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VI.4 Discours entre division et violence

VI.4.2 Discours et violence

Tout le long des quatre strates du discours mentionnées ci-dessus, le ton garde un niveau de tension bas et un détachement relatif au niveau émotionnel. Néanmoins, il a été constaté à partir du suivi des échanges, sur les médias sociaux particulièrement, que ce discours glisse rapidement vers la violence verbale au fur et à mesure qu’un certain excès d’anonymat s’installe. Dans sa forme violente, ce discours appelle au « nettoyage ethnique » et à la déportation des musulmans à l'extérieur de la province : « nous devons expulser tous ces gens vers leur pays ». Dans un niveau plus violent, il est question de viol et d’incendie : « que l'on brûle ses femmes (celles qui portent le niqab) et qu'on les viole comme des cochons ». Enfin, dans sa forme extrême, ce discours appelle au meurtre : « 2 balles ; profitons-en, c'est la saison de la chasse »76.

En regardant de plus près les niveaux du discours des « pro-charte » dans sa relation d’un côté avec l’anonymat et d’un autre avec la violence, on constate que les deux premières strates représentent la ligne discursive tenue par les politiciens et les activistes pro-charters connus. À ce niveau, le discours est argumenté et la retenue installée s’accompagne d’une volonté de rejeter toute incrimination par la loi proposée d’un groupe religieux en particulier. Notons tout de même que l'annonce officielle préparée par le gouvernement pour soutenir le projet visait directement les

76 Les extraits ici font partie d’un témoignage des parents d’enfants qui côtoyaient une garderie à Verdun encadrée par

des femmes voilées. Le témoignage a pris la forme d’une lettre intitulée : « Respectez nos enfants... et leurs éducatrices ». La lettre a été publiée sur plusieurs forum, les sites des réseaux sociaux et les médias de masse. Lien vers la lettre : http://www.lapresse.ca/actualites/201311/21/01-4713172-respectez-nos-enfants-et-leurs- educatrices.php.

religions : « Synagogue, mosquée, église. SACRÉ. L'égalité hommes-femmes, la neutralité de l'État. TOUT AUSSI SACRÉ » 77.

Figure 14 : Synagogue, mosquée, église. Sacré.

La « Figure 14 : Synagogue, mosquée, église. Sacré. » jumelée à la suivante présente un exemple de ce discours qui tente de construire une logique fondée sur un contraste entre deux mondes : celui des synagogues, des mosquées et des églises et donc des religions instituées d’un côté, et celui de l’égalité hommes-femmes et la neutralité d’État de l’autre.

77 Voir la figure qui montre une image de cette annonce publicitaire qui s’est installée au Métro de Montréal et dans

Figure 15 : Égalité, neutralité. Tout aussi sacré !

C’est à partir du troisième niveau que les promoteurs commencent à se prononcer sous couvert d'anonymats de différents degrés : des vidéos anonymes postées sur YouTube ou sur d’autres médias sociaux ou commentaires publiés sur les sites internet des journaux, en passant par des publications sur les réseaux sociaux. Les commentateurs à ce niveau se pourvoient particulièrement de surnoms inconnus ou de profils anonymes de nature éphémère et aux cycles de vie passagers. Parfois, en revisitant ces profils, on s’aperçoit qu’ils disparaissent après quelques jours. L‘éphémère caractérise également les interventions. Au fil du temps et en termes de quelques minutes, le contenu peut changer ou complètement disparaitre de la toile.

En matière d'anonymat maintenu par les personnes impliquées dans les débats virtuels, une discrétion totale est impossible dans les sites web des réseaux sociaux, car même les pseudonymes peuvent enfreindre l'anonymat et dévoiler quelques marqueurs d’identité et d’identification de l’intervenant (Hoonaard 2003 : 146). Ainsi, on note que plus la personne se sent anonyme (ou

impossible à tracer), plus le glissement vers un discours violent est assuré. C’est cette corrélation entre l'anonymat et la violence verbale qui justifie le fait que c’est en particulier sur l'espace virtuel, où l'anonymat est élevé, que les discours se manifestent dans leur forme la plus profane. Ainsi nait un déchainement de délires de souhaits de déportation ainsi que des demandes de nettoyage ethnique, de viol et de meurtres à se déchainer plus facilement.

Afin de mieux comprendre le processus qui engendre un discours menaçant envers un groupe religieux particulier, ici les musulmans, il est possible de le situer dans le cadre d’une logique de défense d’une minorité, ici la population canadienne-française, vis-à-vis de la majorité canadienne- anglaise, mais qui engendre une menace envers une autre minorité existante au cœur de cette minorité en mode de défense. L’existence de la minorité musulmane dans le triplet majorité canadienne-anglaise / minorité canadienne-française / minorité musulmane au sein de la minorité canadienne-française, est assimilée dans ce processus à la même configuration relationnelle qui gère habituellement la relation avec la majorité menaçante de l’identité des Canadiens-Français. Afin de se défendre contre un pôle de ce triplet (la majorité canadienne-anglaise), il considère l’autre pôle (la minorité musulmane du Québec) comme une menace à son existence. Gouldner (1954 : 171) expose une analyse qui représente ce paradoxe mais dans un contexte différent, celui du triplet : compétiteurs / administration des usines industrielles / travailleurs.

Dans notre cas, la situation est différente dans le sens où la dynamique majorité/minorité, qui change selon le positionnement de chaque acteur dans ce processus, s’ajoute à ce que Gouldner propose comme explication, rendant le relationnel des différents éléments plus complexes. Non seulement un comportement de défense de l’identité culturelle vis-à-vis de la domination anglo- canadienne se transforme en menace envers celle du groupe des musulmans, mais les perceptions de l’autre comme majorité ou minorité change dynamiquement le long de ce processus. D’une autre manière, si les Canadiens-Français ne se voient que minorité menacée dans ce processus, que ce soit dans leurs relations avec la majorité anglo-canadienne ou la minorité musulmane, cette dernière ne les voit que comme une majorité menaçante. Or, si l’angle de vue se déplace vers l’extérieur de ce processus, on constate qu’en réalité le gouvernement du Québec change de représentant d’une minorité en situation menacée vers celui d’une majorité, celle Franco- canadienne, en position de domination par rapport aux minorités culturelles du Québec. Le graphe suivant cartographie cette dynamique d’une façon similaire à celle de Gouldner, mais en prenant

en considération les éléments qui font des deux situations, celle étudiée par Goudlner et celle traitée dans cette étude, deux cas différents malgré les ressemblances :

Figure 16 : Les dynamiques majorité/minorité et la menace

Les québécois canadiens-français se trouvent dans deux situations qui représentent un paradoxe : Ils incarnent en même temps le rôle d’une minorité menacée par une majorité anglaise au niveau du Canada et de l’Amérique du Nord et celui d’une majorité dominante par rapport aux québécois musulmans (Brodeur 2008).

VI.5 Conclusion

Les couches d'un discours sont liées à des significations multiples fonctionnant, comme le dit Derrida (1967 : 230) dans la citation déjà mentionnée dans le chapitre II, comme un système composé de « couches de sens », chacune d’elles est représentative d’un niveau de discours différents. Les couches de sens ressemblent à des niveaux différents interposés les uns sur les autres entre la signification la plus extérieure qui est très accessible et une autre enfouie plus en profondeur et qui n’est accessible qu’après avoir effectué un « forage » ou une « archéologie » des sens en se déplaçant d’un niveau à l’autre.

Le rôle fonctionnel ici de ces couches consiste à tracer des frontières entre les différentes agrégations. Ceci engendre des démarcations au niveau des positions spécifiques de chacune vis- à-vis des autres. Cependant, la position principale contre le projet de loi proposé reste partagée par ces différents groupements. C'est cette « configuration complexe ou statique », si l’on utilise les mots de Derrida, qui reflète l’existence d’une alliance éphémère tacite malgré les spécificités de chaque sous-groupe. En effet, au sein de cette configuration, les rôles sont distribués selon des positions des acteurs, du centre du pouvoir vers ses périphéries. Ce jeu des rôles sert fonctionnellement l’objectif ultime de chacun des deux camps : défendre sa posture d’opposition ou de soutien au projet de loi.

Comme constaté lors de l’analyse du discours des contre-la-charte et des pro-charte, les délimitations n’ont pas suivi les frontières organisationnelles habituelles. La controverse a tendance à faire éclater les taxonomies ordinaires pour engendrer une complexité dans la cartographie des points de vue selon les définitions communes des groupes en question. La Figure 10 sur les « Positions vis-à-vis de la Charte, pour ou contre » témoigne de cet éclatement et met en relief les différentes possibilités de dissidence dans les points de vue sur le projet de charte par rapport aux positions de chaque groupe.

Sauf l’intersection impossible entre l’appartenance à la fois au groupe des musulmans et au groupe des catholiques, toutes les autres combinaisons possibles ont été recensées. Il est important également de noter que ceux qui sont pro-charte parmi les musulmans sont ceux qui sont également catégorisés comme des personnes sécularisées. Ce diagramme exprime uniquement le résultat du recensement des positions de personnes ayant fait l’objet de cette étude selon l’échantillonnage déjà expliqué au chapitre sur la méthodologie. Cela signifie que certaines limites qui ont gouverné l’échantillon de cette étude nous empêchent de le généraliser. Il offre néanmoins une vue assez globale sur les tendances existant sur le terrain.

Puisqu’il ne fait pas partie des objectifs de cette étude de représenter authentiquement ni les arguments de ceux qui sont contre la charte ni de ceux qui sont pour, l’analyse effectuée ne prétend pas une couverture équitable de la logique qui gouverne chacune des deux fractions. Elle s’est efforcée au contraire de demeurer au niveau de l’exploration des strates du discours. Les dynamiques de l’échange seront encore revisitées le long du prochain chapitre sur la théorisation.

Ces dernières gouvernent en effet la logique consistant à participer et à vivre sa citoyenneté dans une société traversée par la diversité culturelle et religieuse. L’énumération de ces dynamiques sous la forme de couches décomposant le discours de ces deux parties apparait comme essentielle. En effet, elle amène cette analyse loin du champ des jugements de valeurs sur les pensées de chacun de ses acteurs sociaux issus des deux groupes. En conséquence, ce sont leurs dynamiques qui sont décrites et c’est leur pourquoi qui fait l’objet des investigations qui ont été détaillées dans les paragraphes de ce chapitre.

On remarque deux processus parallèles étroitement liés. Le premier est représenté par les réactions du groupe des contre-la-charte qui exposé dans le paragraphe sur la « Réaction en cas d’adoption de la charte ». À ce niveau, le mouvement de ces citoyens consiste à s’éloigner, à se distancer de façon géographique, mais aussi en termes de participation à la société, sous l’effet d’un sentiment de rejet par l’autre. Quant au deuxième processus, celui du groupe pro-charte, il dessine un mouvement perçu par l’autre comme une attaque de plus en plus agressive. En face de cette offensive, la réaction de recul et d’éloignement s’installe, propulsée par l’avancée de cette « attaque perçue » qui se dessine sous la forme de cercles concentriques qui deviennent de plus en plus insistants, de plus en plus précis et désignant un groupe social bien particulier. Le constat que ces deux processus sont assez reliés entre eux découle de cette logique : « s’ils font, nous ferons » ou dans le langage du débat : « Si la charte est adoptée, je partirai ailleurs ».

VII POUR UNE THÉORISATION DE LA CITOYENNETÉ

SOUS TENSION

Réexaminer la controverse sur la Charte des Valeurs Québécoises (CVQ), alors que les esprits sont encore échauffés, nous permet d’explorer son impact sur la pluralité et la citoyenneté à Montréal et à Québec. Ceci nous permet entre autres de comprendre les règles qui gouvernent le processus de participation ou de non-participation citoyenne. Les tendances ressorties du terrain ethnographique sont extraites avant d’être reformulées pour bâtir une théorisation de la citoyenneté quand celle-ci est assujettie à la tension culturelle et politique.

Cette théorisation est exposée dans le prochain paragraphe sous la forme de six faits majeurs. Tout d’abord, l’impact de l’anonymat à l’ère du numérique sera étudié dans sa relation avec la violence et avec la dissension intra et inter-organisationnelle. Son effet sur la division au sein des organisations politiques et culturelles traditionnelles et sur la fracturation de ses structures est exposé à la lumière des observations participatives et des discours tenus. Deuxièmement, l’effet des tensions publiques sur le changement culturel et les confrontations multiculturelles autour de la citoyenneté seront ensuite examinés. L’effet découvert d’accélération des processus de participation sera étudié à ce niveau. On peut aussi l’appeler un effet de compression du temps nécessaire pour réussir à construire des partenariats autour d’objectifs de la citoyenneté participative. La longévité des cycles de vie des alliances sera explorée en troisième lieu pour faire ressortir leur nature et la logique qui contrôle leur genèse et leur fin. Les deux états du processus de naissance des alliances, en absence et en présence de tensions, seront comparés afin de comprendre comment les crises et les controverses influencent les regroupements temporaires et les formations des frontières éphémères. Une réflexion sera présentée en quatrième point sur l’éthique d’accueil et d’hospitalité proposée par les uns, par rapport à la citoyenneté à part entière revendiquée par les autres. Cinquièmement, il sera exploré brièvement comment les solitudes culturelles nient les mots qui reflètent l'altérité. À ce stade, une analyse du dialogue sourd-muet est proposée pour comprendre les raisons qui résident derrière ces solitudes malgré un niveau élevé de participation. Enfin, sixièmement, la corrélation entre la religiosité et la tendance à l’isolement social sera scrutée à la lumière des complexités du terrain et la singularité de son contexte. Dans le septième et dernier point quelques règles seront extraites et assemblées résumant ainsi la théorisation explorée le long du chapitre.