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Les paragraphes passés ont aidé à cerner conceptuellement les notions au cœur de cette étude : la citoyenneté, la définition taxonomique de chaque groupe parmi les trois étudiés ainsi que le concept de tension. Dans ce paragraphe, on explore les éléments du cadre théorique qui constituent les axes d’analyse et de théorisation. Ce qui éclairera le lecteur sur les fondements philosophiques qui ont aidé à rendre compte de la problématique étudiée.

À titre de méthodologie d’organisation des concepts clés, des techniques de catégorisation de Latour et des propositions de Foucault en ce qui concerne l’analyse du discours représentent les préludes des orientations théoriques de cette recherche. Selon Latour (2012 : 71) :

« La question des catégories, de leur repérage, de leur nombre est donc d’emblée une question d’éloquence (comment bien parler ?), de métaphysique (combien y a-t-il de façons de parler ?) et aussi de politique ou mieux de diplomatie (comment vont réagir ceux à qui nous nous adressons ?). »

Ces questions importantes, surtout lors de l’analyse du contenu issu des entrevues et des notes de terrain, ouvrent le chemin vers la catégorisation et la découverte des axes d’analyse et de théorisation. Cette catégorisation s’appuie sur le potentiel que les données offrent quand elles sont considérées comme des « différentes versions » possibles de la même réalité (Latour 2007 : 83).

En outre, les discours sont traités selon la nature de l’implication personnelle de chaque acteur social. Dans ce sens, Foucault (1971 : 46) parle de « l’appropriation sociale ». Il explique en détail cette approche qui repose sur deux axes principaux (Foucault 1971 : 63):

« En suivant ces principes et en me référant à cet horizon, les analyses que je me propose de faire se disposent selon deux ensembles. D'une part l'ensemble «critique», qui met en oeuvre le principe de renversement: essayer de cerner les formes de l'exclusion, de la limitation, de l'appropriation dont je parlais tout à l'heure; montrer comment ils se sont formés, pour répondre à quels besoins, comment ils se sont modifiés et déplacés, quelle contrainte ils ont effectivement exercée, dans quelle mesure ils ont été tournés. D'autre part l'ensemble «généalogique» qui met en oeuvre les trois autres principes : comment se sont formées, au travers, en dépit ou avec l'appui de ces systèmes de contraintes, des séries de

discours; quelle a été la norme spécifique de chacune, et quelles ont été leurs conditions d'apparition, de croissance, de variation. »

Ceci enrichit l’analyse grâce à la découverte des arborescences des significations qui découlent de l’éclatement du texte sous forme de branches généalogiques générés à l’enquête sur les conditions d’apparition, de croissance et de variation durant le temps.

Ces éléments conceptuels à la base du cadre théorique qui est à la base de l’organisation et la catégorisation des découvertes de cette recherche sont utilisés avec vigilance et tout en gardant un certain retenu. En effet, définir un cadre théorique préalablement à une recherche ethnographique risque de renforcer les aprioris que nous voulons éviter autant que possible. Ceci dit, lors du contact avec le terrain des événements autour de la citoyenneté et la présence dans les activités reliées à l’événement focal principal de cette étude : le débat sur le projet de loi 10 sur la « charte des valeurs québécoises », des notions nous ont interpelé et amené à enrichir le cadre théorique afin d’offrir à ces notions une explication conceptuelle qui en dévoile les différentes configurations éventuelles.

Ainsi, à plusieurs reprises, les gens ont appelé le projet de loi « une charte de division », ce qui nous a poussé à chercher les deux significations et les motivations que Derrida (1992) donne aux « divisions ». Le premier prend le sens de « la fatalité, sous une certaine face douloureuse, l'incapacité à rassembler dans l'un ». La deuxième signification de la division est quant à elle considérée dans (Derrida 1992 : 156) comme :

« une stratégie du désir, qui se divise pour garder une réserve : je reste libre ; je ne suis pas simplement là, vous verrez que je suis aussi ailleurs, et donc que j'ai de la ressource, que j'ai encore de la réserve, de la vie, et que vous ne me tuerez pas si vite. »

Cette division prend parfois la forme d’un même discours mais avec plusieurs couches interposées au sein du même groupe. Par suite, ceci rend intéressant de connaitre ce que ces « couches de signification » offrent comme explications chez Derrida (1967). Les couches d'un discours, selon lui, sont liées à des significations multiples fonctionnant, comme le dit Derrida (1967 : 230), comme un système composé de « couches de sens »:

« Il y a des couches de signification qui apparaissent comme des systèmes ou des complexes ou des configurations statiques au sein desquelles il est d'ailleurs possible un mouvement et une

genèse qui doivent obéir tant à la légalité propre qu'à la signification fonctionnelle de la structure considérée. »

Les couches de significations représentent chez Derrida un système complexe de configuration avec un rôle fonctionnel déterminé dans le langage utilisé.

Il est envisageable de combiner ces références théoriques avec d’autres éléments à chaque fois que c’est nécessaire. Foucault et sa notion de « gouvernementalité » qui est toute aussi pertinente à jouer un rôle à cet égard en est un exemple. Le concept de « gouvernementalité » chez Foucault est introduit à titre théorique lors de l’analyse car il souligne l’importance de « distance optimale » entre la subjectivité des individus et leur rôle attendu lors de la gestion des affaires publiques dans les cercles du pouvoir :

« Notre problème est donc le suivant : pour ouvrir aux usagers la voie de la participation, il faut rapprocher d'eux les centres de décision. Comment procéder ? Ce problème relève de l'empirisme plus que d'une opposition entre société civile et État : c'est celui de ce que j'appellerai la « distance décisionnelle ». Autrement dit, il s'agit d'évaluer une distance optimale entre une décision prise et l'individu qu'elle concerne, telle que ce dernier ait voix au chapitre et telle que cette décision lui soit intelligible tout en s'adaptant à sa situation sans devoir passer par un dédale inextricable de règlements. » Foucault (1983 : 376).

Ainsi, cette notion est utilisée partiellement dans un cadre multidimensionnel pour projeter une vue sur la gestion de la crise de la charte par le gouvernement minoritaire du Parti Québécois, ou sur la manière avec laquelle le gouvernement majoritaire du Parti Libéral du Québec a traité la question de radicalisation ou celle des réfugiés syriens. Ceci pourrait permettre l’éclosion d’une réflexion sur la recherche scientifique/académique dans sa relation avec l’État : la recherche académique doit-elle éclairer les jugements politiques et les aider à concevoir une réalité sociale ou bien le gouvernement doit-il utiliser les recherches pour justifier ses décisions déjà préétablies indépendamment de ces recherches afin de les rendre acceptables par la population ?

Il faut noter que d’autres parties de l’analyse nous échapperaient entre les filets du filtre du cadre théorique préalable si on se contentait uniquement de cette notion développée par Foucault. Pour toutes ces raisons, le cadre théorique ainsi défini est diversifié. Les concepts qui le constituent et qui ont été exposés ci-dessus ne représentent pas des termes isolés, mais plutôt un effort à regarder

les interactions entre musulmans, catholiques et sécularisés aussi bien de l’angle de ces acteurs que de celui des gouvernants. Ce n’est que lorsque ces concepts sont mis en interaction avec le contexte de genèse du contenu qu’ils exposent avec plus de nuances leur importance. Mission qui sera effectuée au fil des chapitres consacrés à l’analyse des résultats. L’une des conséquences de ce choix est que le cadre utilisé dans cette étude n’est pas choisi comme un apriori avant de commencer à prendre contact avec le sujet de recherche sur le terrain. C’est en réalité sur le terrain et sous l’effet des mêmes mots qui surgissaient fréquemment et se répétaient que Foucault, Derrida, Latour et autres ont été interpelés à différents stades pour éclater le contenu de ces mots afin de les formuler dans leurs versions conceptuelles. Dans ce sens, le rôle des cadres philosophiques est d’offrir des significations explicatives de ces mots, ce qui assure un fil conducteur qui relie les différentes parties de notre analyse et les rend mieux présentables comme un tout dont les composantes sont interconnectées.

III METHODOLOGIE

Une ethnographie de la citoyenneté sous tension

III.1 Approche ethnographique adoptée