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L’individu dans ses relations avec autrui, dans ses actions sociales, demeure au centre même de la réflexion sociologique. Même si ses faits et gestes sont empreints de l’esprit et des règles de sa communauté d’appartenance, il construit son univers de sens non à partir d’attributs psychologiques ou d’une imposition extérieure, mais au travers d’une activité personnelle et délibérée de donation de sens (Le Breton 2004). Il est donc considéré comme un individu agissant poussé par des désirs et des motivations qu’il cherche à satisfaire, nous rappelle Guth (2004), par ses valeurs et ses attitudes auxquelles il répond de manière pragmatique, par sa position sociale dans la communauté. Néanmoins, il est essentiel de recadrer le tir à ce niveau en disant que la manière dont l’individu est considéré dans la société diffère de ce que nous apprend la sociologie française, qui traite également des valeurs, mais où l’individu semble être absent (Fauconnet, fidèle à la pensée de Durkheim et de Mauss).

En effet, l’interactionnisme symbolique découle d’une rupture paradigmatique effectuée par Mead en psychologie sociale, dont l’ouvrage posthume L’esprit, le soi et la société, paru en 1963, définit les concepts majeurs de la pensée de Mead pour ensuite les actualiser dans une sociologie marquée par des noms importants tels : Shibutani, Strauss, Turner, Glaser, Becker, Hughes, Freidson, Goffman, etc.60 Ainsi, pour prendre l’exemple de Blumer, on voit à quel

point l’action sociale se fonde à partir du sens, ce dernier émerge au travers des interactions interpersonnelles situationnelles grâce à une réalité intersubjective qui, à son avis, repose sur des symboles langagiers partagés. Il faut indiquer que ce principe s’inscrit directement dans la lignée de la pensée de Mead pour qui l’univers des significations émerge d’un processus de coopération et d’adaptation mutuelle au sein du groupe social. Partant de ce postulat, Mead construit une théorie du sujet faisant de lui l’un des pairs de l’interactionniste symbolique. Finalement, c’est la capacité réflexive qui constitue, pour le sujet, la base de la construction interactionnisme : l’individu contrôle ses actions en agissant sur lui-même et le tout selon les circonstances et le contexte social.

60 Comme le notent les auteurs et les chercheurs qui s’associent à l’interactionnisme symbolique inscrivent leurs travaux dans un paradigme interprétatif, partagent quelques concepts et un intérêt pour l’expérience quotidienne des acteurs, vue comme la matrice sans cesse renouvelée de la vie sociale. En outre, ils étudient les phénomènes sociaux sous l’angle des interactions qui lient les agents (acteurs) de développement et les paysans au quotidien, cherchant à rendre compte des significations qu’ils engagent dans ces interactions sociales.

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Disons que Goffman (1973, 1974, 1988) étudie la société comme un spectacle des apparences mené par des acteurs en représentation, soucieux de tenir leur rôle sans fausse note et de contribuer à la tâche commune de produire des prestations cohérentes, toujours dans la crainte de perdre la face ou de la faire perdre à l’autre. Sa filiation théorique le rapproche de Simmel plutôt que de Durkheim ou de Weber. Pour preuve, la définition qu’il donne du monde social est celle de Simmel, une définition en termes de relations, d’actions dites réciproques (Le Breton 2012). A l’opposé des psychologues qui observent ou provoquent les interactions comme un produit des individus en groupe, Goffman (1988) scrute les interactions comme des systèmes, indépendants des individus qui les vivent. Il s’agit ici du moment où l’individu perd l’autonomie de sa représentation pour entrer dans la sphère d’influence de ses partenaires à travers un certain nombre d’actions, de faits sociaux et de gestes, notamment lorsqu’ils sont en présence physique, immédiate, les uns comme des autres. Il ne s’agit pas de la personnalité de l’individu, de son moi permanent, mais de ce qu’il est avec les autres. L’interactionnisme implique deux pôles : le soi manifesté dans le rôle et le consensus du public (de la société) qui, acceptant le rôle joué, fait sortir l’individu de l’anonymat (Grawitz 1993). En d’autres termes, l’individu en lui-même ne provient pas seulement de son possesseur, mais aussi de la scène totale où s’insère l’action de son possesseur (Goffman 1973, 1988). Ce qui nous permet de dire que le paysan hadjeray ne peut se réaliser qu’à l’intérieur d’un groupe à partir duquel son existence trouve un sens. Ce qui explique la charge qui lui est incombe de tenir compte de sa responsabilité au sein de la société.

Ce qui nous intéresse de plus ici, c’est justement les hommes et leurs comportements à la fois économiques, symboliques, politiques et socioculturels. En termes d’interactions ou encore d’échanges réciproques à l’intérieur des communautés, fragment hyper important de tout système social, il faut préciser que l’approche interactionniste nous a permis de saisir la quintessence du système d’échange symbolique au Guéra, surtout en période de famine. Bien qu’il existe plusieurs systèmes d’échange chez les hadjeray, dans le cadre de la lutte contre l’insécurité alimentaire, l’échange symbolique couvre les domaines du langage, de l’échange matrimonial, de l’échange marchand, des mythes, etc., mais également du « don réciproque ».

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Dans la mouvance d’actions réciproques, l’approche interactionniste61 nous a permis de saisir,

grâce aux enquêtes ethnographiques effectuées sur le terrain, les aspects les plus marquants du système local d’échange symbolique, mais aussi d’appréhender le lien existant entre la prise en compte des différentes valeurs symboliques, sociales et culturelles des populations cibles et leur impact sur la sécurité alimentaire dans la région du Guéra.

Une série des critiques ont été adressées à certains promoteurs de l’approche interactionniste, notamment avec la position défendue par Goffman, puisque le côté qualitatif apparait trop de son cadre théorique. A cela s’ajoute la dimension totalement transpositive en sociologie de la théorie des jeux. La démonstration ou encore l’observation des faits sociaux est absente, seule demeure dans cette transposition, une inspiration, la similitude d’une démarche qui enrichit son nouveau champ d’application et le renouvelle. Il s’agit ici d’une approche qui n’explique pas pourquoi les choses continuent de subsister et pourquoi elles changent dans un autre univers. Pour pallier les insuffisances de ce modèle, celui de l’interactionnisme symbolique, prôné par Goffman et plusieurs de ses collègues et disciples et, par la suite, il faut comprendre les processus d’assimilation et (d’accommodation) constitutifs des représentations sociales de la société hadjeray, ce qui nous amène à avoir recours aux témoignages des individus (la mémoire collective ainsi que la mémoire individuelle), pour confirmer ou infirmer, mais aussi pour compléter ce que nous savons déjà du fait social. Cette réminiscence de la dimension culturelle des phénomènes sociaux, tel est le sens de départ de la pensée de Halbwachs (1959, 1976). Rappelons tout de même que Halbwachs ne nie pas le rôle de l’expérience personnelle dans la mémoire. A l’image de ce qu’affirme Sue (1992), il veut principalement montrer que celle-ci ne peut se construire qu’à partir d’un cadre social qui lui sert de repère, qui lui permet de se structurer.

61 Certes, il existe (déjà) un nombre important de sociologues et anthropologues qui ont longtemps travaillé sur l’interactionnisme symbolique, mais les auteurs qui attirent notre attention, surtout dans le cadre de l’analyse des données ethnographiques recueillies sur le terrain, sont surtout ceux qui représentent, le moins qu’on puisse dire, le courant de pensée interactionniste (G. Mead et E. Goffman) en lien avec la problématique traitée : la sécurité alimentaire et le système d’échange traditionnel et/ou d’échange marchand dans la région du Guéra. L’objectif ultime poursuivi dans le cadre de cette contribution théorique consiste à mettre en relief l’intérêt de puiser à la sociologie une perspective interactionniste pour élaborer une investigation autour d’un objet issu du champ de l’évaluation des apprentissages symboliques, telle une alternative aux manières de dire et de faire en recherche sur l’évaluation formative qui sont fortement teintées par la tradition psychologique, notamment dans sa version expérimentale. Comme nous venons de le voir, adoptée comme posture générale de recherche, une perspective interactionniste incite à une (re)socialisation de l’objet social, ici lié au problème de famine et de malnutrition des populations locales, renvoyant ainsi à une remise en contexte dans la zone d’étude.

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S’il y a une mémoire de l’expérience vécue, il y a également une mémoire dans l’expérience sociale : de multiples représentations actives élaborées dans l’interaction sociale, et nécessaire à celle-ci. Eu égard à l’actuelle situation récursive de famine, la (ré-)construction sociale de la mémoire des « hadjeray », à travers la quête des solutions socioculturelles adaptées au Guéra et des formes de réciprocité entre les populations, pourrait constituer – si nous pouvons oser le dire – une réelle piste permettant d’élaborer une appréciation de la capacité générale de la société hadjeray de produire pour vivre, mais aussi de lutter contre l’insécurité alimentaire en période de soudure dans la région.