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4.   L’historiographie et ses débats 16

4.2.   Échanges entre savants juifs et chrétiens 20

En 1928, Salo Baron s’oppose déjà à la perception des érudits du XIXe et de son temps en publiant son article polémique Ghetto and Emancipation. Il stipule que le temps est arrivé d’en finir avec la théorie « lacrymale » en adoptant une position en accord avec la vérité historique68. Baron explique donc qu’il faut réviser le portrait négatif des juifs au Moyen Âge. Cela dit, pour lui, le Moyen Âge dans l’histoire juive, n’est pas le même que le « Moyen Âge européen ». Le Moyen Âge juif comme période sombre et de souffrance pour les juifs commence avant le XIIe siècle. Par sa chronologie, il désire montrer que la période que les historiens ont supposé être la plus pénible, ne l’était pas autant que ça69.

67 COHEN Mark, Sous le croissant et sous la croix : les Juifs au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2008, 447 pages. 68 BARON W. Salo, « Ghetto and Emancipation », …, p. 526.

69 CHAZAN Robert, « A New Vision of Jewish History: The Early Historical Writings of Salo Baron », dans la

À la suite des travaux de Baron, une nouvelle historiographie est née. Depuis, de nombreux historiens se sont penchés sur les relations entre juifs et chrétiens en cherchant à nuancer entre une histoire enjolivée et une histoire « lacrymale ». Ainsi, l’ouvrage de Bernhard Blumenkranz,

Juifs et chrétiens dans le monde occidental. 430-109670, se voulait être une histoire des juifs dans un contexte global, avec des aspects autant positifs que négatifs.

Robert Chazan a suivi les pas de Blumenkranz en publiant de nombreux travaux depuis 1969 jusqu’à récemment, sur les relations judéo-chrétiennes. Dans European Jewry and the First

Crusade71, il a cherché à montrer que les juifs ont été bien intégrés dans la société, partageant avec leurs voisins chrétiens plusieurs comportements intellectuels et religieux. R. Chazan conclut dans son œuvre que l’histoire des juifs ashkénazes au Moyen Âge doit être comprise en premier au sein d’un contexte synchronique de l’histoire de la chrétienté latine médiévale.

Dans cette optique, une histoire relativement neuve s’est également développée, celle des collaborations entre juifs et chrétiens dans le domaine du savoir. Le travail pionnier de Beryl Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages72, fait état de ce nouveau genre. Elle a, en effet, voulu montrer l’importance des échanges intellectuels au Moyen Âge central. Un an avant, soit en 1963, l’ouvrage Les auteurs chrétiens latins du Moyen Âge sur les juifs et le judaïsme, de Bernhard Blumenkranz, paraît. Ce livre représente un grand intérêt à une époque où les historiens commencent tout juste à s’intéresser aux relations entre savants juifs et chrétiens73. La critique que nous pourrions apporter est que bien qu’il permette de fournir aux chercheurs des informations précieuses, Blumenkranz ne se concentre que sur le haut Moyen Âge en étudiant les pamphlets de polémique antijuive et les textes de controverse. Beryl Smalley, pour sa part, à l’inverse des tenants de l’autre école dite « lacrymale » ou de B. Blumenkranz (qui s’est concentré sur les polémiques), expose les collaborations entre savants juifs et chrétiens

70 BLUMENKRANZ Bernhard, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Paris, Mouton, 1960, 440

pages.

71 CHAZAN Robert, European Jewry and the First Crusade, Berkeley, Université of California Press, 1987, 380

pages.

72 SMALLEY Beryl, The Study of The Bible in the Middle Ages, Indiana, University of Notre Dame Press, 1964,

406 pages.

73 BLUMENKRANZ Bernhard, Les auteurs chrétiens latins du Moyen Âge sur les juifs et le judaïsme, Paris,

pour l’interprétation exégétique. En s’appuyant sur de nombreuses sources, elle explique, par exemple, que certains savants chrétiens préféraient parfois l’explication juive à celle de leurs coreligionnaires, car elle était plus rationnelle.

Gilbert Dahan poursuit dans les pas de B. Smalley avec un nombre remarquable de travaux sur ce sujet, notamment son œuvre Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge dérivée de sa thèse soutenue en 198774. Il soutient, entre autres, que le XIIe siècle assiste à une innovation dans les rencontres judéo-chrétiennes. Ce n’est plus seulement le désir de mieux comprendre l’Écriture qui fait collaborer chrétiens et juifs, mais aussi l’intérêt grandissant pour les « sciences »75. Avec G. Dahan, d’autres ambitions apparaissent, notamment, les collaborations judéo-chrétiennes dans les domaines de la médecine, de l’astronomie et de la philosophie. Bien entendu, il n’est pas le premier à s’être intéressé aux échanges entre savants et juifs dans des domaines autres qu’exégétiques. Joseph Shatzmiller avait déjà en 1977 publié un article sur ces collaborations à Montpellier vers 130076.

Avital Wohlman a également cherché à savoir si le dialogue entre érudits juifs et chrétiens était possible ou non. Autrement dit, si ces derniers ont pu s’entendre et trouver un accord lors des discussions entourant la Bible. Dans son ouvrage paru en 1988, Maïmonide et Thomas d’Aquin :

un dialogue exemplaire ?77, elle a tenté de montrer que le dialogue était possible en dépit de la religion. A. Wohlman s’est toutefois rétractée quelques années plus tard en publiant Maïmonide

et Thomas d’Aquin : un dialogue impossible78. Apportant une précision à ce qu’elle avait alors écrit, elle explique que sur le plan philosophique, le dialogue était possible, mais qu’il devenait impossible lorsque les discussions engageaient une attitude de foi.

74 DAHAN Gilbert, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Age, Paris, Editions du Cerf, 1990, 637 pages. 75 DAHAN Gilbert, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Age, … p. 309.

76 SHATZMILLER Joseph, « Contacts et échanges entre savants juif et chrétiens à Montpellier vers 1300 », dans

VICAIRE Marie-Humbert et BLUMENKRANZ Bernhard, Juifs et judaïsme de Languedoc XIIIe siècle - début

XIVe siècle, Toulouse, Privat, 1977, pp. 337-344.

77 WOHLMAN Avital, Thomas d’Aquin et Maïmonide : un dialogue exemplaire, Paris, Éditions Cerf, 1988, 417

pages.

78 WOHLMAN Avital, Maïmonide et Thomas d’Aquin : un dialogue impossible, Fribourg/Suisse, Éditions

De nombreux colloques ont depuis accueilli des spécialistes sur le sujet et publié les travaux dans des livres collectifs. Nous pensons par exemple à l’ouvrage dirigé par G. Dahan en 1999,

Le brûlement du Talmud à Paris79. Cette étude scrupuleuse réunit des travaux portant sur le contexte historique et idéologique de la découverte de la littérature talmudique par l’Occident chrétien au XIIIe siècle qui résulte d’un procès en 1240, à Paris, du Talmud. Ce livre collectif est d’un grand intérêt puisqu’il essaie de comprendre les raisons des savants chrétiens à vouloir condamner si âprement les livres talmudiques et tente d’évaluer les conséquences pour les juifs de France.

Par ailleurs, en l’honneur de Robert Chazan, treize chercheurs ont participé à la rédaction d’un ouvrage collectif en 2012, intitulé Studies in medieval Jewish intellectual and social history. L’intention est d’axer les articles sur les intérêts principaux de R. Chazan afin de perpétuer ses nombreuses contributions dans ce domaine d’étude. Ainsi, il est principalement question des relations judéo-chrétiennes, des collaborations et des polémiques entre les deux confessions, ainsi que des interactions au niveau de l’exégèse biblique.

Enfin, en 2017, une étude réunissant les chercheurs de l’Université autonome de Barcelone revoit les récentes parutions sur les Extractiones de Talmut. Le livre collectif, Studies on the

Latin Talmud80, passe à travers les évènements historiques de la translation, ses méthodologies, la tradition manuscrite, ainsi que les relations intertextuelles entre le latin et l’hébreu dans les commentaires bibliques et les textes sacrés. Cette étude désire ainsi faire part des recherches portant sur les relations judéo-chrétiennes.

Nous pouvons ainsi constater que depuis 1928, de nombreux travaux ont contribué à l’avancement des recherches sur les relations entre juifs et chrétiens. Certains se sont consacrés aux relations socio-culturelles et, encore de nos jours aux aspects négatifs, alors que d’autres ont voulu montrer un pan différent de ces interactions. Nous avons, par conséquent, constaté la parution de plusieurs ouvrages sur les collaborations entre savants juifs et chrétiens. Il

79 DAHAN Gilbert (dir.), Le brûlement du Talmud à Paris, Paris, Éditions du Cerf, 1999, 256 pages.

80 CECINI Ulisse et VERNET I PONS Eulàlia, Studies on the Latin Talmud, Bellaterra, Universitat Autonoma de

semblerait toutefois que ces dernières années, les travaux spécialisés sur ce sujet sont principalement des articles de revue et des ouvrages collectifs.