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Le dessinateur au pluriel : l'appartenance à un collectif centré sur la lutte en faveur des libertés civiles

Rire sous la dictature : contournement et affrontement des limitations imposées à la liberté d'expression

I. Les caractéristiques d'un combat politique collectif

2. Le dessinateur au pluriel : l'appartenance à un collectif centré sur la lutte en faveur des libertés civiles

Elifas Andreato, dessinateur et directeur artistique de l'hebdomadaire Opinião de 1972 à 1975, exprima dans un entretien publié en 2006 par la revue Comunicação & Educação351

son sentiment d'appartenance à un groupe militant dépassant les frontières de la simple rédaction du périodique :

« Je suis entré dans tous ces mouvements, ces publications, parce j'ai commencé à faire partie d'une équipe sélecte qui avait le courage de réaliser tout ça. Beaucoup de gens aujourd'hui lisent l'histoire, mais n'imaginent pas ce que c'était réellement. Il fallait du courage pour faire la couverture du livre de Hélio Bicudo, pour faire le Capitão da Guerrilha... Je les ai tous faits. Nous étions des guérilleros, des militants et à chaque fois qu'ils m'ont appelé pour dessiner une chose avec laquelle j'étais d'accord, je l'ai toujours fait352. »

Dans les souvenirs du caricaturiste Nani, la conviction d’occuper un rôle important décliné au pluriel était également identifiée par l'emploi du « nous » :

« Notre fonction de caricaturistes à l'époque était toujours de faire des dénonciations. Parfois elles arrivaient à la presse, parfois non. Parfois le dessin donnait des informations que le journal ne donnait pas. Les informations ne

Janeiro, 2008.

351 Roseli FÍGARO, « A arte de Elifas Andreato » in Comunicação & Educação, vol. 11, mai-août 2006, p. 233-247.

pouvaient pas être imprimées sous forme écrite, mais elles pouvaient être dessinées. Notre fonction fut donc importante, puisqu'elle occupa un canal de communication avec le public, en transmettant certains messages et en assumant un type de résistance353. »

L'usage par Nani de la première personne du pluriel est extrêmement intéressant : il survint dans un second temps, après une première phase de conversation consacrée au récit de la formation éducative, artistique et professionnelle individuelle. Le pluriel, aussi bien référence au groupe de professionnels faisant partie d'une rédaction qu'à l'ensemble des dessinateurs de la presse indépendante, donnait corps et consistance au militantisme raconté, sublimé par le sentiment d'appartenance à un groupe aux parois poreuses, mais ancré dans des valeurs communes. Exemplaire à cet égard, le périodique Singular & Plural lancé par le journaliste Marcos Faerman en décembre 1978 à São Paulo exprima dans son titre cette ambition de réunion de personnalités diverses au sein d'un même canal de communication. Le graveur Rubem Grilo évoqua quant à lui la fonction de « catalyseur de chroniqueurs, de personnes du champ de la littérature, de dessinateurs et de journalistes354 » attribuée au périodique Pasquim, répondant ainsi aux analyses formulées par Bernardo Kucinski au sujet du rôle rassembleur et émulateur des rédactions indépendantes :

« Dans les périodes de grande dépression des gauches et des intellectuels, chaque journal fonctionnait comme un point de rencontre spirituelle, comme un pôle virtuel d'agrégation dans l'environnement hostile et désagrégeant de la dictature. Il est ainsi possible de tracer une ligne de démarcation entre la presse conventionnelle et la presse alternative au Brésil d'après les rôles opposés en tant qu'agrégeant ou désagrégeant de la société civile, et spécialement des intellectuels, des journalistes activistes politiques. D'après un raisonnement original de Elizabeth Fox, la presse alternative peut même être définie comme une forme d'affrontement de la solitude, de l'atomisation et de l'isolement dans un contexte autoritaire355. »

Cette dimension collective des rédactions ou à plus large échelle des professionnels de la presse indépendante se construisit dans la somme des individualités et prit corps dans un

353 NANI, entretien réalisé le 05/11/2013, Laranjeiras, Rio de Janeiro. 354 Rubem GRILO, entretien réalisé le 17/10/2013, Cantagalo, Rio de Janeiro. 355 Bernardo KUCINSKI, op. cit., p. 10.

ensemble d'articles et de dessins signés par leurs auteurs, identifiés et identifiables. Les styles et projets graphiques contribuèrent à forger un discours global engagé contre l'autoritarisme du régime et ses conséquences. Nous avons en outre identifié certaines solidarités entre les publications En effet, les annonces publicitaires ayant pour objectif la promotion de travaux des collègues étaient légion dans les pages des journaux indépendants. A titre d'exemple, l'hebdomadaire Opinião publia dès son septième numéro daté du 18 décembre 1972 des encadrés dessinés faisant la promotion de Pasquim, en reproduisant notamment la couverture du périodique satirique.

FIG 24 : Opinião, n°7, 18/12/1972, p. 21

Dépassant le stade de la simple annonce publicitaire, les réclames étaient réalisées par les dessinateurs Jaguar, Ziraldo, Henfil ou Millôr Fernandes. A partir du mois d'août 1973, Opinião fit également la promotion de revues et ouvrages spécialisés en bande dessinée tels que A Patota, proposant des traductions en portugais de comics étrangers ou Fradim, revue dirigée par Henfil. La grande majorité de la presse indépendante constitua ainsi un réseau solidaire de références et soutiens mutuels dont les modalités pratiques furent la publication d’annonces promotionnelles et parfois, nous le verrons, la mise en place de systèmes d’abonnements groupés. Au-delà de ces encarts renvoyant à d'autres titres de la presse

indépendante ainsi qu'à des ouvrages d'humour graphique, la transversalité des carrières de dessinateurs et journalistes publiant simultanément leurs travaux au sein de différents périodiques contribua fortement au sentiment d'appartenance à un collectif dépassant les cadres des rédactions.

L'étude des parcours individuels personnels et professionnels révèle en effet une porosité des groupes et l'existence de nombreuses passerelles dans un univers professionnel assez restreint, du moins dans les premières années après l'instauration de l'AI-5. Les dessinateurs se connaissaient et s'inspiraient les uns des autres, créant un vaste réseau fondé sur la pratique professionnelle et l'engagement militant malgré les divergences idéologiques. Si nos travaux prétendent dépasser le cadre de l'axe urbain formé par les villes de Rio de Janeiro et São Paulo, centres culturels et économiques du sud-est du Brésil, force est de constater qu'avant le milieu des années 1970 ces deux pôles concentrèrent la grande majorité des publications indépendantes. Toutefois, les dessinateurs travaillant dans ces villes n'en étaient pas nécessairement originaires. La diversification géographique et la multiplication des rédactions indépendantes hors de ces deux centres urbains, en zones rurales ou périphériques ainsi que dans d'autres États, intervinrent parallèlement à la diversification thématique assumée par les périodiques à partir de la seconde moitié des années 1970. Afin de cerner au mieux les profils politiques se dessinant à l'aune d'un examen approfondi, intéressons-nous aux sympathies, aux filiations idéologiques et aux engagements partisans tangibles, qui eurent un impact tangible sur les styles graphiques et les pratiques contestataires des dessinateurs. Les tenants du radicalisme libéral et du christianisme social trouvèrent des points de convergence, les sensibilités libertaires s'affirmèrent, les cercles de la politisation née sur les bancs de l'université ou à l'usine s'entrecroisèrent. Les affinités idéologiques avec certains courants de la gauche et l'appartenance à une famille politique, dépendantes de facteurs générationnels, sociaux et géographiques, contribuèrent à l’élaboration de formes différenciées de la contestation dessinée.