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Formation de cercles de savants juifs et chrétiens : Où se rencontraient-ils ? 123

Chapitre II Savants juifs et chrétiens à l’âge des universités : Entre concurrence, contestation

2.   Collaboration 115

2.4   Formation de cercles de savants juifs et chrétiens : Où se rencontraient-ils ? 123

Des cercles composés de savants juifs et chrétiens se forment à travers le partage des connaissances et les collaborations, surtout aux XIIIe et XIVe siècles en France. Il est venu à notre attention que les champs d’intérêt sont différents entre le nord et le sud de la France. En effet, à Paris et dans les villes environnantes, juifs et chrétiens se rencontrent principalement pour apprendre l’hébreu, pour l’interprétation des Écritures ou pour toute question théologique. Pourquoi cette curiosité spécifiquement au niveau de la foi ? Nous pouvons émettre l’hypothèse que tant du côté juif que du côté chrétien, le prestige des institutions scolaires est avant tout perceptible par l’envergure et la popularité des grandes yeshivot et de l’influence non négligeable de l’Abbaye de Saint-Victor et de la faculté de théologie à Paris. Il est possible qu’il ait existé des cercles de savants constitués de juifs et de chrétiens, mais dans le nord de la France, nous avons plutôt des exemples de collaborations individuelles, c’est-à-dire entre un chrétien et un juif, et non la formation de « groupes d’amis ».

Par exemple, pour expliquer la forme de vocalisation inhabituelle d’un terme, l’auteur anonyme du Glossaire de Leipzig (XIIIe siècle) se réfère à une forme équivalente et ajoute : « de la bouche du ponctuiste Cresbia b. Isaac ». Cette information montre que l’auteur avait des contacts

76 DAHAN Gilbert, « l’enseignement de l’hébreu …, p. 16. 77 DAHAN Gilbert, « l’enseignement de l’hébreu …, p. 17.

personnels avec Cresbia, un savant juif qui avait étudié à Paris, au moment de rédiger son glossaire. Il l’aurait probablement rencontré à l’atelier de ce dernier (en Normandie?) pour des questions au sujet de la forme de vocalisation inhabituelle de certains termes en hébreu78.

Dans le sud de la France (dans le Languedoc, en Provence et dans le Comtat Venaissin) les collaborations se font avant tout au niveau de la médecine, de la « sciences » des astres (astronomie et astrologie) et de l’étude des textes philosophiques. La raison est que, du côté juif, une famille du nom des Tibbonides s’illustre du XIIe siècle (Juda ben Saül) jusqu’au XIVe siècle (Jacob ben Makhir). Les membres de cette famille sont renommés, tant auprès de leurs coreligionnaires qu’auprès de savants chrétiens, du fait des traductions considérables de textes philosophiques et de leur savoir dans les domaines de la médecine et de l’astronomie. Du côté chrétien, l’université de Montpellier, célèbre par sa faculté de médecine, réunit de grands maîtres et savants. Également, à partir de l’installation de la cour pontificale dans le Comtat Venaissin (1274), certains papes et clercs, amoureux des « sciences », s’entourent de grands érudits.

Les exemples de cercles composés de savants juifs et chrétiens sont nombreux dans l’Europe méridionale des XIIIe et XIVe siècles, particulièrement à Montpellier qui occupe une place importante dans ses échanges surtout vers 1300. Montpellier abrite au moins un groupe d’amis juifs et chrétiens qui se réunissent, s’entre-aident, traduisent ensemble des textes et se tiennent informés des nouveautés. Les intellectuels de ce cercle ne sont pas tous connus, mais plusieurs études ont donné au moins trois noms. Il s’agit notamment d’Isaac ben Moïse surnommé Estori Parhi (1280-1355), de Jacob ben Makhir (1236-1304/1305) et d’Armengaud Blaise (1264- 1312).

Bien qu’il existe de nombreux exemples, arrêtons-nous sur la collaboration entre Estori ha-Parhi et Armengaud Blaise. Jacob ha-Lévi fils de Joseph, surnommé Estori ha-Parhi, est un personnage méconnu. Ce qui ressort des sources est qu’il est parent de Jacob ben Makhir, qu’il habite à Alès et qu’il s’installe en Espagne après l’expulsion des juifs de France en 1306. E. Renan suppose qu’Alès se trouve dans la Dordogne ou en Haute-Savoie, mais nous pensons

plutôt qu’il s’agit d’une commune située dans le département du Gard qui est beaucoup plus proche de Montpellier, ce qui expliquerait qu’il fasse partie du cercle de savants de Montpellier. Armengaud Blaise, que nous aurons la chance d’étudier plus en détail79, nait à Montpellier en 1264. Son oncle par alliance est Arnaud de Villeneuve, un savant renommé autant auprès de la communauté savante chrétienne que juive. À la suite de la parution de l’ouvrage de médecine sur la paralysie d’Arnaud de Villeneuve, Armengaud cherche à le traduire en hébreu. Selon l’hypothèse de J. Shatzmiller, il aurait alors présenté ce livre à son cercle d’amis juifs et l’un des membres du groupe, Jacob ha-Lévi, aurait pris en charge la traduction en 1297 (le traité en hébreu se trouve dans le ms. Günzburg, no760, 7)80.

D’autres sources montrent les endroits de prédilection de ces échanges, mais bien souvent les auteurs n’en font pas mention. Plusieurs lieux, toutefois, sont possibles. Le plus commun pour échanger intellectuellement se trouve être les centres d’études, appelés aussi studia ou yeshivot. Nous avons l’exemple d’érudits chrétiens qui allaient aux cours de Rashi et, en échange, l’aidaient à comprendre certains passages d’Ézéchiel. Ces entretiens se font aussi dans les synagogues où se trouvent des maîtres renommés. Les lieux de prière sont également des endroits de prédilection, puisqu’ils sont souvent situés au cœur de la ville81. Il est possible aussi de s’entretenir en milieu de travail. En effet, avec l’initiative de souverains ou de papes « amis des sciences », des savants juifs et chrétiens se rencontrent et travaillent ensemble à la cour. Le cas de Gersonide (1288-1344), érudit juif, qui a fréquenté de nombreux savants à la cour du pape à Avignon est remarquable82. Par ailleurs, à la cour de Frédéric II, vers 1230, se forme un

79 Cf. infra, ch.V, pt. 2.3.2, p. 277.

80 SHATZMILLER Joseph, « Contacts et échanges entre savants juif et chrétiens à Montpellier vers 1300  », dans

VICAIRE Marie-Humbert et BLUMENKRANZ Bernhard, Juifs et judaïsme de Languedoc XIIIe siècle - début

XIVe siècle, Toulouse, Privat, 1977, p. 338 ; RENAN Ernest, Les rabbins français du commencement du

quatorzième siècle, Farnborough, Gregg International, 1969, p. 309.

81 GRABOÏS Aryeh, « The Hebraica Veritas …, p. 619.

82 Cf. infra, chapitre V. Voir SIRAT Colette, KLEIN-BRASLAVY Sara, WIJERS Olga, Les méthodes de travail

de Gersonide et le maniement du savoir chez les scolastiques, Paris, Libr. philosophique J. Vrin, 2003, 394 pages.

Tous les auteurs insistent sur l’importance des relations de Gersonide avec ses homologues chrétiens à la cour papale, principalement grâce à son activité astronomique.

cercle de savants juifs et chrétiens composé notamment de Michel Scot et de Jacob Anatoli83. Enfin, au cours du Moyen Âge, les traductions se font souvent au privé, à domicile, mais il ne faut pas oublier l’importance des lieux commerciaux qui sont des endroits idéaux pour rencontrer commerçants, érudits de passage, ou étudiants et échanger avec eux84.

Conclusion

Ce chapitre sert d’une certaine façon à introduire la deuxième partie de ce travail. À la question « concurrence, contestation ou collaboration? », nous voulions montrer l’importance d’intégrer les trois concepts et non de n’en considérer qu’un seul. Nous avons ainsi vu qu’il existe une certaine concurrence avec l’essor à la fois du judaïsme et du christianisme au XIIe siècle. Le fait de vouloir prouver qui détient la vérité – et donc qui assume entièrement l’héritage de l’Ancien Testament – pose un vrai problème dans ces interactions. Plusieurs raisons vont donc pousser les exégètes chrétiens à consulter les écrits de leurs confrères juifs, elles peuvent être à caractère polémique ou dans un but d’enrichissement intellectuel. Cette rivalité, cependant, demeure principalement au niveau de la foi et se poursuit dans la confrontation des idées. Les conflits, en effet, ont lieu essentiellement lorsqu’il est question de religion. L’Écriture et l’exégèse, bien qu’elles fassent naître de nombreux textes polémiques, sont toutefois à l’origine de maintes rencontres. Enfin, alors que l’on remarque qu’au nord de la France, les collaborations se font surtout pour l’enseignement de l’hébreu et pour l’exégèse, au sud c’est plutôt la médecine et les sciences mathématiques qui font coopérer ces derniers. Nous pouvons donc conclure que les relations entre savants juifs et chrétiens durant le Moyen Âge central se veulent un amalgame entre concurrence, conflits et collaboration.

83 J. Shatzmiller suppose que la cour était située à Salerne, alors que G. Dahan parle de Naples. Voir

SHATZMILLER Joseph, « Contacts et échanges entre savants juif et chrétiens à Montpellier vers 1300  », …, p. 338 ; DAHAN Gilbert, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Age, …, p. 234.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Au cours de cette première partie, nous avons vu le contexte intellectuel d’où émergent les nombreuses collaborations, mais aussi les confrontations. Au premier chapitre, nous avons pu constater que l’éducation dans les communautés juives et dans la société chrétienne a évolué parallèlement, mais pas semblablement. À Paris comme à Montpellier, les institutions jouissent d’une grande popularité. Alors que l’Église a formé des institutions solides avec des programmes établis, des règles rigoureuses et un cursus obligatoire, les communautés juives ont privilégié deux modèles éducatifs : les centres d’études supérieures (yeshivot) axés sur la littérature biblique et talmudique et l’étude au privé, pour tous les autres domaines (textes philosophiques et « scientifiques »).

Cette soif du savoir a permis de donner lieu aux échanges, aux collaborations, mais aussi aux disputes entre savants chrétiens et juifs. C’est ce que nous avons démontré au deuxième chapitre. Les discussions libres et privées sont devenues rares au XIIIe siècle, puisque ces dialogues ont généré de grosses inquiétudes de la part de l’autorité chrétienne. Il était désormais interdit aux personnes non savantes, donc illettrées ou inexpertes en théologie, d’entamer des conversations au niveau de la foi. Ces discussions sont remplacées par des débats solennels, des disputationes, sur le modèle appris à l’université ou dans un studium, totalement contrôlées par les autorités religieuses. Néanmoins, ces collaborations dans le milieu savant ont continué à se faire surtout pour l’enseignement de l’hébreu et pour les textes qui relèvent de la philosophie et des mathématiques. Les centres d’études, les synagogues, le milieu de travail, ou à domicile ont été les endroits privilégiés pour ces rencontres.

Seconde partie

Études de cas

INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE

Cette seconde partie est consacrée à des études de cas entre le XIIIe et le XIVe siècle. Partie centrale de la thèse, elle a pour objectif de montrer à travers trois domaines (la théologie, la philosophie et la « science des astres ») des exemples de partage du savoir. Le but visé est de voir si, dépendamment du domaine, l’échange entre les savants était destiné à montrer la supériorité de leur foi ou s’il s’est fait en égalité.

Dans cette partie, nous verrons comment la littérature talmudique et rabbinique a été reçue par les théologiens parisiens. Le Talmud, œuvre monumentale et complexe, n’a pas été accueilli favorablement. Cette littérature était considérée problématique et blasphématoire non seulement vis-à-vis de la foi chrétienne, mais aussi de la foi juive. L’université de Paris, élevée au rang d’autorité doctrinale, joue par conséquent un rôle important dans cette répression. Les savants chrétiens élaborent ainsi un dossier minutieux afin de censurer ces écrits.

À l’inverse, l’étude des textes philosophiques rapproche incontestablement savants juifs et chrétiens, notamment par un désir identique : concilier foi et raison. Maïmonide (1138-1204) comme Thomas d’Aquin (1225-1274), par exemple, veulent comprendre leur foi en empruntant le raisonnement de la philosophie. L’Aquinate s’est donc inspiré des travaux de Maïmonide en le citant de nombreuses fois dans ses œuvres. La pensée philosophique, bien que de plus en plus populaire, a cependant eu une place controversée autant du côté juif que du côté chrétien.

Tout comme le domaine de la philosophie, les textes astronomiques et astrologiques témoignent de ce transfert de savoir. L’échange et le partage des connaissances entre juifs et chrétiens favorisent la traduction de textes grecs et arabes et le perfectionnement d’instruments d’observation. À travers les exemples de Jacob ben Makhir (1236-1304/5) et de Gersonide (1288-1344), nous verrons la contribution apportée dans l’enrichissement du savoir astronomique.

Chapitre III -

Entre étude minutieuse et incompréhension du