sortir les chiffres du compte de résultat. » (CDG Oméga)

Depuis le déploiement du logiciel Hypérion les contrôleurs de gestion d’Oméga mentionnent que les mises en forme intermédiaires se font « à chaque nouvelle donnée introduite ». Les contrôleurs de gestion multiplient de ce fait les consolidations à usage privé qui leur permettent de repérer très tôt les écarts suspects : « il y a du coup moins d’erreurs ou bien on les découvre plus rapidement » (CDG Oméga). L’enjeu pour les contrôleurs de gestion est de pouvoir vérifier les calculs à l’origine de variations importantes en remontant jusqu’au détail des informations analytiques.

« Nous devons avoir toutes les ‘billes’ pour expliquer précisément [les données]. Il faut pouvoir justifier tous les chiffres [...] On est garant de la justesse du chiffre et on est les seuls à avoir tout le détail. La justification de la construction des chiffres demande de descendre dans le détail. Le tout est de pouvoir se justifier [...] Il faut que tout soit compréhensible et justifiable. » (CDG Oméga)

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Ce travail de vérification des données explique la grande confiance du contrôleur de gestion FDS dans les chiffres en provenance d’Oméga.

« Avec Oméga il n’y a pas de grosses coquilles, j’ai jamais rien trouvé d’important […] C’est déjà re-revu quand ça [les chiffres] arrive ici [...] c’est archi-blindé. » (CDG FDS) Les contrôleurs de gestion traquent les erreurs techniques dans l’imputation ou la production des données en amont pour s’appuyer avec confiance sur les éléments du reporting dans leurs échanges avec les managers et les dirigeants.

La vérification logique des chiffres

Pour être pertinents, les chiffres du reporting doivent non seulement être rigoureusement exacts techniquement, mais aussi refléter fidèlement les activités économiques. Dans tous les groupes observés, les contrôleurs de gestion mettent en place des processus informels de remontée d’informations afin de découvrir les causes opérationnelles des chiffres obtenus. Les contrôleurs de gestion s’efforcent de dégager les liens entre les états financiers et les événements qui marquent la vie des sociétés. Ce travail nécessite de faire appel aux managers de terrain comme chez Elevator et Oméga.

Les contrôleurs de gestion d’Elevator France cherchent les causes opérationnelles des évolutions des données chiffrées et sont conduits à formuler des hypothèses quant aux événements susceptibles de les expliquer.

« Quand par exemple une société a un ‘cash flow’ [flux de trésorerie] inférieur au ‘net income’ [résultat net] c’est qu’elle fait du profit mais qu’elle ne parvient pas à générer du cash [des liquidités]. Soit cela veut dire qu’elle a un énorme chantier en cours soit qu’il y a un détournement. » (CDG Elevator France)

A ce stade, les contrôleurs de gestion ne sont plus autonomes et sollicitent l’aide des opérationnels.

« On sort le chiffre d’affaires chaque semaine et je passe un coup de fil pour savoir pourquoi c’est si bon ou bien si mauvais [...] Dans les commentaires [aux actionnaires] il faut être concret et donc c’est eux [les opérationnels] qui ont la connaissance sur la grève de telle catégorie de personnel etc. Nous n’avons aucune visibilité sur ces points et cela change tout. » (CDG Elevator France)

Une condition du succès du reporting est de faire ressortir les faits marquant des activités économiques. Un contrôleur de gestion d’Oméga insiste sur l’importance d’établir un lien entre les écarts calculés et des événements concrets.

« On veut que le détail de nos chiffres conduise à une réflexion logique de l’activité [...] Si les ‘sales’ [ventes] sont largement inférieures [que prévues] dans le mois, on regarde s’il n’y a pas un gros avoir [créance client] ou s’il n’y a pas plein de vacances. » (CDG Oméga)

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La connaissance fine des activités réside auprès des opérationnels avec lesquels les contrôleurs de gestion prennent contact.

« Pour savoir si les montants du total des frais logistiques est bon, on le fait viser par le

responsable logistique qui le compare au chiffre d’affaires de l’entrepôt. Je ne me souviens plus du ratio mais lui connait un test de cohérence pour ce type d’activité. » (CDG Oméga)

Concrètement, les contrôleurs de gestion cherchent les causes opérationnelles à même d’expliquer les variations importantes et les incohérences. Pour cela, ils engagent un dialogue avec les opérationnels dont ils obtiennent des éléments concrets mis en lien avec les données brutes obtenues par calcul. Les relations tissées entre les contrôleurs de gestion et les opérationnels permettent de faire remonter les informations nécessaires pour construire et valider leur « mise en récit » des chiffres (Moriceau et Villette, 2001). La qualité des échanges est déterminante. En temps contraint, notamment du fait des délais très courts de construction des différents reportings, la capacité qu’ont les contrôleurs de gestion à être tenus au courant en continu des événements importants leur assure une meilleure réactivité. C’est le cas de certains contrôleurs de gestion chez Elevator France et chez FDS.

Un contrôleur de gestion d’Elevator France incite ses interlocuteurs dans les filiales à lui communiquer sans attendre les événements susceptibles d’avoir des impacts financiers: « On leur dit [aux opérationnels] ‘dites-nous dès qu’il y a des risques, il faut nous informer’. Sur les chantiers inférieurs à 0 [aux marges négatives] il faut qu’on vienne nous voir car sinon on perd de la crédibilité. » (CDG Elevator France)

La communication des événements opérationnels est d’autant plus efficace qu’elle permet d’anticiper le calendrier des exercices financiers comme en témoigne le contrôleur de gestion de FDS.

« On va se téléphoner régulièrement avec [le directeur financier d’Oméga]. Cela permet de ne pas tomber des nues. La remontée du reporting on doit s’y attendre, on se parle deux ou trois jours avant la remontée pour signaler les événements exceptionnels. » (CDG FDS)

Ces pratiques se retrouvent également entre le contrôleur de gestion des filiales d’Elevator France et les responsables des filiales.

« Moi je veux [comprendre] ce qui sort à la clôture. Celui qui m’aide sur cette question c’est le vendeur qui me signale les ‘impasses’. J’ai de la chance, je m’entends bien avec lui et il fait les choses bien. Il faut absolument bien s’entendre. Les ‘impasses’ c’est ‘oublier’ quelque chose dans le devis. Faire une impasse, ça permet de vendre moins cher […] Parfois ils ‘oublient’ un niveau et ce n’est pas le même prix entre un rez-de-chaussée plus 4 étages et un rez-de-chaussée plus cinq étages. » (CDG Filiales Elevator)

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Riche de ces informations, le contrôleur de gestion peut comprendre les évolutions des résultats des filiales et expliquer les écarts avec les résultats passés et ceux anticipés. Dans le meilleur des cas, quand un événement important survient, les contrôleurs de gestion sont immédiatement tenus informés et évaluent son impact sur les chiffres. Cela facilite le travail qui consiste, à chaque nouvel exercice, à rapprocher les chiffres des éléments empiriques à même de les justifier. Avec une bonne information en amont, la tâche des contrôleurs vise alors à retrouver dans les données chiffrées obtenues les événements signalés préalablement. Si des points restent obscures, il est encore temps de se replonger dans leurs calculs ou de retourner interroger les opérationnels pour obtenir davantage d’informations. L’interprétation et la validation des données se confondent alors en un travail qui revient à faire la synthèse de l’expérience des opérationnels et des états du reporting dans un scénario qui permette aux managers distants de se faire une idée précise de la conduite des activités.

L’interprétation des données comme opportunité d’exercer pleinement son métier

L’intégralité des informations recueillies par les contrôleurs de gestion n’est pas remontée auprès des maisons mères. Dans un souci à la fois d’efficacité et de maintien des rapports de force, seules celles jugées nécessaires pour répondre aux questions explicitement formulées par les managers du sommet sont effectivement mobilisées. C’est au cours de ces échanges que tout ou partie des scénarios mis sur pied à l’occasion des discussions préalables avec les opérationnels et les autres contrôleurs de gestion sont mobilisés comme éléments de réponse. Les attentes des managers des maisons mères étant toujours incertaines, les contrôleurs de gestion se montrent prévoyants et accumulent autant d’informations que possible. Un objectif des contrôleurs est en effet d’avoir « réponse à tout » dans les plus brefs délais. Ces échanges ne sont alors pas principalement perçus comme une épreuve, mais plutôt comme une opportunité pour les contrôleurs de gestion de faire valoir leur professionnalisme. Beaucoup revendiquent l’interprétation des données comme une dimension incontournable de leur métier. L’absence d’implication de certaines maisons mères est alors vécue comme une frustration. Quand les échanges se limitent à la vérification de quelques informations numériques, les contrôleurs se plaignent d’être privés des responsabilités qui font l’intérêt de leur métier.

Chez Elevator France les contrôleurs de gestion revendiquent un rôle central dans l’appréciation faite par la direction générale de la situation de l’entreprise.

« On passe des messages. On donne les perspectives sur la qualité du résultat [...] Les

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moi qui allons donner du sens à la performance. Les directeurs nous demandent d’interpréter l’information. » (CDG Elevator France)

Les contrôleurs de gestion tirent une forme de reconnaissance et de fierté de leur rôle d’interlocuteur auprès des directeurs. Un contrôleur de gestion d’Elevator France déclare que le travail avec les opérationnels et les dirigeants recouvre les tâches les plus intéressantes et les plus valorisantes.

« Je pars des chiffres et j’aime ça et c’est l’étoffe du métier mais il y a aussi l’intangible, les échanges qu’on n’est pas obligé d’avoir mais dans ce cas le métier est moins intéressant. [Ces relations,] c’est un peu le sens que je donne à mon métier. » (CDG Elevator France)

Le contrôleur de gestion de Petcare également voit dans les explications fournies aux actionnaires de sa société un aspect essentiel de son travail :

« Tout l’intérêt de mon job est de m’assurer que rien n’est une surprise pour les actionnaires et que tout est en ligne avec leurs attentes et s’inscrit soit dans une stratégie soit dans une histoire qu’ils connaissent, qu’ils ont entendue [...] Lors des plans et des budgets, les dossiers d’investissement sont identifiés, expliqués, détaillés et présentés aux actionnaires [...] Je vais passer du temps avec les actionnaires pour expliquer que le [bilan] c’est ça, le business c’est ça, nos produits c’est ça, les produits qui vont sortir du pipeline sont ceux-ci, nos besoins associés sont ceux-là [...] » (CDG Petcare)

Quand l’attention des maisons mères se concentre uniquement sur les éléments chiffrés et le respect de procédures internes, les contrôleurs de gestion s’estiment déclassés. Le contrôleur de gestion d’Elevator France en charge des relations avec Usco trouve selon ses propres termes « un peu dur à digérer » l’orientation procédurière prise ces dernières années par les échanges qui rabaisse selon son poste de « producteur de sens » à celui de « comptable ». Des tensions comparables se retrouvent également entre les sociétés Oméga et Envol dont le contrôleur de gestion regrette de ne pas pouvoir davantage se consacrer à l’analyse des données.

« On n’a pas trop le temps d’analyser, or l’analyse c’est quand même sensé être le cœur de notre métier. On fait plus de la production de chiffres. [...] Cela procure un tel ras le bol ! » (RAF Envol)

Orchestrer l’interprétation des chiffres sur la base des événements opérationnels collectés est considéré par les contrôleurs de gestion comme la véritable plus-value de leur métier. Les maisons mères sans intérêt pour l’interprétation fine des chiffres font perdre aux contrôleurs de gestion l’assurance d’occuper une position centrale dans les échanges. Quand les relations se limitent au transfert de chiffres bruts, ils perdent l’opportunité de faire usage d’une de leur principale compétence propre : leur habilité à saisir simultanément les chiffres comme termes mathématiques combinables et comme traces de la réalité. Les exemples précédents montrent

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à quel point plus l’implication des maisons mères est forte, plus le rôle des contrôleurs de gestion est important en tant que pourvoyeur d’informations et d’interlocuteur de premier ordre pour éclairer les situations.

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