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V.1 De l’individuel à l’institutionnel

V.1.2 L’institutionnel comme retombé des rapports individuels

Le second type d’activité, quant à lui, résulte d’un travail plus élaboré avec des programmes variés impliquant de multiples confessions. De plus, des personnes sécularisées et parfois des politiciens y participent souvent. Des responsables municipaux les soutiennent également avec des visites ou des parrainages. Ce deuxième type d’activités est de nature institutionnelle, contrairement au premier type. Cela signifie que ce sont souvent des organismes, et non pas des personnes physiques, qui sont impliqués à ce niveau. En outre, les activités institutionnelles sont d’habitude plus diversifiées en termes de participation, de représentativité et de portées. Une comparaison

entre les personnes impliquées dans le premier type d’activités et le second suggère qu’à ce niveau, les activités du second sont souvent le fruit du premier : l’individuel amène à l’institutionnel. Ce lien de causalité n’apparait qu’à la suite de l’observation participative et d’un suivi minutieux des échanges. La figure ci-dessous formalise de manière globale l’enchaînement des différents types d’activités collectives.

Figure 6 : Phases du processus de construction des relations entre les trois groupes

Le schéma explique les phases par lesquelles passe le processus de construction des actions communes et positionne les activités individuelles par rapport à celles institutionnelles. Le suivi de leur développement rend compte d’un processus qui commence souvent par l'établissement d'une confiance, la naissance d'initiatives bilatérales limitées et la répétition d'échanges et de visites avant que des projets de plus large portée ne prennent place.

Les limites de ce deuxième type d’activité apparaissent dans ce que l’Imam M.D. raconte sur sa participation dans une table ronde organisée par l'Institut de Pastorale des Dominicains. Il a expliqué, dans une entrevue, que :

« L’initiative en tant que telle est bonne, mais les réunions étaient restreintes à de bonnes paroles sur ce que nous partageons, sans rien de plus ».

Cette citation rend compte déjà de l’existence d’une certaine maturité au niveau de la reconnaissance mutuelle puisqu’il y a des choses que « nous partageons » pour cet imam. Cela renseigne l’observateur sur l’existence d’une prédisposition à aller plus loin que les courtoisies

habituelles en se basant sur cette reconnaissance déjà établie. Néanmoins, encore une fois, le discours garde une allure d’éloquence, « comment bien parler » (Latour 2012 :71), tout en rapportant la perception d’un écart entre les attentes et ce qu’offrent ces initiatives. Ce qui laisse un malaise, voir une certaine déception chez cet imam. En effet, il avance que ses attentes consistaient à aller plus loin en travaillant sur des projets conjoints. Cependant, à l'exception de ces « bonnes paroles, sans rien de plus », bien que partagées de bonne foi, aucune réflexion n’est entamée autour des problèmes liés au pluralisme et à la citoyenneté dans la vie commune des communautés d’appartenance de ces participants :

« Ce ne sont pas ces rencontres à elles seules qui nous aideront à trouver des solutions aux problèmes de notre communauté comme la discrimination à l’embauche ou les difficultés que vivent nos jeunes qui se sentent rejetés par le reste de la société. C’est rare que ça aborde ces sujets et ça se limite à la courtoisie ».

Ce manque d'engagement à long terme a été confirmé par des entrevues avec deux personnes issues des deux groupes en question : musulmans et catholiques. On peut citer par exemple, C.E., un prêtre catholique qui a eu un intérêt pour des sujets relatifs au pluralisme et à la laïcité. Il a initié également plusieurs activités dans ce cadre dans un but d’établir une meilleure compréhension mutuelle entre musulmans et catholiques. Pour y arriver, il a lancé plusieurs initiatives pour des tables rondes, des visites et des rencontres entre musulmans et catholiques.

Dans la littérature locale produite par des acteurs impliqués dans ce genre d’activités, force est de constater l’envergure de ces activités et les motivations qui les justifient. Par exemple, Bruno Demers, prêtre catholique, dans (Demers et Lamonde, 2013 : 58-118), fait constat de cet intérêt en se positionnant contre le communautarisme et la « valorisation des différences », car « il maintient l'absence de culture civique commune » dans la société. C’est dans le cadre de la création de cette « culture civique commune » que ses efforts s’inscrivent. Quelques mois après la fin du débat sur la charte, Demers a publié un livre conjoint comprenant les contributions d’écrivains associés d’une manière ou d’une autre au catholicisme, au judaïsme et à l’islam, dont des sécularisés, des juifs, des catholiques et des musulmans. Ces écrivains imprégnés par le milieu montréalais ont donné des points de vus jumelant une approche académique, que l’introduction du livre appelle « approche scientifique », et une approche confessionnelle. Bien que l’ouvrage traite du processus de laïcisation à la lumière du débat sur le projet de charte, les réflexions des différents auteurs vont

dans un sens qui encourage le « vivre-ensemble » et le fait de concevoir chacun sa propre vision et ses expériences.

Pour d’autres exemples du second type d’activité, des personnes interrogées m’ont parlé de l’une des expériences des plus pertinentes dans ce domaine et qui a pris la forme d’une longue coalition locale dans la région de Montréal-Nord sous la titre du « Conseil des leaders religieux de Montréal-Nord » (CLRMN), avec la participation de la plus grande mosquée dans cette région (Masjid An-nour)49, des églises catholiques de Ste-Gertrude et de St-Vincent-Marie, ainsi que des

dirigeants d’autres églises chrétiennes. Parmi les initiatives et les projets qui ont vu le jour comme fruit de cette coalition, on compte le projet de la « Table de Concertation Jeunesse de Montréal- Nord et Spiritualité » (TCJMNS). La TCJMNS est une plateforme pour amener des jeunes de différentes religions dans la région de Montréal-Nord à discuter et à travailler ensemble. Pour mettre ce projet en son contexte et en rapport avec la jeunesse, le quartier de Montréal-Nord est l’un des quartiers défavorisés de Montréal et ses jeunes payent le prix avec le pourcentage élevé des familles monoparentales (Klein, Juan-Luis & Christine Champagne 2011) et la prolifération de la drogue50. Plusieurs initiatives ont vu le jour pour encadrer les jeunes dans ce « secteur

chaud », si on utilise les mots de la journaliste Caroline Touzin, encadrés par les différents paliers du gouvernement épaulés par la société civile. C’est dans le cadre de ces initiatives que le projet de la TCJMN s’inscrit comme contribution de différentes institutions religieuses. Dans le document officiel de la TCJMNS disponible sur le site web du CLRMN, est mentionnée la reconnaissance de « la présence au Québec d’une pluralité de formes de spiritualité ». Il ajoute, ce qu'il est important de mentionner, que :

49 La mosquée est représentée au sein de la table par l'un de ses administrateurs.

50 Juan-Luis Klein a dressé une carte sur le nombre des familles monoparentale à Montréal-Nord qui est un indice

important de pauvreté, publié dans cet article de lapresse qui dresse un portrait documentaire assez parlant sur le quartier par la journalisme Caroline Touzin: http://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/200901/22/01-820148- montreal-nord-les-deux-bronx.php.

« ce pluralisme spirituel se vit dans le cadre d’une société dont la culture a été et continue d’être fortement influencée par le christianisme, mais qui est ouverte à accueillir d’autres formes d’expression spirituelle »51.

Dans les chapitres qui suivent, nous reviendrons sur les significations de la position « accueillante » mentionnée dans ce discours. Sur d’autres volets en lien avec cette étude, la TCJMNS reconnaît le choix par la société de disposer d'un espace laïc public avec une « laïcité ouverte ». Elle note que la « charte des droits et libertés » en vigueur est le cadre adéquat pour la pratique de la citoyenneté avec les droits et les libertés qui en découlent. Ce qui est important à noter à cet égard, est que les discussions ont réussi à franchir la ligne habituelle qui délimite le dialogue interreligieux pour aborder des sujets qui traite de la citoyenneté et la vie commune en société.

Une autre expérience qui mérite d’être mentionnée est celle de la Fédération Universelle de la paix (FUP) à Montréal. Bien que l’organisme s’inscrive dans le protestantisme, l’importance d’inclure leurs événements et les discussions entamées avec leurs responsables découle du fait que leurs rencontres possèdent une nature diversifiée. En effet, des représentants religieux issus des catholiques, des musulmans et parfois des personnes sécularisées participent activement dans ces événements. Faisant partie d’un agenda mondial dans le cadre duquel ils œuvrent, leur objectif, entre autres, consiste à envoyer un « ambassadeur » de paix aux Nations Unies. Quelques catholiques et musulmans actifs avec la FUP ont participé également à l'expérience du CLRMN. Malgré cela, on n'observe aucune collaboration ou partenariat entre les deux projets. Une entrevue d’un imam qui était actif dans les activités des deux projets, le CLRMN et la FUP, donne un constat mitigé selon sa perception des résultats des expériences. Il a souligné l'importance de ce travail tout en reconnaissant qu’il n'a plus assez de temps pour continuer à participer à ce genre de rassemblements avec assiduité et dévouement. Selon lui :

51 Source : http://www.clrmn.org/table-de-concertation-jeunesse-de-montreal-nord-et-spiritualite. Visité le 16 juillet

« Les catholiques et les chrétiens en général sont plus proches des musulmans comparés aux autres communautés religieuses. Et c’est pour ça que je me suis toujours intéressé à ces rencontres ».

Il avance que l'accent doit être mis sur les « projets qui nous unissent » et non autour des questions théologiques, chose qu’il apprécie dans ces deux expériences. Néanmoins, il déplore que les musulmans soient « pour la plupart du temps absents et la FUP, comme exemple, a essayé en vain de trouver des institutions musulmanes pour travailler avec elles sans grand succès ». Dans la partie qui suit consacrée aux caractéristiques de ces échanges et notamment quand nous allons parler de la discontinuité, nous aurons un retour sur les éléments explicatifs de cette absence.

Par voie de conséquence, il faut noter à ce niveau que les activités tendent à aborder des sujets qui touchent à la vie sociale, comme la pratique de la citoyenneté, le pluralisme et les façons de développer des actions qui ont un certain impact sur la sphère publique. Ceci ne signifie pas que les événements bilatéraux n’abordent pas ce genre de sujet, mais plutôt qu’ils sont très teintés par la priorisation des questions religieuses. Quand les sujets touchant à la politique ou aux questions sociales sont évoquées dans le premier niveau, ils le sont d’une façon théorique dans le cadre de rhétoriques théologiques sans avoir d’impact direct sur des débats en cours. Comme la Erreur !

Source du renvoi introuvable. ci-dessous l'explique, plus les activités s’avancent vers la

multiplicité des partenaires et l’institutionnalisation, plus la liaison avec des thèmes spécifiques existant dans l’actualité se renforce. À une phase ultime du deuxième type d'activités, celui qui est institutionnel, l’engagement se traduit par des positions unifiées par rapport à ces enjeux ou par des initiatives concrètes comme le projet de la TCJMN et les ateliers et activités qui y sont associés ou les rencontres annuelles sous le thème du « bon voisinage » organisées par Bel Agir ou les forums et tables rondes organisés périodiquement par la FUP relativement au vivre-ensemble, le pluralisme et la construction de la paix.

Figure 7 : Nature des sujets abordés selon les phases de développement des thèmes abordés

Il n'en demeure pas moins qu’au niveau de la pertinence de ces activités, comme constaté à partir des échantillons présentés ci-dessus et malgré l’apparence plus posée de ces activités, les participants, les organismes et les personnes n’ont généralement réussi ni à leur assurer la continuité ou à les rendre durables, ni à élargir leur portée géographique et sociale. La deuxième partie de ce chapitre rend compte, entre autres, des contraintes que vivent les projets collectifs de nature institutionnelle.