• Aucun résultat trouvé

L’hybridation des usages face à l’appropriation contrôlée

Chapitre 5. Discussion

5.6. L’hybridation des usages face à l’appropriation contrôlée

Cette recherche portait sur les dimensions du monde de l’usage, soit l’objet, ses fonctions et les modes de vie et expériences (Findeli et Bousbaci 2005). En ce qui concerne les observations autour des aménagements d’eau étudiés, on constate une hybridation des usages, c’est-à-dire une certaine liberté d’action qui sort du cadre monothématique. Les gestes et interactions possibles avec les jets d’eau intégrés à la dalle ainsi que le mobilier installé en périphérique et le parcours architectural permettent différents niveaux d’interaction avec les fontaines. Les promeneurs peuvent décider de rester à distance dans une attitude contemplative ou au contraire se rapprocher et se tremper une partie du corps ou le corps complet, notamment pour les enfants.

172

La durée de l’usage aussi est très flexible : certains usagers restaient plusieurs heures auprès des fontaines tandis que d’autres passaient très rapidement. Pour certaines personnes, l’usage de la fontaine se faisait en parallèle à autre activité (courir, faire du vélo, skate), ou une activité cognitive (lire, dessiner, parler). Gwo Fang Lin réfère à ce type de phénomènes en parlant de main engagement (« engagement principal ») et de side

engagement (« engagement secondaire ») lorsqu’il observe les passants interagir de

différentes manières avec la fontaine d’un centre commercial (Lin 2015). Dans le premier cas, les individus recherchent la proximité ou le contact direct avec la fontaine, tandis que dans le second cas, elle sert de toile de fond à leur activité. Les différents niveaux d’usage de l’artefact d’eau peuvent donc aller de la fréquentation périphérique, comme si la diffusion de l’eau était un stimulus d’arrière-plan jusqu’au contact direct, comme les enfants sautant sur les jets ou les adultes touchant l’eau, la photographiant, marchant autour, etc.

En se fiant aux définitions proposées par Redström, la nature hybride des fonctions facilite le développement de nouveaux usages ; la typologie est volontairement conçue avec une certaine ambiguïté afin que de nouveaux usages émergent de manière inattendue lorsque les individus s’approprient l’aménagement (Redström 2008). En effet, les humains transforment les artefacts par l’usage, et ce, à de multiples niveaux : dans le cas du miroir d’eau de Bordeaux, par exemple, l’eau servait initialement à refléter l’architecture et améliorer l’expérience piétonne. Cependant, très rapidement, la population a développé des pratiques inattendues en prenant le miroir comme théâtre de toutes sortes d’activités : danse de groupe, manifestation culturelle et artistique et même revendications politiques. Ainsi, le miroir, qui avait une vocation primaire ornementale, a pris une signification supplémentaire en devenant un catalyseur social et le théâtre des activités populaires. Cette appropriation imprévue a ainsi donné lieu à une nouvelle vocation, en vertu de laquelle les miroirs d’eau suivants ont été bâtis. Néanmoins, la redéfinition de l’usage n’empêche pas les concepteurs de faire preuve d’anticipation à certains égards. De la sorte, on peut deviner que les concepteurs du miroir d’eau n’avaient peut-être pas imaginé un tel engouement, mais l’accessibilité de la surface et du contact avec l’eau laissait une liberté certainement intentionnelle à l’expression corporelle des individus.

173

L’eau possède un effet grégaire sur les êtres vivants et peut enrichir la dynamique sociale et l’animation d’un lieu (Pradhan 2012). Cependant, un tel lieu de rassemblement peut aussi être l’endroit de comportements abusifs ou perçus comme tels. Les libertés individuelles peuvent entrer en tension avec le bien-être collectif. L’appropriation d’un espace peut aussi être synonyme de dérives négatives, surtout lorsque des individus vandalisent les équipements, prennent d’assaut l’espace ou créent une ambiance désagréable par leurs agissements. Les règles et les conventions, implicites ou explicites, se font et se défont en fonction des lois, des aménagements et des interactions sociales (Barker et al. 2019). Or, ces interactions aux frontières mouvantes ne font pas toujours l’objet d’un consensus. La présence et le comportement des individus autour de l’eau modifient la perception du lieu qui pourrait être à la fois perçu comme animé (ex. : personnes actives), invitant (ex. : ambiance détendue, joyeuse), ou à l’inverse, désagréable (ex. : individus trop bruyants) ou même menaçant (ex. : appropriation abusive de l’espace par un groupe d’individus), dissuadant la fréquentation des lieux. Un groupe d’adolescents pratiquant la planche à roulettes près des fontaines pourrait être perçu par certains comme un groupe nuisible, se déplaçant de manière imprévisible et dangereuse, tandis qu’il pourrait être perçu par d’autres comme une figure de l’esthétique urbaine dont les pirouettes dévoilent un usage alternatif de l’espace et du mobilier (Bates 2018). En somme, le climat ambiant (ex. : bruit, température, météo, lumière) et la situation géographique dans la ville (ex. : réputation du quartier, qualité du voisinage) peuvent également influencer le sentiment de sécurité. Cette co-construction de l’environnement n’est pas sans rappeler la théorie de l’engagement de l’individu dans un paysage participatif en esthétique environnementale (Berléant 1988).

Cette malléabilité de l’ambiance perçue ne peut être totalement anticipée par le design, puisqu’elle relève de la perception de ses protagonistes et aux limites de leur tolérance et de leurs craintes. Aussi, pour encourager des dynamiques d’appropriation positives, celles-ci doivent être encadrées. Le design, arrimé aux modes de gestion et de gouvernance, peut agir sur les conditions spatiales et matérielles qui améliorent le sentiment de sécurité, l’hospitalité et peuvent améliorer l’image d’un quartier. Une

174

stratégie peut consister à concevoir des installations durables qui découragent le vandalisme, par exemple.

La prise en compte des temporalités de la journée informe aussi cette démarche : à titre d’exemple, la chorégraphie stimulante des jets d’eau en journée et l’effet apaisant de leur éclairage diffus le soir va avoir un effet sur la manière dont les individus se comportent dans ces lieux. En sus des éléments relevant de la conception, il est indispensable d’assurer une bonne maintenance : surveiller et entretenir régulièrement l’aménagement, s’assurer de son fonctionnement et réparer les signes de détérioration (Siu, Xiao, et Wong 2019). Les aménagements bien entretenus ont davantage de chance d’inciter au respect du matériel et au civisme tandis que l’ajout d’éléments naturels agréablement présentés favorise les comportements empathiques (Tibbalds 2001 ; Kaplan et Kaplan 1989).