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Rire sous la dictature : contournement et affrontement des limitations imposées à la liberté d'expression

II. Opinião et Pasquim, deux grands indépendants

2. L’humour de Pasquim : naissance et identité d’un hebdomadaire satirique

Considéré par Ricky Goodwin comme le « Hara-Kiri brésilien379 », la publication a amplement bénéficié depuis les années 1990 d'un processus de sublimation380 lui conférant le statut contestable de symbole de la résistance au régime militaire. Nous le verrons, les réserves sont nombreuses et la critique, liée à la nature élitiste d'un petit groupe d'intellectuels issus de la zone sud de Rio de Janeiro, est en partie fondée. Le rôle rempli par le périodique est cependant indéniable381 en ce qu'il constitua un espace d'expression verbale et graphique inédit au début des « années de plomb ». Goodwin assimila sa création en juin 1969 à un heureux concours de circonstances, à la réponse adéquate face à un vide à combler :

« Il manquait des espaces d'expression. Donc Pasquim, l'explosion de Pasquim, s'est produite. Ce fut la bonne chose au bon moment. Il y avait déjà un lien dans le champ politique, quelques journaux existaient, mais ils étaient purement politiques. Ils n'avaient pas d'humour, il s'agissait de publications politiques très radicales, très censurées. Ils étaient arrêtés. Parmi les principaux journaux il y avait Opinião et Movimento, qui avaient même des liens avec des journaux similaires en Argentine. Ils publiaient même des choses traduites. C'était des journaux politiques de gauche, mais les gens qui n'étaient pas vraiment de gauche, qui n'étaient pas aussi politisés, ne les lisaient pas382. »

379 Ricky GOODWIN, entretien réalisé le 17/04/2011, Paquetá, Rio de Janeiro.

380 La diffusion d'entretiens dans la presse, la réalisation de documentaires spécialisés et la publication d'anthologies de dessins par les dessinateurs eux-mêmes ont largement contribué à ce phénomène.

381 De nombreux travaux brésiliens ont montré le rôle de l’humour graphique publié par l’hebdomadaire satirique dans la contestation politique contre le régime militaire, la remise en question de paradigmes intellectuels, la critique du conservatisme et de la morale ainsi que la promotion de comportements alternatifs liés aux mouvements culturels, comme l’usage récréatif de drogues hallucinogènes et le sexe libéré des tabous. Voir notamment : José Luiz BRAGA, Pasquim e os anos 70: mais pra epa que pra oba…, Brasília, Éditions UNB, 1991 ; Andréa Cristina de Barros QUEIROZ, « O Pasquim: um jornal que só diz a verdade quando está sem imaginação (1969-1991) » in História & Perspectivas, n°31, juil.-déc. 2004, p. 229-252 ; Norma Pereira REGO, Pasquim: Gargalhantes Pelejas, Rio de Janeiro, RelumeDumará, 1996.

L'anachronisme est intéressant : Opinião fut créé en 1972 et Movimento trois ans plus tard, mais Ricky Goodwin les assimila au cours de notre entretien à un ensemble préexistant en 1969 de périodiques davantage politisés, extrêmement censurés et desquels Pasquim se serait démarqué par son humour. Malgré le décalage temporel, Goodwin pointait ainsi du doigt l’une des valeurs ajoutées de l’hebdomadaire satirique au sein duquel il travailla. L'ancien rédacteur évoqua également un autre facteur du succès, la jonction de deux branches de la contestation jusqu’alors séparées :

« Il existait également un réseau de publications underground. C'était l'autre versant de la contre-culture. Mais c'était des journaux à la circulation très réduite qui avaient peu d'impact, ils étaient peu connus... Pasquim réussit à joindre ces deux aspects : la lutte politique et la contre-culture. Toutes ces personnes qui travaillaient davantage en lien avec l'humour, qui n'avaient plus d'espace ont pensé « créons notre propre espace ». Je compare beaucoup Pasquim à un super groupe de rock : généralement les personnes qui se réunissent pour faire un journal débutent leur carrière... Les personnes qui se sont réunies pour créer Pasquim étaient déjà célèbres, leur carrière était déjà construite, Millôr était le meilleur humoriste de l'époque, Jaguar et Ziraldo étaient déjà très connus383. »

Le premier numéro de l'hebdomadaire parut en kiosques le 26 juin 1969, quelques mois après la promulgation de l'AI-5. L'idée de créer un nouveau périodique d'humour graphique survint à la suite du décès de l'intellectuel et humoriste Sérgio Porto en septembre 1968, alors qu'il dirigeait A Carapuça. Le journaliste Tarso de Castro, les dessinateurs Jaguar et Claudius, le journaliste et éditeur Sérgio Cabral, l'écrivain Luiz Carlos Maciel se regroupèrent dans l'objectif de créer un nouveau journal dans la continuité de la publication éteinte. L'ours du premier numéro384 attribuait les fonctions d'éditeur à Tarso de Castro, d'éditeur d'humour à Jaguar, d'éditeur de texte à Sérgio Cabral et d'éditeur graphique au journaliste Carlos Prósperi. Claudius y figurait également, sans fonction précise. Il convient toutefois de nuancer cet organigramme hiérarchique, puisque les témoignages des anciens collaborateurs tendent à indiquer l'absence de direction et de ligne éditoriale précise du journal, qui accordait ainsi aux journalistes et dessinateurs une grande liberté de création et d'expression :

383 Ricky GOODWIN, entretien réalisé le 17/04/2011, Paquetá, Rio de Janeiro. 384 Pasquim, n°1, 26/06/1969, p. 2.

« La formule du succès du langage de Pasquim fut marquée par la personnalité discursive et par la somme des individualités. Du fait de l'absence de la figure de chef de rédaction, le groupe d'amis qui la composaient publiait des contenus qui l'intéressaient, souvent en consultant d'autres membres de la « troupe », comme était appelée l'équipe. Sans programme ni direction idéologique pré-définis, la « ligne éditoriale » de Pasquim atteignait une singulière spontanéité385. »

Cette spontanéité et l'absence de direction du périodique fut confirmée par Ricky Goodwin : « Les personnes apportaient leurs choses au journal... liberté totale de créativité. Personne... tout le monde pouvait écrire et dessiner ce qu'il voulait. Ce qui a beaucoup aidé la revue c'est cette différence avec les journaux politiques qui avaient une ligne ferme comme ça386. »

Dans son ouvrage consacré aux journalistes de la presse indépendante sous le régime militaire, Kucinski plaça Pasquim dans la catégorie des titres alternatifs influencés par la contre-culture nord-américaine, l'existentialisme de Sartre et l'anarchisme, ceux qui « rejetaient la primauté du discours idéologique. Mais tournés vers la critique des coutumes et la rupture culturelle, ils investissaient principalement contre l'autoritarisme la sphère des mœurs et du moralisme hypocrite de la classe moyenne387. » Les innovations thématiques et formelles participèrent d'un certain affranchissement vis-à-vis des codes journalistiques en vigueur à la fin des années 1960 et contribuèrent à la création d'une identité fortement marquée par le versant contre-culturel. Au cours de la première année d'existence de Pasquim, les tirages augmentèrent de vingt mille à deux cent vingt-cinq mille exemplaires pour le trente-cinquième numéro388, attestant un succès croissant et un lectorat considérable.

385 Bruno BRASIL, « A breve história e a caracterização d'O Pasquim » in Revista do arquivo geral da cidade do Rio de Janeiro, n°6, 2012, p. 161.

386 Ricky GOODWIN, entretien réalisé le 17/04/2011, Paquetá, Rio de Janeiro.

387 Bernardo KUCINSKI, Jornalistas e Revolucionários : nos tempos da imprensa alternativa, São Paulo, Scritta Editorial, 1991, p. 6.

FIG 29 : Pasquim, n°35, 19-25/02/1970, p. 32

Au fil des numéros s'ajoutèrent au noyau permanent de membres de la rédaction de nombreuses personnalités collaborant de près ou de loin au journal, telles que Chico Buarque, Oscar Niemeyer, Glauber Rocha, Vinicius de Morães, Madame Satã, Rubem Fonseca ou Odete Lara. Artistes, intellectuels et journalistes composèrent peu à peu un microcosme d'amis apportant une célébrité croissante à la publication, tout en renforçant son caractère localisé d'hebdomadaire issu de la zone sud de Rio de Janeiro. Il est possible d'identifier une centralisation accrue du propos sur le petit monde d'Ipanema à partir de l'année 1972, lorsque la rédaction déménage de Botafogo pour s'installer à Copacabana, puis se fixer en 1974 au 142 rue Saint Roman, entre Copacabana et Ipanema. La toute première adresse de la rédaction était située dans le quartier de Lapa, rue du Resende. Suite à un désaccord avec le service de distribution, la rédaction déménagea brutalement et s'installa à partir du vingt-septième numéro dans le quartier de Botafogo, rue Clarisse Indio do Brasil, avant de s'installer à Copabana. L'identité carioca et les sympathies de la rédaction pour les artistes engagés dans l'opposition au régime allèrent de pair avec cet ancrage dans les quartiers sud de la ville de Rio de Janeiro, bohèmes, intellectuels, culturels et aisés. Le statut de muse de Pasquim accordé à l'actrice Leila Roque Diniz, protagoniste d'une interview collective publiée dans le 22ième numéro de l'hebdomadaire satirique, contribua à ce rapprochement évident entre le périodique et la gauche festive, libertine et libertaire. Une photographie de l'actrice connue pour sa grande liberté de mœurs et d'expression figura également dans le cinquante-deuxième numéro au

format de poster : elle représentait la « statue de la liberté brésilienne389 » à l'occasion de la commémoration du premier anniversaire de Pasquim.

FIG 30 : Leila Diniz in Pasquim, n°52, 18-24/06/1970, p. 22-23

L'univers carnavalesque, les plages, les bistrots et lieux culturels du quartier d'Ipanema étaient célébrés de manière récurrente, contribuant d'une part à fidéliser un lectorat socialement, géographiquement et intellectuellement proche de la rédaction, mais alimentant d'autre part les critiques formulées à l'encontre de cette « gauche caviar », jugée élitiste et bourgeoise.

Malgré un système de fonctionnement largement fondé sur des principes anarchistes, certaines sections récurrentes structurèrent la maquette et constituèrent rapidement l'identité du périodique. Les entretiens retranscrits et publiés sans retouche, reproduisant au plus près les conversations entre un invité et plusieurs membres de la rédaction, représentèrent une grande innovation dans le milieu journalistique. La chronique intitulée “Udigrudi”, traduction phonétique avec accent brésilien du terme anglo-saxon underground, évoquait l'actualité des mouvements contre-culturels européens et nord-américains ainsi que leurs échos et réappropriations au Brésil. Signée par le journaliste Luiz Carlos Maciel, elle fut supprimée par Millôr Fernandes lorsque celui-ci devint éditeur en 1971. Il semblait bien davantage

fondamental à l'intellectuel d'analyser la situation politique nationale que de publier des nouvelles du mouvement contre-culturel et des courants portés par la jeunesse mondiale. De grands intellectuels, journalistes, artistes ou musiciens, parmi lesquels Ivan Lessa, Chico Buarque ou Vinicius de Moraes, proposaient régulièrement des articles envoyés de l'étranger, d'autres régions du pays ou contribuaient depuis Rio de Janeiro. Pasquim ouvrit également ses pages à une rubrique de correspondances, réclamations et recommandations des lecteurs, parfois vivement critiques à l'égard des choix de la rédaction. Les dessinateurs publiaient charges, bandes dessinées, montages photographiques et strips tout à fait librement, inventant au fil des numéros des personnages récurrents devenus emblématiques, comme Sig, le petit rat créé par Jaguar pour remplir le rôle de mascotte du journal. Plusieurs générations d'acteurs de l'humour graphique et politique se côtoyèrent dans les pages ouvertes aux jeunes dessinateurs, dont les moins connus d'entre eux avaient la possibilité d'envoyer leurs travaux à la rédaction dans l'espoir d'être publiés. A titre d'exemple, le dessinateur Guidacci publia en novembre 1971 un dessin dans la section « Udigrudi » du cent-22ième numéro390 après avoir pour la première fois la semaine précédente envoyé son travail, encensé par la direction. La grande liberté de ton, d'action et de pensée caractéristique du fonctionnement de l'hebdomadaire satirique contribua à son important succès et son statut incontestable d'acteur – parmi d’autres – de l'opposition au régime militaire.