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Puisque la problématique étudiée enquête sur la citoyenneté en périodes tendues, il s’est avéré nécessaire de couvrir le concept de tension. A cette fin, Gouldner (1954) est considéré comme l’un des premiers pionniers qui a étudié les tensions de groupes sociaux. En conduisant des recherches empiriques sur les grèves illégales, ou grèves sauvages, il a proposé une « théorie de tension des groupes » bien élaborée sous forme de règles générales. Pour comprendre les tensions, il proposa deux opérations clés à effectuer : premièrement il s’agit de décrire et analyser les symptômes et deuxièmement il faut cartographier les positions des membres des groupes impliqués selon un système formé de leurs différents statuts. Un symptôme, pour lui s’exprime sous forme de plainte à cause d’une frustration face à une attente, ou espérance, non satisfaite (p. 124). Il exposa dans

son analyse dix-sept points qui cadrent le développement de la relation tendue entre deux personnes, ou deux groupes de personnes qui occupent des positions différentes dans le système de statuts. Pour lui, la tension commence par un état primaire qui s’exprime par la première règle :

“The more that Ego and Alter underfulfill or overfulfill each other's expectations, the more tension will there be in their relationship.”(p.133)

C’est à ce niveau que la tension commence à être exprimée sous forme de doléances reflétant frustrations et déceptions. Après, la relation continue à se dégrader à cause de plusieurs facteurs comme l’ambiguïté, le changement des attentes, le manque d’attention, la délégitimation mutuelle, les perceptions divergentes, le manque de confiance, le manque de contentement face aux changements apportés, les relations de pouvoir et la conception du temps. Ce qui entraine la relation vers un stade de non-retour exprimé dans la quinzième règle suivante :

“Tensions will increase in the relation between Ego and Alter to the extent that either or both fails to give a positive sanctioning response when the other conforms to his expectations.”(p.147)

La dix-septième règle qui reflète la tension dans sa situation la plus extrême s’exprime comme suit :

“Tensions will increase in the relationship between Ego and Alter to the extent that established defense mechanisms are impaired, or to the extent that effective new ones are not devised.”(p.148)

C’est à ce niveau que la tension peut aboutir à une situation dans laquelle chacune des deux parties considère l’autre comme une « menace ». Chaque menace peut correspondre alors à un système de défense qui n’est pas forcément dirigé vers l’autre partie mais, dans plusieurs cas, pour se protéger contre d’autres sources de menace (p.147).

Il est vrai que Gouldner s’inscrivait dans un cadre wébérien, surtout en ce qui concerne ce que Weber (1921) appelle « la direction administrative bureaucratique » comme type de domination à caractère légal ou rationnel. Mais il présente la théorie des tensions de groupes sous forme de généralisation indépendamment du cadre de la théorie des organisations de Max Weber, du cas particulier des grèves sauvages ou du milieu industriel. Elle reste donc pertinente à cette recherche

sur la citoyenneté. D’ailleurs par sa nature, la citoyenneté, comme processus, reste continuellement attachée à la tension et aux luttes sociales. Emanuela Lombardo et Mieke Verloo (2009) confirment cette idée et relient ceci à la nature dynamique de la citoyenneté. Elles disent :

“The concept of citizenship is inherently contentious, in that it necessarily involves drawing borders around questions of inclusion and exclusion and making decisions about which rights, duties and opportunities will be attached to the status of a citizen. (...) Because of its contentious and contested character, citizenship is always dynamic and is best understood as an ongoing process or a struggle about the creation of citizenship rights, duties, and opportunities.”(p. 109)

Elles confirment que les fruits de la compréhension de la citoyenneté comme processus de controverse et de débats ne s’arrêtent pas seulement à la clarification des questions en relation avec les luttes féministes, dont il est question dans leur étude, mais englobent également la démystification des autres types d’inégalités en alimentant les débats pour une égalité des chances et une adoption de stratégies d’inclusion (p.124). Par ailleurs, Roelofs (1957 : 1-30) considère que la citoyenneté vient effectivement avec de la tension à trois niveaux : la participation dans les événements publics, la résilience à l’autorité pour préserver le droit à la vie privée et enfin l’envie de servir, voir se sacrifier pour le bien commun. Roberts (2004 : 318) pense même que les tensions sont des conséquences naturelles de la citoyenneté surtout quand elle est caractérisée par de la participation directe. Lane (1965 : 750) explique cette nature tendue de la citoyenneté par la sensation chez le citoyen de l’impossibilité d’obtenir son autonomie totale vis-à-vis de l’autorité, ce qui le pousse à entrer dans une relation de contestation de cette dernière.

Il est important pour cette étude de comprendre le processus par lequel passe la tension sociale, depuis sa genèse jusqu’à son arrivée à un point de rupture où chacun des groupes considérait l’autre ou les autres comme une menace sur ses intérêts. Ce processus de genèse aiderait alors à fouiller analytiquement dans le discours « citoyen » des participants à la recherche des effets et des causalités entre la citoyenneté et ses tensions. D’où l’intérêt de cette étude à choisir un « incident focal » qui engendre opposition, résistance et résiliation, comme cadre adéquat pour suivre les effets transformant de la tension sur ce discours et révéler sa nature.