• Aucun résultat trouvé

B La dynamique des régimes patrimoniaux et gestionnaires L’objet de ce sous-chapitre est de présenter les principaux régimes de régulation mis en

1) Le gouvernement de type « patrimonial »

Au centre du dispositif permettant l’appréciation économique des performances des entités périphériques se trouve le processus de reporting. Cette masse considérable d’informations économiques et financières donne aux maisons mères les moyens d’évaluer l’apport des différents échelons au patrimoine du groupe. Dans ce que nous conviendrons d’appeler un régime « patrimonial » de gouvernement des filiales, l’entreprise est comprise comme un actif à rentabiliser pour ses propriétaires. Dans ce cas, la légitimité des dirigeants aux yeux des actionnaires passe par le profit dont la mesure est une étape suffisante de l’appréciation de leur efficacité (Gomez, 1996). Ebel offre un exemple caractéristique de ce type de régime.

F-R. Puyou – « Le contrôle de gestion comme scène du gouvernement des groupes » - Thèse IEP de Paris – 2009 74

La contribution financière des filiales d’Ebel aux résultats du groupe occupe une place prépondérante dans l’évaluation de leurs dirigeants par les managers de la maison mère. Le président directeur général (PDG) de BTP déclare ne rendre aucun compte sur sa gestion opérationnelle dès lors que ses objectifs financiers sont atteints.

« En fait on est très libre tant qu’ils (Ebel) peuvent pomper […]k€ de dividendes au mois de mai chaque année. » (PDG de BTP)

Les échanges de documents financiers sont nombreux et le contrôle étroit mais avec le profit pour principal critère d’évaluation. La direction de la filiale déclare être laissée entièrement autonome dans la gestion opérationnelle de ses activités. Le PDG de BTP signale le poids du contrôle mais aussi l’absence de lien avec la conduite des affaires. « On reçoit un milliard de questions tout le temps de la part de personnes qui ne sont pas chez le client ou en train de préparer un travail mais qui contrôlent et qui pensent ». (PDG de BTP)

L’idée centrale du régime patrimonial est que l’autorité des propriétaires s’exerce par la gestion du capital. Le reporting sert de mécanisme d’évaluation interne venant pallier la méconnaissance qu’ont les managers au sommet des activités des filiales. Les indicateurs financiers résument ce qu’il est important de savoir sur une organisation afin de décider de vendre et acheter des filiales ou encore licencier des employés, « pour gérer les profits du prochain trimestre » (Fligstein, 2001)! Grâce aux informations obtenues, la maison mère se comporte en holding et arbitre entre ses investissements. Dans ce cas, le modèle « contractualiste » de la firme domine et le gouvernement repose en grande partie sur le repérage des déviances assorti de la menace de l’exclusion (Gomez, 1996 : 266).

Fortement incitée par Panam à recentrer ses activités, Ebel a tenu compte des performances économiques dans le choix de vendre certaines des sociétés acquises pendant les années de forte croissance externe. Ainsi, un contrôleur de gestion d’Ebel évoque les « problèmes » de résultats rencontrés par la filiale de construction de navires méthaniers pour justifier sa mise en vente.

« Le problème en question a fait quelques millions de perte et il n’a pas été anticipé au niveau de la maison mère. » (CDG Ebel)

En dépit de résultats plutôt satisfaisants par le passé, aucune mesure opérationnelle n’a été envisagée suite à cet incident et la solution retenue fut la cession immédiate.

La mise en vente d’une filiale par sa maison mère est d’autant plus probable que ses performances sont faibles et que l’implication opérationnelle des actionnaires est minimale.

F-R. Puyou – « Le contrôle de gestion comme scène du gouvernement des groupes » - Thèse IEP de Paris – 2009 75

C’est une menace pour tous les dirigeants dont l’activité ne délivre pas des résultats conformes aux attentes.

Les maisons mères patrimoniales restent attentives aux risques auxquels les activités de leurs filiales les exposent non seulement au travers de dispositifs de contrôle ex post comme le reporting, mais aussi de dispositifs ex ante. Une gestion patrimoniale ne fait pas l’économie d’un contrôle étroit des risques financiers liés aux décisions d’investissement par exemple. Les tractations entre BTP et Ebel illustrent ce point.

En dépit de l’autonomie gestionnaire dont disposent les dirigeants de BTP, une « commission des risques » siège chez Ebel et donne son aval pour tous les appels d’offre supérieurs à 2 millions d’Euros. La plupart des grands chantiers internationaux de BTP dépassent ce seuil et donnent lieu à la rédaction d’une « fiche de risques » communiquée à la maison mère. Cette fiche reprend brièvement la nature du projet, détaille les montants engagés, et précise les risques identifiés ainsi que les retours attendus. Aucune règle concernant l’appréciation des différents critères d’évaluation n’est communiquée aux filiales. Ebel dispose donc d’une grande latitude dans son appréciation. Les refus d’accorder aux filiales le droit de poursuivre le projet (aussi appelés « no go ») sont justifiés suivant les cas par le manque d’ambition, l’excès d’optimisme, ou encore par l’inadéquation du projet avec les objectifs stratégiques du groupe. Ces motifs sont perçus comme détachés des contraintes commerciales comme le signale avec véhémence le PDG de BTP :

« Et puis un jour on apprend que finalement on ne doit pas répondre [à l’appel d’offre]. Alors ça c’est la gloire des "mister no go". Ils se fichent du temps perdu ! […] C’est typiquement l’inverse d’une démarche pro active qui fait qu’on s’intéresse au client, qu’on l’écoute etc. Une approche client ce n’est pas lui dire « no go » la veille du jour de l’offre ! […] [Ebel] se gargarise de l’approche clients sans les connaître et sans se mettre 5 minutes à leur place.» (PDG BTP)

Les décisions prises par Ebel ne sont cependant pas irrévocables. La direction de BTP peut en obtenir la révision au prix d’une réaction un peu théâtrale de ses dirigeants.

« [Pour poursuivre le projet] il suffit alors de gueuler un coup et de dire ‘vous vous foutez de la gueule du monde ? Ce n’est pas sérieux ! Vous allez nous faire « black lister » etc.’ » (PDG BTP)

En cas de conflit, le dernier mot ne revient donc pas nécessairement aux échelons supérieurs et l’expertise business peut l’emporter sur l’expertise patrimoniale. Ces passages en force de la part des filiales n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnels. Le directeur

F-R. Puyou – « Le contrôle de gestion comme scène du gouvernement des groupes » - Thèse IEP de Paris – 2009 76

adjoint de BTP confirme que les décisions de la maison mère sont régulièrement remises en question :

« Il n’y a jamais eu d’opposition définitive d’Ebel. Leurs analyses de risques se basent juste sur des formulaires. Ils [Ebel] ne sont pas prêts à prendre les décisions. Si vraiment l’affaire est vérolée on le sait nous aussi. Cela se voit et donc on prend la décision avant et on n’en réfère pas à Ebel. » (DGA BTP)

Les décisions sont donc principalement prises par la filiale elle-même qui s’autocontrôle. Dans un premier temps, les maisons mères tranchent sur des questions dont elles ne perçoivent que le reflet chiffré. Aux arguments opérationnels des dirigeants, les managers du sommet répondent par des arguments en faveur de la sauvegarde des intérêts du groupe et de la mutualisation des risques. L’absence de dialogue fait obstacle à la prise en compte du contexte de chacun des acteurs donnant lieu à une situation déjà décrite par T. Ahrens dans laquelle les managers centraux se tiennent en retrait de l’expertise opérationnelle et où la critique directe des arguments de chacun est rare (1997).

Dans un deuxième temps, la dépendance du centre vis-à-vis de l’expertise gestionnaire des dirigeants de filiales pour poursuivre les objectifs du groupe confère à ces derniers le rôle d’arbitres entre politiques de croissance et limitation des risques. Le « coup de force » de la périphérie est alors très largement orchestré par le sommet. Les managers des maisons mères sont réticents à prendre la responsabilité d’entraver le développement d’activités qu’ils connaissent mal et qui contribuent directement à la réalisation des objectifs économiques. L’intérêt « bien compris » du business prévaut mais la responsabilité du choix incombe au final aux dirigeants de filiales contraints de forcer le passage.

Pour Ebel, revenir sur sa position n’est donc pas l’aveu d’un échec. L’objectif du sommet n’est pas tant d’éviter les risques que de les documenter et de transférer la responsabilité d’un échec sur les filiales. La décision de « no go » rappelle à la direction de BTP qu’elle sera tenue responsable d’une contre-performance avec pour conséquence une éventuelle éviction du groupe. La crédibilité de la menace est d’autant plus forte que la faiblesse des liens de collaboration renforce l’absence de solidarité entre managers des sociétés mères et filles20. A mieux y regarder, le conflit fait partie de l’ordre social du régime « patrimonial ». Les

20

Un régime « patrimonial » instaure entre les sociétés une situation proche de celle d’un marché caractérisé par un faible degré d’engagement entre les parties et un climat teinté de formalisme et de suspicion. Une différence réside dans le fait que le moyen de communication privilégié dans le cas du régime patrimonial n’est pas un prix mais le reporting financier.

F-R. Puyou – « Le contrôle de gestion comme scène du gouvernement des groupes » - Thèse IEP de Paris – 2009 77

dirigeants des filiales trouvent néanmoins leur compte dans cette opposition dans la mesure où le système offre des marges de liberté importantes pour conduire leurs activités.

Outline

Documents relatifs