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V.1 De l’individuel à l’institutionnel

V.1.1 L’individuel comme point de départ

Le premier type est le plus souvent simple, basé habituellement sur des relations individuelles depuis longtemps existantes entre des intervenants issus des différents groupes. Ces relations d’affinité, voire d’amitié, aident à établir la confiance et participent ainsi à la réussite des premiers essais. Elle ouvre la voie à la capacité d’avancer vers des terrains d’entente en assumant plus de responsabilité. À en croire Derrida (1991 : 290) :

« Le « qui » de l'amitié précède toute détermination subjectale, comme l'appel (Ruf) qui provoque ou convoque la « conscience » et ouvre donc la responsabilité. »

Cette citation rime avec climat qui régnait. Les liens d’amitié atténuaient de l’éventuel narcissisme qui peut résider dans le cloisonnement sur les positions subjectives propres à soi. Ces liens observés sur le terrain maintenaient une penchée vers la responsabilisation des différents intervenants dont le discours, tel qu’exposé dans les extraits de ce chapitre, partage un même langage dont les mots communs sont le « vivre-ensemble », le « dialogue », le « rapprochement » et « l’entre-connaissance ».

C’est à la base de cette responsabilité que s’en suivent des activités, nécessitant plus de préparations et de logistiques. À ce stade, des visites mutuelles et des conférences courtes, où une mosquée invite une église ou l'inverse, sont possibles. Des imams (côté musulman) et des prêtres catholiques ont signalé dans des entrevues leurs différentes histoires qu’ils ont vécues avec l’autre.

Il s’agit de courtes visites d’un imam à une église ou d’un prêtre à une mosquée. Dans les deux sens, la personne invitée est sollicitée pour donner un mot symbolique adressé aux fidèles ou activistes de l’organisme accueillant. En analysant de plus près la naissance de ces initiatives individuelles, un facteur commun se répète à chaque fois. Il s’agit de sortes d’affinité, voire même d’amitiés, qui naissent des discussions entre deux individus issus chacun de l’un des trois groupes. Cet échange initial permet par la suite l’établissement de la confiance mutuelle à la base de laquelle l’un des groupes accueille la personne issue de l’autre groupe ou les deux groupes se rendent visite.

Un exemple du premier type d’activité est tiré de ce que l’Imam El-Khateeb, dont le profil a été évoqué dans le chapitre IV, m’a rapporté sur ses deux visites à des églises pour donner un cours discours aux fidèles. Il m’a confirmé également qu’il avait invité des prêtres à des rencontres et à des activités organisées par les fidèles de sa mosquée. Dans des discussions avec deux prêtres et un évêque catholique, la nature et la portée de ces échanges se sont révélées plus individuelles qu’institutionnelles. Dans certains cas, ce sont des fidèles musulmans qui accueillent une personnalité religieuse catholique pour partager avec elle le repas de rupture du jeûne durant le mois de Ramadan, un mois de jeûne et de prières chez les musulmans. C.F., une personnalité catholique, m’explique :

« J’ai remarqué que ce n’était pas tous les membres de ces familles qui étaient enthousiastes à l’idée d’avoir un prêtre à leur table alors qu’ils sont censés faire des prières. Mais le climat était toujours plaisant et ça nous rapprochait sûrement… »

Cette citation est très parlante en elle-même et montre que les musulmans ordinaires ne sont pas unanimes sur une position quelconque envers une personne symbolique, un prêtre ici, qui représente une autre appartenance religieuse, ici le catholicisme. Mais que ce soit le prêtre en question ou les membres de la famille qui l’ont invité ou ceux qui se sentaient gênés à l’idée de pratiquer un rite devant un catholique, il parait qu’un mode de courtoisie régularise le climat et trace un chemin à suivre pour ce prêtre et la famille qui l’a accueilli. C’est une « question de diplomatie » aux mots de Latour (2012 : 71) quand on prend en considération « comment vont réagir ceux à qui nous nous adressons ? ».

Un autre Imam, M.D., m’a rapporté ses visites pour animer des séances d’information sur l’islam suite à des invitations d’écoles publiques ou privées. L’activiste musulmane M.H. m’a rapporté

son invitation par un organisme civique sans affiliation religieuse qui est dirigé par des femmes sécularisées, afin de donner une conférence à ses membres qui se posent des questions sur l’islam. M.H. me raconte :

« Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous pouvons construire grâce à ce genre d’entre- connaissance. C’est l’ignorance qui alimente les peurs des gens et je ne pense pas que nous, les musulmans, avons fait notre part pour y remédier ».

Le cercle de discussion entre croyantes chrétiennes et musulmanes, encadré par le Centre Justice et Foi, est une expérience qui mérite d’être citée dans le cadre de ces échanges bilatéraux. Bien que le contenu de ces cercles soit resté strictement privé, les discussions entamées avec des femmes qui y sont impliquées et des responsables du CJF me laissent croire qu’il englobe aussi bien des thèmes religieux que d’autres qui touchent la vie citoyenne, la justice sociale et les libertés. Le seul point commun dans les thèmes réside dans le fait qu’ils sont considérés et approchés à partir d’une posture de croyantes, c’est-à-dire que l’aspect féminin, ou féministe, est fortement présent côte-à-côte avec la dimension religieuse. Cela signifie que l’influence de la foi et l’effet des textes sacrés sont débattus à la lumière des préoccupations communes de la vie aussi bien à l’échelle individuelle que collective. C'est en tant qu’individus, sans représentations institutionnelles, que les membres du cercle discutent. Cependant, étant donné la longue période durant laquelle les assises ont continué à fonctionner et les divers horizons dont sont issues les femmes appartenant aux deux groupes participants, cette initiative semble institutionnelle bien qu'elle ne concerne que le CJF. Conséquemment, ce cercle et d’autres initiatives similaires peuvent être justement positionnés à la frontière entre les activités individuelles et celles institutionnalisées.