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Les contrôleurs de gestion : des « articulateurs » pas comme les autres

A Mobilité des contrôleurs de gestion et plasticité des groupes

2) Les contrôleurs de gestion : des « articulateurs » pas comme les autres

Les contrôleurs de gestion occupent une place à part parmi les cadres. Le terme « d’articulateur » emprunté à la sociologie des réseaux qualifie précisément leur position en tant qu’hommes de liaison entre les sous-groupes constitués par les managers de la société mère d’un côté et les employés de chacune des filiales de l’autre. Sans être toujours rigoureusement l’unique lien entre les membres de sociétés juridiques différentes, les contrôleurs de gestion sont au minimum proches de quelques représentants des deux bords et raccourcissent alors la chaîne des échanges (Degenne et Forsé, 1994 : 129). Leur position d’acteur relais est d’autant plus remarquable quand les filiales exercent sur des métiers qui leurs sont propres et disposent d’une grande autonomie. En effet, même en l’absence de besoin impérieux de coordination opérationnelle entre les sociétés, la circulation des informations financières des entités faîtières aux succursales doit être assurée sans exception. Dans ce cas, les contrôleurs de gestion ressortent d’autant plus comme des « quasi-ponts » entre collectifs aux relations internes denses mais qui ont peu l’occasion d’échanger entre eux.

Les contrôleurs se distinguent également par le fait qu’ils sont les détenteurs d’une expertise aisément transférable. Leurs connaissances techniques ne sont pas remises en cause y compris quand ils occupent successivement des postes pour des sociétés aux secteurs d’activités différents. Le contenu des groupes peut être profondément remodelé sans

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conséquences immédiates sur la pertinence de leur savoir-faire ce qui favorise l’emploi à long termes des mêmes contrôleurs de gestion dans les groupes.

Les contrôleurs de gestion se démarquent enfin par le fait que, nommés pour vérifier le bon usage des ressources, ils peuvent légitimement en tout point du groupe être imposés par les actionnaires. Les mouvements aux postes de DAF et de RAF sont particulièrement suivis par les maisons mères dont l’interventionnisme sur ces fonctions est perçu comme légitime. Les actionnaires n’outrepassent pas aux yeux des dirigeants leurs prérogatives en choisissant le contrôleur de gestion d’une filiale. Indépendamment de leur connaissance du marché ou de l’activité de la société, il est possible pour les maisons mères d’en nommer les responsables financiers avec autorité. De nombreux actionnaires interviennent même plus volontiers sur les postes de contrôleurs de gestion que sur ceux de dirigeants dont le choix exige une meilleure connaissance des activités et un engagement plus fort dans la gestion de la filiale. Panam chez Ebel ou encore Elevator France vis-à-vis de ses filiales ont par exemple pour politique de conserver les dirigeants « historiques » en place et de leur associer des contrôleurs de gestion nommés par leurs soins.

En résumé, contrairement aux fonctions opérationnelles du type marketing, logistique ou encore ressources humaines… les acteurs du contrôle de gestion sont présents de la base au sommet des groupes, ils partagent un socle d’expertise qui les rend particulièrement mobiles et sont légitimement imposés par les maisons mères aux dirigeants locaux. Ces facteurs combinés créent les conditions d’une mobilité particulière. Le « turn over » élevé des contrôleurs nommés par les maisons mères produit entre eux des liens qui en font une communauté d’individus reliés les uns aux autres par des nœuds à la fois « faibles », nés de relations professionnelles toujours temporaires, et « denses » du fait des contacts tissés poste après poste. Chaque contrôleur fait donc individuellement la jonction entre quelques sociétés et ils constituent collectivement le pont entre l’ensemble des composantes du groupe. Les contrôleurs de gestion apparaissent alors comme une « nouvelle professionnalité » telle que définie par D. Courpasson (1996 : 251), caractérisée par le détachement avec le cadre d’action et par un rôle d’interface. Ils ne sont cependant pas juste une figure supplémentaire de ces professionnalités au côté du chef de projet, du chef de marché ou encore du chef de centre de profit mais les précèdent. Tous ces managers rendent en effet compte de leurs actions au travers d’outils budgétaire et de reporting qui supposent l’organisation préalable d’un contrôle de gestion efficace.

F-R. Puyou – « Le contrôle de gestion comme scène du gouvernement des groupes » - Thèse IEP de Paris – 2009 197 3) Les limites de la gestion par la mobilité

Nous avons vu que les maisons mères au sein des groupes pouvaient légitimement imposer leurs choix concernant les contrôleurs de gestion dans les filiales. Dès lors que celles-ci ont des actionnaires multiples, ces processus de nomination donnent lieu à de véritables luttes d’influence. Le passage en force d’Orsy concernant le contrôleur de gestion de la société Fragrance est sur ce point révélateur.

En participant à la création de Fragrance à hauteur de 49% du capital, Orsy a fait inscrire dans un « pacte d’actionnaires » que le contrôleur de gestion de la société serait toujours choisi parmi ses salariés. Comme nous l’explique le responsable des filiales chez Orsy, l’ambition est d’intégrer à terme les activités de distribution aéroportuaire en profitant du savoir-faire acquis par ce biais :

« Dans le cas de Fragrance, la logique était d’acquérir un savoir-faire et de mieux comprendre les enjeux de la distribution aéroportuaire : d’apprendre un métier en quelque sorte […] La distribution dans les aéroports est un très gros business et [nos homologues] anglais par exemple l’ont compris il y a bien longtemps. Ils ont mis sur pied une entreprise qui fait un chiffre d’affaires de 500 Millions d’Euros ! C’est un métier connexe à notre activité particulièrement intéressant. » (Responsable filiales et participations chez Orsy) Devenir actionnaire permet à Orsy d’imposer son candidat au poste clef de contrôleur de gestion et de bénéficier d’une fenêtre pour comprendre la gestion des activités de distribution. Le but poursuivi n’est pas ici d’imposer ses standards de gestion auprès de la filiale mais au contraire de s’inspirer des pratiques locales pour son propre compte.

Le choix des contrôleurs de gestion est l’expression des rapports de force au moment de la désignation et une occasion de les faire évoluer. L’enjeu est de taille pour tous ceux qui cherchent au travers de relations privilégiées avec les contrôleurs de gestion à affirmer la défense de leurs intérêts. Medicaid et Santé SA par exemple surveillent de près la composition des équipes financières de Petcare afin de maintenir l’équilibre de leurs influences respectives sur la filiale.

Les cadres du contrôle de gestion chez Petcare sont nommés conjointement par les deux actionnaires qui s’entendent sur le profil des employés affectés aux postes stratégiques. Le choix du responsable de la communication financière a par exemple fait l’objet d’une sélection concertée comme en témoigne le titulaire du poste :

« Je suis un ancien de [Santé SA]. J’ai été interviewé par les deux actionnaires avant d’être nommé chez Petcare. Les deux actionnaires se mettent d’accord entre eux sur les nominations concernant ce type de postes et c’est un jeu du type ‘tu me tiens je te tiens par

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la barbichette’. On sent cet équilibre partout, sans dominant ou dominé. » (Responsable de la communication financière Petcare)

Confié à un contrôleur issu du groupe Santé SA, le poste est basé aux Etats-Unis à proximité des équipes de Medicaid. Pour Santé SA, les collaborations passées nouées avec l’actuel responsable de la communication financière sont garantes de la qualité des relations futures. Pour Medicaid, cette concession est compensée par la proximité géographique propice aux échanges privilégiés (Dalla Pria, 2005) et par la présence d’anciens salariés sur d’autres postes.

Le choix des hommes aux postes de contrôleurs de gestion des filiales est communément du ressort de plusieurs partenaires. Le dernier exemple montre que les arrangements tiennent compte de nombreux facteurs comme les réseaux hérités des postes antérieurs, la proximité géographique, les nominations aux autres postes etc.

Les structures en place contre l’inertie des collaborations passées

Les effets induits par la nomination de contrôleurs de gestion sont complexes et jamais entièrement prévisibles. Certaines configurations d’interaction prennent le pas sur l’héritage des liens passés quand d’autres tentatives de contrôle de l’information au travers des politiques de mobilité se heurtent aux structures d’échange en place entre acteurs opérationnels. Les efforts d’Oméga pour maintenir Orsy à distance de Fragrance mettent à mal par exemple les objectifs initiaux qui accompagnaient la nomination du contrôleur de gestion de la filiale.

Les conditions négociées par Orsy lors de la création de Fragrance suscitent la crainte chez Oméga de perdre l’exclusivité du savoir-faire opérationnel. Des mesures sont prises dans le but de limiter les échanges directs entre le contrôleur de gestion de Fragrance et son employeur. Les documents et les communications échangés avec Orsy sont étroitement filtrés par la direction financière d’Oméga. Noyé dans les procédures et les équipes d’Oméga, le contrôleur de gestion Fragrance est conduit à imiter les contrôleurs de gestion qui l’entourent y compris dans ses relations avec Orsy :

« Je suis intégré au département de contrôle de gestion d’Oméga et je rapporte [au DAF Oméga]. Mon travail est un travail d’équipe avec une forte interdépendance. Je travaille avec tous les autres contrôleurs de gestion. Nous avons des outils communs, des échéances communes, les mêmes problèmes […] Tous les processus financiers que je suis sont ceux d’Oméga. » (CDG Fragrance)

L’imbrication du management de Fragrance et des équipes Oméga coupe les ponts directs entre Orsy et son employé détaché.

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Le comportement des contrôleurs est subordonné aux éléments de contexte qui, à l’image de la structure organisationnelle et des enjeux immédiats, viennent contraindre les échanges entre sociétés. Les liens tissés par le passé avec les contrôleurs de gestion nommés ne renforcent effectivement les échanges que dans la mesure où sont maintenues les conditions d’une collaboration entre l’employé détaché et sa société d’origine. En l’absence d’instances de dialogues ou d’outils partagés, les possibilités de relations privilégiées s’étiolent rapidement. Dit autrement, les « effets de position » prennent le pas sur les « effets de disposition » (Boudon, 1986). L’échec relatif de la nomination par Orsy d’un seul contrôleur de gestion auprès d’Oméga donne tout son sens aux efforts de Panam pour renouveler la totalité de la chaîne hiérarchique du contrôle de gestion chez Ebel.

Les réseaux personnels prennent le pas sur les structures en place

Aux jeux sur les structures organisationnelles s’ajoutent également les réseaux informels de relations pour venir perturber les stratégies établies lors des nominations. Bien que dans les groupes les informations financières suivent en principe scrupuleusement l’organigramme du contrôle de gestion, des exceptions traduisent l’existence de cercles qui s’affranchissent des hiérarchies fonctionnelles. Ceux qui, à l’image des contrôleurs de gestion de FDS et d’Envol, ont noué des liens d’amitié à l’occasion de parcours universitaires ou professionnels similaires, entretiennent des relations qui sortent du cadre des échanges formels et jettent des ponts entre sociétés et services non contiguës. Ces liens pour la plupart inconnus des acteurs non directement concernés réservent des surprises suite aux nominations les plus mûrement réfléchies.

Le DAF d’Oméga et son adjoint en charge du contrôle de gestion sont les seuls relais officiels de la communication financière entre Oméga et FDS. Le RAF d’Envol a néanmoins des contacts privilégiés avec l’actuel contrôleur de gestion de FDS en charge d’Oméga. Le directeur général de la société Envol nous confie à ce sujet :

« Je sais que sur l’emploi du temps de mon contrôleur de gestion [RAF Envol], il y a des créneaux pour aller boire des coups avec celui de FDS. Ils ont le même âge, les mêmes profils, et ils se connaissent. Il y en a un qui a un peu mieux réussi que l’autre, mais ils se filent des tuyaux. » (DG Envol)

Ces bonnes relations, qui datent de leur rencontre dans le cadre du volontariat international pour Family, se traduisent par des arrangements qui font exception au cloisonnement des échanges entre sociétés. Le RAF d’Envol évoque ainsi la possibilité d’obtenir des délais supplémentaires négociés directement avec FDS.

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