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Dans un contexte global de réchauffement climatique et d’urbanisation croissante, la diffusion de l’eau a le potentiel d’offrir de nombreux bénéfices environnementaux et sociaux aux villes (ONU 2015b, 2016, 2018 a ; Ville de Montréal 2016 ; Québec et MDDELC 2018). Dans la ville de Montréal, comme dans d’autres métropoles, les aménagements diffusant de l’eau peuvent contribuer à la qualité de vie des citadins. La dispersion d’eau fraîche permise par des installations comme des fontaines à jets ou des dispositifs de brumisation permettent d’atténuer l’effet d’ilot de chaleur et de rendre les vagues de chaleur plus tolérables pour l’ensemble de la population, du matin au soir (Yamagata et al. 2008 ; Kleerekoper, Van Esch, et Baldiri Salcedo 2012 ; Theeuwes, Solcerova, et Steeneveld 2013 ; Hendell et al. 2015 ; Krayenhoff et al. 2018).

Ces aménagements permettent également de raviver la présence de l’eau dans le paysage quotidien de la ville insulaire. Une relation fortement diminuée par le manque d’accès aux rives de l’île et l’enfouissement de nombreux cours d’eau dû à l’urbanisation et l’arrivée de l’automobile depuis le XIXe siècle (Ville de Montréal 2006 ; M. Dagenais 2011). Enfin,

l’attrait et la grégarité naturellement associés aux points d’eau peuvent être accentués par une conception accessible et inclusive (Kaplan et Kaplan 1989 ; Tibbalds 2001 ; White et al. 2010 ; de Bell et al. 2017 ; Grellier et al. 2017). Une part importante de la population montréalaise vit avec des difficultés motrices et sensorielles et la tendance démographique au vieillissement est à la hausse (Ville de Montréal 2015a, 2018b, 2018a). Étant donné que ces populations sont généralement plus vulnérables aux effets néfastes de la chaleur, l’accessibilité des aménagements d’eau est un enjeu crucial de santé publique et de renforcement du tissu social (Ville de Montréal 2011 ; DRSP 2018).

Pourtant, malgré ces bénéfices prometteurs, le rythme de vie moderne et l’arrivée de l’eau courante dans les foyers ont réduit le rôle rassembleur des artefacts d’eau en milieu urbain (Fachard et al. 1982 ; Illich 1988 ; M. Dagenais 2011 ; Paquot 2016). Les rencontres spontanées et informelles autour de ces aménagements semblent avoir diminué. Dans cette optique, les mesures municipales et les mouvements citoyens de Montréal et

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plusieurs exemples internationaux d’aménagement suggèrent une actualisation des artefacts d’eau en milieu urbain (Fachard et al. 1982 ; Dreseitl et Grau 2005 ; Hynynen, Juuti, et Katko 2012 ; Ville de Montréal 2012b, 2015b ; Goudreault 2019). Il est alors pertinent de constater que tous les aménagements ne sont pas égaux en termes d’apport à la qualité du cadre de vie. En effet, la manière dont ils sont conçus et le choix de leur emplacement sont déterminants pour les rendre attractifs et favoriser leurs effets positifs sur la vie urbaine. Nous avons vu au cours de notre étude que certains des cas présentés sont bien intégrés dans leur environnement et suscitent l’engouement des promeneurs (ex. : miroir d’eau de Bordeaux, cas observés), tandis que d’autres sont moins bien intégrés au paysage urbain ou adaptés à l’évolution des besoins (ex. : miroir d’eau de Montpellier, pataugeoires).

Le but de cette étude était de comprendre l’impact que les aménagements d’eau peuvent avoir sur les interactions sociales dans des lieux publics et identifier les critères qui déterminent leur succès. Nous avons donc mené cette étude sous la perspective du design et de l’approche de design centré sur l’humain afin de mieux comprendre les conditions favorisant des expériences d’usage.

Nous avons vu qu’au cours de l’histoire, la relation de la ville à l’eau s’est transformée au fil des changements sociétaux et des visions politiques, entraînant l’évolution des artefacts d’eau. Depuis les débuts de la civilisation, l’eau a toujours été liée au quotidien des citadins et a revêtu un visage tour à tour festif, divin, menaçant, rassurant, intime, récréatif… Les formes, les usages et les réglementations des aménagements diffusant de l’eau ont reflété ces métamorphoses en jouant un rôle culturel, sanitaire, hiérarchique et social. Les artefacts servant à diffuser l’eau ont ainsi accompagné le développement des villes et des mœurs, à titre d’institutions culturelles et de lieux de plaisir, de jeu et d’expériences sensorielles.

L’aménagement d’artefacts d’eau a connu une évolution alternant entre périodes de méfiance envers l’eau et périodes de réhabilitation et de développement de sa présence en milieu urbain. Durant les périodes de méfiance, les artefacts diffusant de l’eau étaient

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associés aux épidémies, d’abord à la fin du Moyen Âge lors de la Grande Peste, puis au début du XIXe siècle durant l’épidémie de choléra qui s’est également répandue à Montréal.

Le regain d’intérêt et de légitimité pour les aménagements d’eau suivant ces périodes de méfiance ont apporté de nouvelles perspectives : le temps des Lumières a érigé les fontaines, les bassins et les jeux d’eau en prouesses techniques et artistiques et a revisité les thèmes antiques par leur architecture et leurs évocations mythiques. Véritables œuvres d’art et d’ingénierie, ces aménagements sont également devenus des symboles de pouvoir et de rayonnement culturel. Avec la montée de l’hygiénisme durant le XIXe siècle,

les usages de l’eau se sont diversifiés et celle-ci est finalement arrivée dans les foyers, bouleversant le rôle de catalyseur social que jouaient les aménagements d’eau jusqu’ici.

La canalisation de l’eau et son nouveau statut de substance chimique ont ainsi été accusés de faire perdre à l’eau quotidienne son aura poétique. Pourtant, les bienfaits de l’eau sont nombreux face aux défis urbains de notre monde actuel : accélération du rythme de vie, maladies liées au stress et à la pollution et diminution du capital social sont autant de maux que la diffusion récréative et ornementale de l’eau peut atténuer en milieu urbain (Kaplan et Kaplan 1989 ; Ulrich et al. 1991 ; Van Den Berg, Hartig, et Staats 2007; White et al. 2010 ; Völker et Kistemann 2011, 2012 ; Gascon et al. 2017 ; Grellier et al. 2017).

Nous avons ainsi découvert les différents effets salutogènes et grégaires des aménagements d’eau. Les aménagements contemporains permettent de mieux profiter de ces effets bénéfiques lorsqu’ils sont conçus dans une logique d’échelle humaine. Les deux aménagements contemporains que nous avons observés ont révélé que leur succès pourrait être favorisé par cinq tendances d’aménagement : la flexibilité et sensibilité au contexte ; la mise en scène de l’eau comme principal médium ; des conditions favorisant les expériences multisensorielles et émotionnelles ; l’accessibilité et le caractère intergénérationnel et enfin les opportunités de socialisation passive.

Aujourd’hui, l’héritage de la logique de planification hygiéniste se superpose à la perspective environnementale face à l’urgence climatique et la diffusion de l’eau peut

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avoir un impact positif sur la résilience urbaine, tant au niveau environnemental que social. Cependant, la diffusion de l’eau semble encore être considérée comme une relation instrumentale : tel un « actif » de la ville, on évoque encore son aménagement et sa gestion en termes de coûts et de bénéfices (Barraqué 2015 ; Paquot 2002, 2016). Pourtant, la Politique nationale de l’eau a récemment reconnu l’eau à titre de patrimoine culturel et collectif des Québécois (Québec et MELCC 2002).

Peut-on imaginer l’eau comme une « présence » célébrée au quotidien dans la ville, plutôt qu’un « actif » de cette dernière ? C’est dans cette perspective que cette étude envisageait la diffusion de l’eau à travers le prisme de l’expérience esthétique. Nous avons porté une attention particulière aux aspects phénoménologiques des artefacts diffusant de l’eau : les aspects multisensoriels et moteurs, les conditions spatiales, les possibilités d’usage et les dynamiques de fréquentation, ainsi que les références et symboles éventuellement inscrits au sein de l’inconscient collectif. Dans cette optique, le design des artefacts d’eau peut nous permettre de redécouvrir les stimulus et les évocations de l’eau tout en faisant évoluer les formes urbaines au gré des nouveaux besoins. Se faisant, l’établissement de nouveaux usages de l’eau peut alors potentiellement bousculer les tolérances liées à la visibilité des corps et aux gestes d’appropriation des espaces publics. Ainsi les interactions prenant place autour des aménagements aquatiques deviennent des opportunités de cohabitation et d’apprentissage de nouveaux rapports face à deux entités imprévisibles : l’Eau et l’Autre.

Après avoir observé deux aménagements populaires, nous avons trouvé de nombreuses similarités entre les tendances repérées dans les deux cas et une forte concordance avec les 15 critères d’un espace urbain à l’échelle humaine développée par l’architecte Jan Gehl puis reprise par la Ville de Montréal (Gehl 2012 ; Ville de Montréal 2012b). Bien que la popularité de leurs emplacements affecte le succès des installations, la flexibilité d’usage et le caractère multisensoriel des expériences qu’elles permettent constituent des qualités essentielles.

Les aménagements d’eau urbains réussis devraient attirer toutes les générations et être accessibles et inclusifs. Ils devraient permettre aux citadins des actions aussi variées

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qu’admirer, contempler, jouer et se détendre et générer des lieux de socialisation (passive ou active). Ils devraient être conçus pour fonctionner de jour comme de nuit et valoriser l’esthétique de l’eau dans une perspective phénoménologique. Des animations multisensorielles et chorégraphies surprenantes jouant avec les mouvements et les états de l’eau (ex. : eau miroitante, brume, éclaboussure, jets...) améliorent l’expérience de l’utilisateur et créent des trames sonores rythmées et apaisantes. Cette « mélodie » de l’eau aide les individus à se déconnecter du stress quotidien et atténue même la pollution sonore de la ville. Une conception misant sur une intégration discrète permet aux artefacts de se fondre visuellement dans leur environnement pour mettre l’eau en valeur.

Finalement, ces différents facteurs nous ont permis de dresser une liste de critères de conception qualitatifs et flexibles. Cette liste pourrait alimenter le processus créatif des acteurs impliqués dans l’aménagement urbain et la conception d’artefacts urbains diffusant de l’eau, en misant sur l’expérience d’usage comme un facteur déterminant pour le succès. Nous espérons ainsi réhabiliter le rôle ancestral et la résonance poétique des aménagements d’eau, en renforçant le caractère commun et social des espaces urbains, tout en rendant la ville plus résiliente.

6.1. Pistes de recherche supplémentaire

Cette étude nous a permis de découvrir les nombreux impacts de la présence de l’eau en milieu urbain. Nos découvertes ont également fait émerger des questions parallèles que nous n’avons pas approfondies au cours de cette étude. Nous pensons que ces questions sont dignes d’intérêt et pourraient constituer d’autres projets de recherche.

D’un point de vue théorique, nous nous étions positionnés sur le modèle de l’Éclipse de

l’objet dans les théories du projet en design dans le « monde de l’usage » (l’objet, et ses

centres d’intérêt en aval, soit les fonctions et les expériences suscitées) (Findeli et Bousbaci 2005). Nous avons ainsi relaté l’évolution des artefacts d’eau à travers les époques et observé les interactions se produisant autour d’artefacts d’eau déjà installés dans l’espace public. Les conclusions que nous en avons tirées nous ont permis d’établir une liste de critères flexibles favorisant une meilleure réception de ces artefacts. Il serait

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maintenant intéressant d’observer comment les acteurs impliqués dans la création d’artefacts d’eau réagiraient face à ces critères au cours du processus de conception, de l’intention initiale à la livraison de l’artefact. La recherche serait donc située non plus sur les enjeux du « monde de l’usage », mais sur ceux du « monde du processus » qui concerne l’objet, les processus et les acteurs (Findeli et Bousbaci 2005).

Dans le cadre des critères suggérés, nous avons mentionné les enjeux d’accessibilité et d’inclusivité des artefacts d’eau, particulièrement pertinents dans le cas d’une population montréalaise multiculturelle et sujette aux tendances démographiques de vieillissement. Ces enjeux pourraient être approfondis au cours du processus de création en observant comment des approches empathiques ou participatives combinées aux critères suggérés pourraient contribuer à améliorer l’inclusivité des aménagements d’eau en milieu urbain. Dans le cas d’approches plurielles ou métissées, l’implication d’un groupe social ciblé (exemple : groupe d’âge ou communauté culturelle) apporterait potentiellement un regard complémentaire sur les expériences de l’eau dans les espaces publics.

Les enjeux de cohabitation et de tolérance des corps en contact avec l’eau dans l’espace public pourraient également être explorés à travers le prisme de l’éthique de la vertu. À titre d’exemple, nous avons constaté au cours de nos recherches que les aménagements d’eau étaient parfois le théâtre de baignades illicites, notamment durant des épisodes de canicules. Ces gestes, réprimés ou tolérés selon les cas, peuvent également devenir des enjeux de dignité pour les personnes en situation d’itinérance, leur permettant de se désaltérer et parfois de faire une toilette d’appoint en l’absence d’autres ressources accessibles. Ces gestes suscitent-ils des perceptions stigmatisantes ou indulgentes ? On se demande comment les autorités gouvernementales et le reste de la population réagissent face au phénomène, mais, aussi, comment la conception des aménagements aquatiques pourrait tenir compte de ces comportements. Le design des artefacts d’eau pourrait-il avoir un effet sur les dynamiques d’appropriation et de partage afin d’en apaiser les tensions ? Dans l’optique de bâtir des villes sécuritaires, inclusives, durables et conviviales, nous pensons que cette question possède un intérêt légitime.