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Les freins à la conduite des groupes : joint venture et actionnaires minoritaires

B La dynamique des régimes patrimoniaux et gestionnaires L’objet de ce sous-chapitre est de présenter les principaux régimes de régulation mis en

4) Les freins à la conduite des groupes : joint venture et actionnaires minoritaires

Dès lors qu’une maison mère est amenée à partager ses prérogatives avec d’autres actionnaires la flexibilité des groupes s’en ressent. Les contraintes entrainées par la présence de plusieurs actionnaires ressortent particulièrement clairement des cas de joint venture comme entre Medicaid et Santé SA autour de la société Petcare.

Comme Petcare est détenue à part égale par Santé SA et Medicaid, les orientations stratégiques concernant la filiale nécessitent en pratique l’aval des deux actionnaires. Comme nous l’explique un manager de la filiale, un actionnaire seul ne peut rien décider sans l’accord de l’autre.

« Si les actionnaires ne sont pas d’accord, c’est comme un conflit dans un couple. Il faut trouver un terrain d’entente avec des compromis partout. Nous proposons par exemple les options A, B, C, D , E et F et s’ils sont d’accord sur A, B et C et bien on fait A, B, et C et c’est tout. » (Responsable de la communication financière Petcare)

Le contrôleur de gestion de Santé SA précise qu’une partie importante du travail se déroule directement entre les actionnaires en amont des discussions avec Petcare.

« [Le directeur projets spéciaux de Santé SA] et [le directeur filiales et participations de Medicaid] ne peuvent pas arriver au comité [de direction de Petcare] avec des versions différentes et le découvrir à ce moment-là, cela ferait désordre. Une de nos responsabilités est de discuter avec Medicaid pour aligner nos visions et parler d’une seule voix. [...] On fait pareil sur les plans stratégiques pour obtenir un alignement entre les deux actionnaires. » (CDG Santé SA)

Du fait de l’autonomie réduite de chacun des actionnaires pris isolément, chaque mouvement en vue de faire évoluer ses relations avec Petcare fait l’objet de négociations. Les

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actionnaires s’assurent en permanence que rien de ce que fait l’un n’est préjudiciable aux intérêts de l’autre. L’asymétrie de pouvoir entre les actionnaires est si faible qu’elle entraine des adhérences fortes dans la dynamique des régimes.

Medicaid et Santé SA sont entièrement dépendants l’un de l’autre concernant Petcare. L’ensemble des décisions d’investissement se prend au sein d’instances communes. « A chaque comité – production, marketing, finance, distribution etc. - il y a des gens de Medicaid et de Santé SA. Chaque fois c’est un triptyque. [...] Je n’envoie rien à un actionnaire qui ne soit envoyé à l’autre. Toute l’information est communiquée aux deux. Depuis 3 ans je n’ai pas envoyé un e-mail à l’un sans l’envoyer à l’autre et je me fais fort de suivre ce principe là. » (Responsable de la communication financière Petcare)

Le directeur financier de Petcare insiste sur le pouvoir incontournable des actionnaires. « Tout le pouvoir est chez les actionnaires. C’est eux qui décident tout. Personne ne peut décider directement chez Petcare car il faut être sûr que les deux actionnaires seront d’accord. Donc en fait nos dirigeants n’ont que très peu de pouvoirs. » (DAF Petcare) Entièrement dépendante des arrangements entre ses actionnaires, la direction de Petcare est le relais exécutif des orientations adoptées conjointement au sommet.

La nature des échanges entre la filiale et ses différents actionnaires peut néanmoins varier en fonction des interlocuteurs. Chez Petcare coexistent autant de mécanismes de contrôle ex

ante des décisions d’investissement que d’actionnaires.

Le responsable de la communication financière envers les actionnaires chez Petcare nous explique les différences dans les rapports avec chacun d’entre eux.

« Il y a des cultures d’actionnaires très différentes. Notre actionnaire américain est une machine à chiffres. N’y voyez rien de critique mais chez Medicaid c’est l’approche chiffrée type MBA à l’américaine et tout passe ‘vroutch’, dans la machine ! Tout doit être justifié par une Net Present Value23. […] Santé SA regarde comment le projet s’inscrit dans la stratégie et une fois que le principe est acquis ils sont moins pointilleux sur les chiffres. […] C’est intéressant car [Medicaid et Santé SA] arrivent presque tout le temps à la même conclusion avec des approches radicalement différentes. » (Responsable de la communication financière Petcare)

Des régimes de gouvernement légèrement différents se dessinent au travers des méthodes d’évaluation et de prise en compte des risques privilégiés par les différents actionnaires. Les échanges entre Petcare et Santé SA apparaissent plus « gestionnaires » que ceux entre Petcare et Medicaid.

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La Net Present Value est une formule qui calcule la valeur créée pour les actionnaires par un investissement.

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En dehors des cas limites de joint venture « 50/50 », nos terrains montrent une palette de situations impliquant des actionnaires minoritaires qui contestent la suprématie des maisons mères en dépit de relations de pouvoir asymétriques. Les maisons mères partagent d’autant plus leurs prérogatives quand un actionnaire minoritaire détient une minorité dite « de blocage » (plus du tiers des droits de vote), qui lui confère un droit de véto sur les principales décisions concernant la filiale. Le partage du pouvoir est encore exacerbé quand l’actionnaire détenteur d’une minorité de blocage occupe également un poste de direction dans la filiale comme dans le cas d’Envol.

Le directeur général d’Envol est actionnaire minoritaire de sa société dont il détient 34% des parts. Renforcé par son double statut d’opérationnel et d’actionnaire, il s’oppose régulièrement à la politique de sa maison mère Oméga au sujet des frais de gestion ou des dividendes ce qui donne lieu à des oppositions tendues. Le Directeur Général d’Envol décrit ses échanges avec son principal interlocuteur chez Oméga comme suit :

« [Le DAF d’Oméga] c’est un type avec qui on s’engueule régulièrement [...] Des fois je [le] vois tout rouge et il n’ose pas gueuler car je suis quand même actionnaire [...] Pour les ‘management fees’24 par exemple, je paye un pourcentage du chiffre d’affaires et on veut me faire signer un contrat pour une hausse et moi je ne veux pas signer car je trouve que c’est exagéré. Du coup c’est bloqué. » (DG Envol)

La sortie de crise nécessite dans ce cas l’intervention d’une autorité supérieure dotée de pouvoirs étendus. FDS qui a pris soin de nommer la même personne président d’Oméga et de l’ensemble des filiales d’Oméga, intervient par son intermédiaire pour sortir de l’impasse et trancher au nom de toutes les parties. Le règlement de la question des frais de gestion a ainsi donné lieu à un contrat signé de la même main pour les deux camps.

Le pouvoir de négociation des actionnaires minoritaires ressort également de l’exemple de Fragrance. Depuis la prise de participation d’Orsy dans Fragrance, Oméga se voit contrainte de tenir compte des attentes de ce nouveau partenaire dans la gestion des activités de la filiale.

« Nous avons un point particulier avec Fragrance car notre partenaire est à la fois actionnaire et concédant. [...] Pour gérer cette situation c'est assez compliqué. [...] C'est un peu ce qu'on retrouve à une autre échelle chez Envol avec notre actionnaire minoritaire. » (DAF Oméga)

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Les « management fees » sont les « frais de gestion » versés par les filiales aux maisons mères pour couvrir les dépenses communes de gestion. Des frais élevés pénalisent le résultat des filiales et donc les dividendes versés aux actionnaires minoritaires au bénéfice de la maison mère qui centralise par ce biais une part plus importante de la valeur créée.

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Les managers d’Oméga doivent composer avec des interlocuteurs de poids que ce soit dans leurs rapports avec Envol ou Fragrance.

C’est le statut d’actionnaire qui confère au directeur général d’Envol et aux managers d’Orsy l’assise suffisante pour s’opposer durablement et avec force aux managers d’Oméga de sorte à faire valoir leurs intérêts. C’est également le statut d’actionnaire, mais cette fois sans contre-pouvoir, qui permet à FDS de nommer les présidents des filiales et de sortir de l’impasse. L’équilibre relatif des forces entre actionnaires partenaires ne favorise pas la résolution rapide des conflits et entraine des blocages durables.

Le groupe Family n’est pas le seul touché par les difficultés liées à la présence de plusieurs actionnaires. L’exemple des relations entre Ebel France et Ronelec est également révélateur du même type de rapports de force dépassés cette fois par la recherche de compromis à renouveler au cas par cas.

Les managers d’Ebel France et de Ronelec sont en conflit permanent sur le partage des coûts et des revenus liés aux contrats signés par leur filiale commune de commercialisation EDR. Avec 51% des parts et aucune alternative crédible à la force de vente de la société EDR, la maison mère Ronelec n’est pas en mesure d’imposer ses intérêts à Ebel France avec qui des accords partiels sont sans cesse renégociés. Le principe retenu dans l’allocation des contrats consiste en effet à attribuer les clients aux besoins énergétiques stables à Ronelec et ceux aux demandes plus volatiles à Ebel qui dispose de centrales au gaz plus réactives. Du fait des comportements imprévisibles et complexes des clients, cette règle générale donne lieu à des requalifications incessantes avec pour enjeu le partage des meilleurs clients et donc des profits entre les différents actionnaires.

L’exemple précédent montre des échanges proches d’une situation de gouvernance mettant aux prises plusieurs actionnaires qui bien que disposant de pouvoirs comparables ne sont pas condamnés à l’immobilisme. Le temps passé aux arbitrages, à la recherche d’arrangements, ainsi que l’instabilité des compromis obtenus traduisent néanmoins la latitude moindre dont disposent dans ce cas les managers des maisons mères.

Sans être le seul, voire même le principal levier de contrôle et de coordination25, la détention de capital reste au sein des groupes un élément déterminant du poids des managers

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En plus du capital, E. Westney (2001) signale le rôle des interdépendances dans la production des biens et des services, le partage des ressources, la circulation d’information et la circulation des hommes comme leviers de contrôle et de coordination des groupes.

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des maisons mères (Kraakman, 2001). La latitude dont dispose FDS dans ses relations avec Oméga ne souffre pas par exemple de la présence de deux actionnaires ultra minoritaires avec respectivement 15% et 5% du capital. Ceux-ci se contentent de siéger au conseil d’administration et de percevoir leurs dividendes sans moyen de pression pour pouvoir véritablement intervenir. La capacité d’influence des actionnaires minoritaires est en partie liée à leur poids relatif dans le capital avec comme seuils particulièrement importants la minorité de blocage et la majorité absolue.

Conclusion

Nous avons vu dans ce chapitre les multiples intérêts poursuivis au moyen des structures de groupes. L’ensemble des observations précédentes souligne l’importance des jeux d’acteurs dans le développement de régimes de gouvernance et de gouvernement. L’accent sera mis par la suite sur l’étude des règles qui encadrent les arrangements entre acteurs des maisons mères et des filiales dans le but de comprendre le travail de gouvernement en pratique. Les interactions qui s’accompagnent de déplacements sur le continuum apparaissent alors comme des objets d’étude particulièrement prometteurs. Plusieurs de nos terrains offrent l’opportunité d’observer la dynamique des relations de groupe dont les mouvements sont résumés dans le schéma ci-après. Celui-ci n’attribue pas aux différents « couples » de sociétés des positions figées mais rend visible l’orientation prise sur le continuum.

Relations patrimoniales Relations gestionnaires Oméga/ENVOL USC/Elevator France Tractopel/BTP FDS/Oméga

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A la question « comment les groupes se gouvernent ? » nous pouvons déjà affirmer que la réponse sera dynamique faisant surgir de nouvelles questions telles que « comment tiennent les relations de groupe ? » et « comment évoluent-elles ? ». Les références au terrain faites jusqu’à présent laissent déjà entendre l’importance des documents chiffrés et le rôle des contrôleurs de gestion, des DAF et des RAF dans les échanges entre sociétés. Nous poursuivrons donc notre argumentation par une étude détaillée des pratiques du contrôle de gestion aux interfaces des sociétés des groupes.

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Chapitre III

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