• Aucun résultat trouvé

4.   L’historiographie et ses débats 16

4.1.   L’histoire « lacrymale » 17

« La haine des juifs est bien enracinée et leur image sérieusement altérée dans la

conscience chrétienne »54. L’historiographie des relations entre juifs et chrétiens s’est longtemps penchée sur les causes économiques et sociales de la dégradation de la condition des juifs au Moyen Âge. Apparu au milieu du XIXe siècle, ce courant, dit « lacrymal » voyait dans l’histoire juive une suite catastrophique d’évènements, une histoire remplie de persécutions qui se sont perpétuées jusqu’à la Shoah. Au XXe siècle, cette tendance est largement diffusée et continue à dominer au siècle suivant, dans des proportions moindres.

C’est qu’à partir du XIIe siècle apparaissent, en effet, les premiers signes de cette détérioration dans l’Occident chrétien. Elle se renforce au XIIIe siècle, que ce soit avec le IVe concile du Latran (1215) où plusieurs mesures sont édictées contre les juifs, avec la promulgation d’interdictions ou encore avec des séries d’expulsions. Qu’il s’agisse du meurtre rituel, de l’usure, des mythes de l’Antéchrist, de bourreau… tous ces thèmes en vogue ont largement été traités par les historiens55.

De cette approche, marquée au XXe siècle par la mémoire de la Shoah, plusieurs historiens ont cherché à condamner l’antijudaïsme au Moyen Âge et à tisser un lien avec l’antisémitisme d’aujourd’hui, plutôt que l’étudier pour lui-même. Le but de certains érudits, comme Léon Poliakov, était de comprendre l’antisémitisme pendant la période nazie et en trouver l’origine. Poliakov a donc fait une histoire de l’antisémitisme depuis le Christ jusqu’au XXe siècle, dans son ouvrage Histoire de l’antisémitisme56, où il associe l’histoire religieuse, sociale, psychologique, littéraire et économique en traversant toutes les frontières géographiques et les

54 PHILIPPE Béatrice, Être Juif dans la société française : du moyen-âge à nos jours, Paris, Éditions Montalba,

1979, 315 pages.

55 Nous proposons quelques travaux sur ces thèmes : TRACHTENBERG Joshua, The Devil and The Jews: The

medieval conception of the Jew and its relation to modern antisemitism, New York, édition Harper & Row, 1966,

278 pages ; MASSENZIO Marcello, La Passion selon le Juif errant, Paris, L’Échoppe, 2006, 149 pages ; SAVY Pierre, « Les Juifs ont une queue : sur un thème mineur de la construction de l’altérité juive », Université de Marne- la-Vallé, Revue des Études Juives, vol. 166, 1-2, janvier-juin 2007, pp.175-208 ; COHEN Mark, Sous le croissant

et sous la croix : les Juifs au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2008, 447 pages.

ères pour reconstituer l’histoire d’un antisémitisme. La difficulté avec cette méthode est qu’il trace une vue globale de l’antisémitisme sur deux millénaires – de Jésus Christ au nazisme, afin de donner une cohérence au nazisme du XXe siècle en retraçant l’évolution de l’antisémitisme.

De même, Jean Delumeau, spécialiste du christianisme et de la Renaissance, associe à tort, dans

La peur en Occident, l’antisémitisme au temps d’Hitler avec l’antijudaïsme médiéval et

moderne57. Il évoque également le « racisme religieux »58 chez les chrétiens au Moyen Âge, en soutenant l’idée qu’entre le XIIe et XVIIe siècle, une « volonté croissante de christianiser s’est

accompagnée d’une dénonciation toujours plus forte des juifs »59.

La monographie de Robert Moore, The Formation of a Persecuting Society60, a été accueillie avec beaucoup d’intérêt. À la différence de la majorité de ses contemporains, il désire se concentrer sur la minorité savante et la « persécution sous toutes ses formes »61. Sa thèse stipule que la persécution ne s’impose pas par le « peuple », mais plutôt par la volonté de l’Église catholique qui provoque et invente selon son besoin les contextes de persécution. Il donne l’exemple du concile de Latran IV (1215) qui, en définissant la foi, stigmatise les hérétiques et les juifs. Par ailleurs, il explique que l’Église a voulu combattre les juifs, considérés comme ses rivaux de premier plan, car lettrés, en créant le stéréotype du juif hostile et méprisable62. Ainsi, son ambition est légitime : vouloir montrer le rôle de l’Église et non pas du « peuple », mais, en faisant cela, il dépeint une image uniquement persécutrice de l’autorité chrétienne, en oubliant que les literati, comme il appelle les savants, faisaient autant partie de la société.

57 DELUMEAU Jean, La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, p. 356. 58 DELUMEAU Jean, La peur en Occident, …, p. 357.

59 DELUMEAU Jean, La peur en Occident, …, p. 363

60 MOORE Robert I., The Formation of a Persecuting Society: authority and deviance in Western Europe, 950-

1250, New York, Basil Blackwell, Inc., 1987, 168 pages.

61 MOORE Robert I., The Formation of a Persecuting Society …, p. 153. 62 MOORE Robert I., The Formation of a Persecuting Society …, p. 139.

Gerald Messadié, se trouve également dans cette école de pensée. Il écrit en 1999 une Histoire

générale de l’antisémitisme63. Les quelques lignes en couverture de son livre suffisent pour indiquer sa conception de l’histoire des relations judéo-chrétiennes :

Religieux, économique ou biologique... Antique, médiéval ou moderne... Vulgaire, haineux ou pseudo-scientifique... Depuis deux mille cinq cents ans, l’antisémitisme fait rage, prenants divers masques, âge après âge. […] De la Grèce et de Rome à l’Europe des totalitarismes, en passant par le Moyen Âge, se dévoilent ainsi les trois antisémitismes majeurs qui hantent la conscience contemporaine et qui se trouvent ici décryptés dans leurs singularités64.

L’intention de G. Messadié est de survoler toutes les époques afin de chercher, comme ses prédécesseurs, à donner une cohérence aux actes antijuifs d’aujourd’hui.

Au XXIe siècle, l’histoire « lacrymale » du persécuteur au persécuté continue de se retrouver dans l’historiographie, comme dans l’œuvre récente d’Israel Jacob Yuval, Deux peuples en ton

sein : Juifs et Chrétiens au Moyen Âge en est un bon exemple65. L’auteur propose « d’analyser

le rôle de l’irrationnel, de la désinformation et des désinformations dans la constitution identitaire et la stigmatisation de l’autre […] »66. En d’autres mots, il désire montrer par des figures et des concepts les signes de confrontations entre le christianisme et le judaïsme, entre le « persécuteur et le persécuté ». Il revoit également les thèmes de meurtre rituel, de libelle de sang, ou encore du mythe de l’hostie. On peut toutefois lui accorder le mérite d’avoir consacré tout un chapitre sur la « christianophobie » dans le judaïsme ashkénaze, un sujet peu étudié.

Dans la même logique, Mark Cohen a essayé dans son œuvre, Sous le croissant et sous la croix :

les Juifs au Moyen Âge, de comparer la relation des juifs avec les chrétiens et avec les

musulmans, mais en faisant explicitement part de son idéologie politique : le livre est écrit avec

63 MESSADIÉ Gerald, Histoire générale de l’antisémitisme, Paris, JC Lattès, 1999, 431 pages. 64 MESSADIÉ Gerald, Histoire générale de l’antisémitisme.

65 YUVAL Israel Jacob, Deux peuples en ton sein : Juifs et Chrétiens au Moyen Âge, trad. de l’hébreu par Nicolas

Weill, Paris, Albin Michel, 2012, 441 pages.

à l’esprit l’actualité politique du conflit israélo-arabe67. En attestant que les juifs au Moyen Âge ont été combattus et persécutés par les sociétés chrétiennes et en comparant la situation des juifs en terre d’islam vis-à-vis celle en pays de chrétienté, il désire montrer que ces derniers vivaient mieux dans le monde musulman. Son but est donc d’affirmer qu’il existe des relations étroites entre juifs et musulmans au Moyen Âge et qu’il est par conséquent possible de résoudre les conflits d’aujourd’hui.

L’erreur de cette école « lacrymale » est alors évidente : en voulant prouver que les juifs ont été persécutés tout au long du Moyen Âge, les historiens ont mis les juifs dans la catégorie « Autre », séparée de la société, marginalisée. Ils ont également négligé plusieurs détails importants, notamment les collaborations judéo-chrétiennes. Certains, comme nous l’avons démontré, sont tombés dans l’anachronisme en voulant appliquer le terme d’antisémitisme au Moyen Âge, alors que d’autres ont fait ressortir des thèmes caricaturés.