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Le contrôle de gestion gardien de la prolifération raisonnable des données

B Le contrôle de gestion comme instrument de communication

1) Le contrôle de gestion gardien de la prolifération raisonnable des données

Nous constatons sur nos terrains un foisonnement considérable de données numériques en parallèle des exercices du reporting. Les cas d’Elevator France et d’Oméga montrent que des opérationnels à tous les niveaux disposent d’informations plus ou moins clandestines dont ils font usage dans leurs activités de management.

Au cours de nos visites sur les sites régionaux d’Elevator France, nous avons pu constater que des reportings locaux viennent s’ajouter aux informations reçues du contrôle de

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gestion. Un directeur régional adjoint dresse la liste des données qu’il suit personnellement :

« Il [le contrôleur de gestion central] sort donc des tableaux de bord par agence. Moi, je rentre plus dans le détail. [...] Toutes les semaines je fais un tableau pour les chefs d’agence et les contremaîtres, sans quoi ils n’ont pas une vision globale de leurs indicateurs. [...] Nous avons un deuxième tableau pour la maîtrise qui nous permet d’animer les responsables techniques chaque semaine.» (Directeur régional adjoint Elevator France)

Ces données présentent le grand avantage d’être construites « sur mesure » et mobilisées « à la demande » pour des projets locaux de contrôle et d’incitation.

Les responsables d’exploitations d’Oméga puisent quant à eux par exemple directement dans le logiciel SAP des informations pour évaluer les performances de leurs vendeurs. Ils élaborent alors leurs propres données de suivi à l’image du responsable des ventes parfums/cosmétiques qui a construit au cours des années un système de management par objectif tenant compte d’éléments spécifiques aux parfums pour la centaine de vendeuses sous sa responsabilité.

La production de chiffres n’est donc pas entièrement aux mains des contrôleurs de gestion. En élargissant la focale à l’ensemble des documents chiffrés produits dans les groupes, le contrôle de gestion apparait même comme une instance de calcul parmi d’autres. L’éclatement des activités de calcul pour des usages pas toujours personnels favorise l’apparition de formules et de définitions multiples pour des notions aussi communes que les « coûts moyens », le « chiffre d’affaires » ou encore le « résultat net ». La multiplicité des grammaires locales est alors une menace pour la clarté des échanges comme le montre l’exemple de Petcare.

Chez Petcare plusieurs définitions du chiffre d’affaires ont cours. Certains entendent par « chiffre d’affaires » les ventes réalisées avec les grossistes, d’autres ne tiennent compte que des ventes aux clients finaux, d’autres encore corrigent ces données du montant des marges arrières. Chaque formule répond à une situation opérationnelle particulière. Une seule définition du chiffre d’affaires est néanmoins retenue quand il s’agit de communiquer des informations aux actionnaires. L’harmonisation entre les versions différentes est réalisée par un contrôleur de gestion :

« Je contrôle la cohérence de l’information et j’évite tout malentendu car c’est très très très vite fait. Des définitions il en existe 25 différentes. Quand je demande un chiffre d’affaires je reçois quatre chiffres différents car dans un cas c’est chez les vétérinaires, l’autre c’est chez les grossistes, chez les clients finaux etc. Il faut être bien clair sur la définition et il faut bien contrôler. Toute la communication pour les actionnaires passe par

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moi aujourd’hui. C’est sain et efficace. Les autres contrôleurs de gestion ne sont pas en contact avec les actionnaires. [...] Si on ne canalise pas l’information on est dans des difficultés extrêmes pour assurer la cohérence des informations et cela crée des malentendus. » (Responsable communication financière Petcare)

Les maisons mères confient à un nombre restreint d’agents le soin des interactions entre sociétés. Sur tous nos terrains, cette mission d’intermédiaire est assurée par un contrôleur de gestion. Santé SA ne fait pas exception à la règle :

« Les fonctions [de Santé SA] impliquées [avec Petcare] interagissent par notre intermédiaire. C’est nécessaire car si on laisse se développer des relations sauvages c’est rapidement la cacophonie. » (CDG Santé SA)

La présence d’interlocuteurs clairement identifiés, au fait des échanges passés et des conventions en usage, est primordiale pour permettre d’éviter les malentendus.

La diffusion d’informations chiffrées au-delà de leur environnement immédiat de production n’est donc pas libre. Les valeurs calculées localement ne sont pas relayées sans l’aval de contrôleurs de gestion qui s’efforcent de maîtriser la circulation des données. Les contrôleurs de gestion jouent alors le rôle de « douaniers » qui garantissent que les informations échangées entre les sociétés respectent des méthodes et des définitions partagées. Ce rôle de filtre régule le volume des informations et réduit les incertitudes relatives aux contenus. Une conséquence est que l’ensemble des échanges entre maisons mères et filiales est accaparé par les contrôleurs de gestion non seulement chez Petcare mais aussi chez Elevator France, Ebel, ou encore Family.

Les employés Elevator France en contact avec Usco sont très peu nombreux. L’ensemble des données chiffrées transite par le département communication financière, émanation du contrôle de gestion, où deux personnes assurent l’interface avec la maison mère américaine comme nous l’explique le responsable du binôme :

« Notre fonction est la concentration de l’ensemble des informations. Elles ne viennent pas juste de la comptabilité, mais aussi du marketing, de la DRH, des usines, de la qualité etc. C’est moi qui envoie le tout à J+3 aux Etats-Unis. [...] Il n’y a pas d’autre mode de transmission de données vers les Etats-Unis. On a sensibilisé les acteurs de l’entreprise depuis quatre ans et on a un seul système : tout passe par Hypérion. Tout passe par cette base de données unique et on annule les fichiers Excel car sinon on a deux mesures et aucune n’est juste.» (Responsable communication financière Elevator France)

Elevator France a volontairement limité à un seul logiciel les instruments de transmission des données vers les Etats-Unis. La maîtrise des droits d’accès aux outils informatiques permet alors d’accroître le contrôle des données communiquées en assurant à quelques- uns le monopole des échanges.

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Tous les contrôleurs de gestion ne sont pas directement en contact avec la maison mère. Chez Oméga, les contrôleurs de gestion des filiales expliquent qu’ils font valider leurs calculs par la direction du contrôle de gestion qui « concentre les informations pour ne pas que cela se disperse dans tous les sens ». Les données financières à destination de FDS transitent par le directeur financier et son adjoint :

« Nous, on remonte tout à notre DAF et à son adjoint et on reste à leur service pour [gérer] la relation entre FDS et Oméga. » (CDG Oméga).

Du fait des très nombreux échanges entre la maison mère FDS et sa filiale, des arrangements sont trouvés entre les contrôleurs de gestion d’Oméga et le DAF pour alléger par moment cette contrainte. Il arrive que ce dernier n’assure plus un contrôle systématique des flux d’informations mais il est tenu systématiquement en copie des courriels et des dossiers communiqués à la maison mère. Les contrôleurs de gestion avec une certaine expérience sont alors laissés juges d’attirer éventuellement l’attention de leurs supérieurs avant de transmettre des données qu’ils estiment pouvoir être sensibles. La règle est ainsi adaptée pour ne pas pénaliser la réactivité des échanges.

Quant à la communication entre Ebel et BTP, elle est l’apanage de la direction générale et du directeur financier qui tiennent les ingénieurs à distance :

« On évite de mettre l’ingénieur en première ligne avec l’actionnaire de peur qu’il dise des bêtises. [...] En général [les échanges] c’est le rôle du directeur financier ou de la direction générale ou des deux. » (DAF BTP)

Un même constat s’impose sur tous les terrains : le nombre des interlocuteurs de la maison mère dans les filiales est délibérément limité à quelques personnes seulement qui gardent la main sur les échanges de données chiffrées. Différents dispositifs comme le contrôle des licences et la nomination d’interlocuteurs « agréés » sont mis en œuvre pour isoler les données officielles des chiffres potentiellement « parasites ».

La concentration des experts du chiffre et des outils de gestion au sein d’instances du contrôle de gestion soigneusement reliées entre elles, ne va pas sans rappeler la notion de « centre de calcul » définie par M. Callon et F. Muniesa (2004). Comme les sociétés des groupes sont tenues de se doter de logiciels et de personnels qualifiés pour assurer la production et la consolidation de leurs comptes, l’ordonnancement des échanges dans les groupes calque généralement l’organigramme juridique. Les échanges canalisés le long des réseaux techniques et humains du contrôle de gestion suivent alors les grandes lignes du découpage juridique. Les contrôleurs de gestion des maisons mères disposent alors d’informations collectées auprès de centres de calcul détachés que sont les contrôleurs de

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gestion des filiales. En plus de capacités de calculs supérieures, le centre bénéficie de connexions privilégiées, notamment avec les échelons encore supérieurs, qui renforcent les asymétries de pouvoir en sa faveur. Les « configurations algorithmiques29 » confèrent alors aux managers des maisons mères un accès privilégié à la fois aux résultats des entités périphériques et aux oreilles des organes centraux.

L’importance des contrôleurs de gestion des maisons mères comme organisateurs des échanges ressort d’autant plus clairement quand ces derniers ne parviennent pas à prévenir la diffusion de jeux de chiffres concurrents. En cas d’échec, l’apparition de plusieurs pôles de contrôle de gestion légitimes menace la qualité des échanges. Petcare offre sur ce point un exemple tout à fait remarquable de contrôleurs de gestion en concurrence pour capter l’attention des maisons mères.

Au sein de Petcare le département « manufacturing » (production) dispose depuis toujours de son propre service de contrôle de gestion. Bien qu’indépendant du contrôle de gestion central de Petcare, les données du manufacturing ont pendant longtemps transité par la direction financière au siège avant d’être communiquées aux actionnaires. Depuis peu, des représentants des actionnaires assistent aux comités de pilotage « manufacturing ». A cette occasion des chiffres du contrôle de gestion « manufacturing » sont directement transmis aux actionnaires. Le responsable du contrôle de gestion de Petcare nous explique les conséquences de ces « fuites ».

« La fonction manufacturing n’a jamais bougé. Ils ont toujours eu leur propre contrôle de gestion. [...] C’est facile pour eux d’avoir leurs propres indicateurs et de montrer ce qu’ils veulent. C’est eux qui créent leurs tableaux de bord ! [...] Après, sur les estimés et les budgets on vient nous voir en disant ‘ce ne sont pas les chiffres auxquels on devait arriver !’. Nous sommes pris entre deux feux avec un top management qui attendait certains chiffres donnés par le manufacturing et nous qui n’avons jamais les mêmes. » (CDG Petcare)

Les contrôleurs de gestion du manufacturing combinent savoir-faire technique et accès privilégié aux instances de dialogue pour s’imposer dans la production et la diffusion des chiffres face aux contrôleurs de gestion centraux. Les contrôleurs de gestion du siège débordés par ceux du « manufacturing » se trouvent en position délicate devant la confusion entrainée par l’existence de jeux de chiffres différents portés à la connaissance

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La configuration algorithmique selon M. Callon et F. Muniesa (2004) circonscrit la population des agences calculatrices et organise leurs rencontres en fixant les règles et les conventions de leurs mises en relation.

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des actionnaires. Disposer d’un contrôle de gestion est une condition pour exister dans les échanges comme le rappelle le DAF de Petcare.

« Evidemment si on veut être une fonction forte dans l’entreprise alors on doit avoir un contrôle de gestion à soi. Le contrôleur de gestion est devenu un élément indispensable pour se situer dans la hiérarchie. […] Chaque BU [Business Unit] veut son contrôleur de gestion et cela fait partie de la bataille de pouvoir. » (DAF Petcare)

Il y a de ce fait chez Petcare autant d’interlocuteurs des actionnaires que de pôles de contrôle de gestion crédibles et audibles.

L’exemple de Petcare montre qu’il est possible de contourner les filtres du contrôle de gestion en place, à condition de disposer de moyens de calcul autonomes et d’opportunités d’échanges avec les instances supérieures. La distribution des capacités de contrôle de gestion n’est pas arrêtée une fois pour toute mais évolue avec l’organisation concrète des échanges.

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