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L’intégration contextuelle : entre héritage et adaptation

Chapitre 5. Discussion

5.3. L’intégration contextuelle : entre héritage et adaptation

La qualité d’un espace urbain, selon le Sense of Place évoqué au chapitre 3, est en partie tributaire de l’héritage historique et symbolique du lieu ainsi que des images ou idées associées à ce lieu (Montgomery 1998). L’espace public est également le lieu où se forge la vie économique et sociale et le sens commun, car on y partage des connaissances et des expériences ; il s’agit également d’un lieu où les normes sociales peuvent à la fois être créées et contestées (Knox 2005). Ainsi, les différentes normes et conditions matérielles adoptées génèrent différentes expériences citadines. Ces expériences peuvent s’accumuler au sein des mondes acquis des individus et intégrer le schéma commun des expériences collectives.

Dans le cas du design des artefacts d’eau dont la progression n’a pas été linéaire, il est nécessaire de tirer un apprentissage de l’évolution des usages et de leurs interrelations avec les changements sociétaux. Peut-être souhaitera-t-on raviver certains aspects : par exemple réhabiliter l’aspect festif et joyeux de l’immersion du corps dans l’eau des fontaines de l’époque médiévale ou employer un aménagement d’eau pour symboliser la présence d’un cours d’eau enfoui au cours du XIXe siècle. Peut-être souhaitera-t-on, à

l’inverse, ne pas reproduire certains modèles, comme éviter de concevoir des artefacts où le dispositif ne permet pas de se désaltérer sans souiller la source d’eau (risques de maladies) ou encore concevoir une fontaine purement ornementale, entourée d’une barrière ne permettant aucun contact avec l’eau (Figure 79).

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Figure 79. L’installation d’une clôture empêche le contact avec l’eau, pourtant omniprésente dans la ville de Rome, Italie. Source : T. Leblanc 2018, avec autorisation de l’auteur.

Les aspects mis en valeur peuvent également s’inspirer du génie du lieu, comme le propose le 13e critère de la Ville de Montréal :

Révéler le génie du lieu (historique du milieu mis en valeur, plantes indigènes, création en harmonie avec la morphologie du site ; intégration de nouveaux éléments en relation avec le contexte architectural, l’évolution, etc.). (Ville de Montréal 2012b)

En somme, les références historiques devraient être utilisées comme sources d’apprentissage, mais pas reproduites de manière littérale, au risque d’en faire des ornements vides de sens pouvant mener à la folklorisation et la perte d’identité (Knox 2005). Subséquemment, il est indispensable de continuer à faire évoluer les aménagements d’eau en les adaptant à leur contexte d’implantation à différentes échelles : la ville, le quartier et son profil sociodémographique, le paysage et le cadre bâti environnant. En effet, tenir compte du contexte d’implantation et assurer un bon entretien sont deux facteurs cruciaux pour favoriser les effets positifs sur la vie urbaine.

Le cas du miroir d’eau le montre bien : cette morphologie a connu un grand succès dans sa première version, dans la ville de Bordeaux, où elle faisait partie d’un plan de revitalisation urbaine et faisait écho à l’architecture de la Place de la bourse et du fleuve de la Garonne, deux éléments identitaires importants qui l’entouraient. D’autres miroirs d’eau ont ensuite été implantés avec succès dans les villes de Nîmes et de Nantes où la couleur, la

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taille et le motif du pavé, ainsi que la végétation et le paysage environnant avaient été analysés pour favoriser une intégration harmonieuse et cohérente.

Cependant, dans la ville de Montpellier, l’implantation d’un miroir d’eau s’est révélée problématique due à la négligence de certains aspects. Installé au pied d’une architecture disproportionnée par rapport à son échelle, doté de problèmes de fonctionnement et laissé sans surveillance, le miroir d’eau de Montpellier a été fortement critiqué et n’a pas eu l’effet escompté. Ainsi, si la production et l’installation d’un artefact dans l’espace public symbolisent pour certains la « fin » du processus de design, ces étapes constituent aussi le point de départ de son cycle de vie, notamment à travers les usages et les expériences que l’artefact procure. Une fois mis en fonction, l’artefact contribuera au paysage urbain, évoluera dans le temps et au fil des saisons, sera plus ou moins adopté par les citadins, sera peut-être utilisé de manière conforme ou inconforme aux intentions initiales des concepteurs… Quoi qu’il en soit, dès son arrivée dans l’espace public, son adaptation au contexte, son fonctionnement et son entretien seront cruciaux pour assurer son succès.

De fait, à Montréal, un aménagement d’eau installé dans un espace public devrait pouvoir s’adapter aux changements saisonniers et à la saison hivernale. Plusieurs auteurs déplorent le fait que les projets d’aménagement de la ville sont majoritairement pensés en fonction de l’été ou inspirés de modèles venant de pays qui n’ont pas le caractère nordique de Montréal. Ces aménagements sont mal adaptés aux conditions hivernales et à leurs fluctuations (ex. : gel-dégel, épisodes de tempêtes et de redoux, neige, pluie, gadoue et verglas) et n’offrent pas aux promeneurs des conditions d’expériences agréables (Beaulé et De Coninck 2017 ; Beaulé 2018, 2019 ; Chartier 2019 ; Meloche-Holubowski 2017). D’autres espaces deviennent totalement désuets et sont inutilisés : c’est notamment le cas des pataugeoires qui ne sont ouvertes que durant deux mois et demi et donc fermées pendant plus de 80 % de l’année (Chartier 2019 ; Ville de Montréal 2020) !

Pourtant, accepter l’hivernité et intégrer une réflexion sur les atouts et les contraintes qu’elle génère permettrait d’enrichir le processus de design et d’améliorer le quotidien des citadins (Beaulé et De Coninck 2017 ; Beaulé 2019). En somme, Daniel Chartier évoque

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le potentiel rassembleur de la nordicité : au Québec, les discours et les images associés à l’hivernité semblent transcender les formes culturelles et les différences. L’expérience de l’hiver est effectivement une expérience partagée entre Canadiens et immigrants (Chartier 2011). Pour ces derniers, l’expérience hivernale peut constituer une part importante de leur intégration à la population locale (Chartier 2019).

Les fontaines que nous avons observées cessent de diffuser de l’eau à la fin de l’été. Cela permet la reconversion de la place des Festivals où se tient le festival hivernal Montréal en

Lumière. Ce festival tire parti de la noirceur saisonnière pour mettre en valeur différentes

œuvres lumineuses et interventions événementielles, incluant une glissade de glace géante, une des rares interventions urbaines mettant en vedette l’eau sous sa forme glacée, à l’instar des patinoires montréalaises. Plutôt qu’une reconversion des espaces, pourrait- on imaginer des aménagements d’eau conçus pour se transformer durant l’hiver et offrir aux gens des expériences de l’eau tirant parti de sa solidification (ex. : transformation des jets en colonnes de glace, sculptures évoluant au fil des variations de températures, escalade ou jeux sur glace, etc.) ? Les possibilités d’usage des aménagements d’eau en hiver mériteraient d’être davantage explorées.

Finalement, un autre facteur d’intégration relève du fait que les évolutions sociodémographiques entraînent l’apparition de nouveaux besoins. Si le modèle de la pataugeoire est aujourd’hui remis en question, c’est parce qu’il est moins adapté à l’évolution structurelle et temporelle des cellules familiales — on pense par exemple à l’émergence d’une plus grande proportion d’adultes célibataires, de couples sans enfants, de personnes âgées, de famille monoparentale, etc. — et appelle des modèles plus inclusifs et flexibles (Ville de Montréal 2018b). En conséquence, la réglementation du modèle clos de la pataugeoire exige des parents une organisation parfois trop contraignante pour le rythme de vie contemporain (ex. : contraintes d’horaires, de nombre d’enfants par parents, de tenue, etc.).

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