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Le design au service du milieu urbain

Chapitre 5. Discussion

5.2. Le design au service du milieu urbain

Au sein de la communauté de l’aménagement et du design, de nombreuses recherches ont étudié les critères favorisant le succès des rues et des espaces publics sécuritaires et attractifs (Jacobs 1961 ; Whyte 1979 ; Gehl 1987), mais peu se sont interrogées sur le rôle des mobiliers et équipements placés au sein de ces espaces (Siu et Wong 2015). De plus, ces recherches sont régulièrement conduites selon les préoccupations des urbanistes, architectes paysagers et architectes, mais n’appellent que rarement le point de vue de la communauté du design industriel. Pourtant, selon Kin Wai Michael Siu, designer industriel, les mobiliers et équipements urbains qui peuplent les rues ont un rôle important à jouer dans la qualité de nos espaces :

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« At the user level, the design, installation and maintenance of urban street furniture are important factors, as people tend to interact with these public facilities in their daily lives. » (Siu et Wong 2015, 589)

L’intervention des designers industriels est moins souvent sollicitée dans les projets de design urbain (Siu et Wan 2010). Pourtant, les designers industriels se concentrent sur l’environnement contextuel et l’expérience usager, ainsi que sur l’impact environnemental et social des interventions, produits et systèmes. De plus, le contexte urbain est complexe et ne peut être abordé par une seule discipline. La nature des villes, qui se transforme constamment (Gehl 2012), engendre de nouveaux défis systémiques et complexes. Les designers peuvent apporter des réponses créatives à plusieurs de ces défis, notamment en imaginant des alternatives innovantes aux solutions existantes (Leblanc 2013).

En outre, les expériences des individus n’ont pas de frontières disciplinaires, en particulier dans le contexte urbain. Lorsque les citadins arpentent les rues, ils perçoivent tous les éléments en même temps et ne distinguent pas le paysage de l’architecture de l’équipement ou des graphiques. Cette nature interreliée de « l’expérience usager » est enrichie lorsque les différentes disciplines travaillent ensemble à la conception d’un projet urbain (Bousbaci 2009). Le designer devient alors un facilitateur entre les disciplines, travaillant avec une approche transdisciplinaire, soit « […] l’aptitude à aborder des problèmes sous différents angles sans se limiter à une idéologie, des conventions ou des principes disciplinaires » (Leblanc 2013, 7).

Les deux fontaines que nous avons observées faisaient partie de plan de revitalisation urbaine à l’échelle du quartier. La vitalité et la quantité d’activités et d’institutions présentes autour des fontaines, ainsi que le caractère touristique des quartiers justifiaient un investissement conséquent permettant d’installer des dispositifs de diffusion des eaux à la fine pointe de la technologie en souterrain. Ainsi, ce type de projet reste rare à l’échelle d’une ville, car il nécessite de grands moyens, beaucoup de surface aérienne et souterraine et un contexte économique favorable. À Montréal, nous avons vu que les populations les plus vulnérables à la chaleur étaient souvent âgées, malades ou isolées. Il semblerait donc nécessaire de proposer des aménagements d’eau de plus petite échelle à proximité des

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quartiers résidentiels et les lieux du quotidien que Paul L. Knox nomme « espaces ordinaires ». C’est actuellement un rôle qui semble être assumé par le réseau d’équipements récréosportifs destinés aux enfants. Cependant, la part vieillissante de la population étant en augmentation et sachant qu’en 2006, le Québec recensait une proportion de plus de 10 % de personnes en situation de handicap permanent, il y aurait fortement intérêt à concevoir de nouveaux modèles d’artefacts d’eau plus inclusifs et intergénérationnels. En effet, la valorisation des espaces ordinaires est importante pour la qualité du tissu urbain et repose en partie sur la construction sociale des espaces quotidiens :

« Central to good urban design is the capacity of the built environment to foster a positive sense of place in the ordinary places that provide the settings for people’s daily lives. Sense of place is always socially constructed, but in ordinary places— physical settings that do not have important landmarks or major symbolic structures—the social construction of place is especially important.» (Knox 2005, 1) Dans cet ordre d’idée, la standardisation permise par le design industriel peut permettre la création de dispositifs amovibles ou modulables offrant de nouvelles manières d’expérimenter l’eau accessible à tous. Plusieurs concepts cherchant à trouver des solutions pour réduire des ilots de chaleurs et revitaliser les espaces urbains ont été développés au sein du GRAD et récompensés par le prix du Red Dot Design, prestigieuse récompense internationale spécialisée en design industriel (Red Dot Design Award 2018).

Notons par exemple le projet Ô de Fanta Rose-Vinet (Figure 77) : un système de brumisation lumineux qui peut être suspendu aux éléments urbains, ce qui donne plusieurs possibilités d’adaptation tout en constituant une installation légère avec peu d’opérations d’installation et d’entretien. L’assemblage de tubes de verre et d’étain permet de diffuser brume et lumière au-dessus de la tête des passants durant la période estivale. Cette structure est saisonnière et modulable. Ce projet met en valeur les qualités multisensorielles de l’eau et permet d’animer l’espace public sans l’encombrer. Son esthétique sobre lui confère un caractère multigénérationnel et lui permet d’intégrer différents types d’espaces urbains (ex. : parcs, ruelles, façade de bâtiment, etc.).

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Figure 77. Projet Ô de Fanta-Rose Vinet, supervisé par Tatjana Leblanc. Source : GRAD 2019.

On songe également au projet RésEau de Justine Bergeron et Manon Le Sant (Figure 78) qui recueille, traite et diffuse l’eau de pluie à travers un système de pavés modulables saisonnier qui met en valeur l’expérience sonore de la pluie. La dalle contient une caisse de résonnance métallique qui amplifie le son de la pluie. L’eau peut ensuite être traitée et réutilisée sous forme de jets. Conçu dans une optique durable et polyvalente, ce système modulaire est configurable selon les besoins contextuels. Ce type d’intervention permettrait une plus grande flexibilité de gestion et de maintenance des équipements urbains : la modularité et l’amovibilité permettent d’installer progressivement les systèmes, de les adapter ou les retirer en fonction des saisons, des événements ou de la reconversion de la fonction des lieux.

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Figure 78. Le projet RésEau de Justine Bergeron et Manon LeSant, supervisé par Tatjana Leblanc. Source : GRAD 2019.

Cela pourrait également avoir pour effets de réduire le nombre d’opérations de manutention nécessaires, de prolonger plus facilement les heures de fonctionnement pour rafraichir les soirées sans avoir besoin de plus de personnel et de réduire les déchets liés aux travaux et de réduire les coûts afférents. On pourrait alors imaginer que ce type d’artefacts pourrait s’insérer dans de nombreux contextes d’espaces ordinaires et être utilisés dans des opérations d’acupuncture urbaine incrémentielle.

Hormis leur nature de produits modulables, ces nouvelles alternatives d’artefacts d’eau ont de nombreux points communs avec les aménagements observés. Ces artefacts possèdent des qualités qui correspondent aux six principes de design flexible de mobilier urbain développé par le designer industriel Kin Wai Michael Siu pour la ville de Hong Kong (flexible design principles) (Siu et Wong 2015) :

1. Un usage adaptable aux besoins des personnes ou des environnements (ex. : profiter de la fraicheur de l’eau sans être obligé de se tremper complètement par temps de chaleur ou être protégé des éclaboussures en hiver) ;

2. Un artefact qui combine avec succès plusieurs fonctions connexes, comme le font les artefacts d’eau hybrides (ex : rafraichir + animer + offrir un espace de repos, etc.) ;

3. Un artefact qui s’adapte à différentes circonstances (ex. : être éteint ou déplacé lors d’un événement, être transformé durant la saison hivernale) ;

4. Un dispositif facile à installer et entretenir (ex. : ajouter ou remplacer facilement un module) ;

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5. Un usage accessible et intergénérationnel ;

6. Un usage durable (ex : valoriser et réutiliser les eaux de pluie, être conçu de manière à résister aux changements saisonniers)

Il nous semble ainsi que les principes développés en design industriel peuvent être transposés sur la conception d’aménagements diffusant de l’eau en ville avec succès et démontrent encore une fois la pertinence du regard du design industriel sur le milieu urbain.