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6.   Cohabitation judéo-chrétienne au XIII e siècle 25

6.4.   Les communautés juives en France 34

6.4.2.   Une identité juive ? 35

6.4.2.1.   Le concept d’identité : brève historiographie

« Identity tends to mean too much […], too little […], or nothing at all […] » - R. Brubaker117.

Afin de saisir la complexité du terme identité, Rogers Brubaker s’est intéressé à l’origine du mot, mais surtout à son historiographie. Ce concept aurait été introduit dans les sciences sociales et dans le discours public aux États-Unis vers les années 1960 et se serait propagé rapidement dans toutes les disciplines118. Ainsi, dans le contexte psychanalytique, Freud est le premier à l’utiliser. En 1954, c’est Gordon Allport dans son livre The Nature of Prejudice qui reprend le terme, mais dans un contexte ethnique119. Puis, cinq ans plus tard, Anselm Strauss se le réapproprie en sociologie.

Cependant, ceux qui ont popularisé davantage le terme sont Erving Goffman, en 1963, et Peter Berger en 1967. Entre les années 1970 et 1990, Brubaker constate que les intellectuels ont surutilisé le terme et que désormais ces derniers en font un usage erroné120. C’est l’avis aussi de

116 GRABOÏS Aryeh, « The Use of Letters as a Communication Medium Among Medieval European Jewish

Communities », dans (éd. MENACHE Sophia) Communication in the Jewish Diaspora: The Pre-Modern World, Leiden, Brill, 1996, pp. 98-104.

117 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 2004, p. 28. 118 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, ..., p.29.

119 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, ..., p.30. 120 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, ..., p.31.

P. Bauduin qui conçoit que l’emploi du concept d’identité est devenu si complexe et large qu’il est très difficile – voire impossible – de déterminer l’utilisation qu’en font les usagers121.

6.4.2.2.   Pour une définition du terme identité

De nombreux intellectuels, de nos jours, ressentent le besoin de définir le concept

d’identité, car, au fil des années, plusieurs controverses sur le sujet ont apparu et le terme a

acquis des connotations différentes. C’est pourquoi, psychologues, sociologues, anthropologues et linguistes se sont concentrés sur la morphologie et sur les définitions possibles. Étonnamment, rares sont les historiens qui se sont penchés sur la question d’identité. Nous pouvons penser parmi eux à Claire Weeda qui, dans un chapitre de livre, reprend la définition de Thomas Eriksen122. Pour ces derniers, l’identité est une notion qui constitue à avoir une culture commune, une ascendance commune et une histoire passée123. Cette clarification, cependant, est assez large si nous la comparons à celle de la linguiste Kristen A. Fudeman. Cette dernière précise au début de son œuvre ce qu’elle entend par identité : « The consciousness of individuals that they exist in relation to communities, and the ways in which objective characteristics of those communities contribute to the way individuals represent themselves and are represented by others »124. Cette explication est sensiblement semblable à celle que projette Pierre Bauduin en expliquant que « l’identité […] est le résultat de processus de construction (et de reconstruction) par lesquels les individus et les groupes s’identifient eux-mêmes par rapport aux autres dans des contextes spécifiques »125. Cependant, encore ici, il s’agit d’une analyse

121 BAUDUIN Pierre, « Introduction », dans Identité et ethnicité : concepts, débats historiographiques, exemples,

IIIe-XIIe siècle, GAZEAU Véronique, BAUDUIN Pierre, MODÉRAN Yves (dir.), Caen, Publications du

CRAHM, 2008, p. 7.

122 WEEDA Claire, « Ethnic Stereotyping in Twelfth-Century Paris », dans Difference and Identity in Francia and

medieval France, Burlington, COHEN Meredith, FIRNHABER-BAKER Justine (dir.), Ashgate, 2010, pp. 115-

135 ; ERIKSEN Thomas Hylland, Ethnicity and nationalism: anthropological perspectives, New York, Palgrave Macmillan, 2002, 199 pages.

123 WEEDA Claire, « Ethnic Stereotyping in Twelfth-Century Paris », p. 117.

124 FUDEMAN Kirsten Anne, Vernacular voices: language and identity in medieval French Jewish

communities, …, p.1.

sémantique assez large. D’ailleurs, de nos jours, beaucoup continuent à comprendre ce concept de façon extensive, comme il était employé en premier dans les sciences sociales, dans les années cinquante126.

Le terme d’identité peut ainsi être compris comme un phénomène spécifiquement collectif, où l’on pourrait dénoter une importante et significative similitude entre les membres d’un groupe. Il peut aussi être vu comme une condition fondamentale de l’être social et être entendu comme quelque chose qui doit être cultivé, reconnu et préservé.Ces deux définitions sont utilisées particulièrement en littérature ou pour parler du genre, d’ethnicité, de nationalisme, ou de « race »127. Ainsi, nous pouvons constater, par ce regard multidisciplinaire, la complexité que représente le concept.

6.4.2.3.   Ambigüité du terme : identités multiples

Le terme d’identité est presque toujours employé au singulier. Or, il n’existe pas une seule identité à laquelle se rattache un individu, mais bien plusieurs, puisqu’à l’intérieur même d’un groupe, une personne peut avoir diverses identités128. Il peut s’agir, d’appartenances nationales, religieuses, linguistiques, locales, sociales, ou culturelles129. Crenshow suggère même que nous devrions considérer le fait que les identités s’entrecroisent (intersectional

identities) afin de former de nouvelles représentations130. Celles-ci sont, par conséquent, multiples, mais aussi – pour ajouter à la complexité du terme – elles sont constamment refaites.

126 ALFONSO Maria Esperanza, CABALLERO-NAVAS Carmen (dir.), « Introduction », dans Late Medieval

Jewish Identities: Iberia and Beyond, Palgrave Macmillan, 2010, p. 1.

127 ALFONSO Maria Esperanza, CABALLERO-NAVAS Carmen (dir.), « Introduction », …, p. 34.

128 REBILLARD Eric, Christians and Their Many Identities in Late Antiquity, North Africa, 200-450 CE., Ithaca,

Cornell University Press, 2012, p. 4.

129 POHL Walter, « Nouvelles identités ethniques entre antiquité tardive et haut moyen âge », dans Identité et

ethnicité : concepts, débats historiographiques, exemples, IIIe-XIIe siècle, GAZEAU Véronique, BAUDUIN

Pierre, MODÉRAN Yves (dir.), Caen, Publications du CRAHM, 2008, p. 24.

130 CRENSHAW Kimberle, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against

Par exemple, l’identité juive au Moyen Âge n’est pas immuable, elle change continuellement, en même temps que le contexte culturel131.

Il existe également une double identité : individuelle et collective, ou encore personnelle et sociale132. La première est l’image de soi d’un individu et « répond aux besoins de différenciation » ; la seconde est l’image de soi d’un groupe et « cherche la similitude et l’appartenance à une collectivité »133. Pour faire simple, en intégrant un espace collectif, une personne reconnaît appartenir à un groupe et s’y identifie par le mythe, les rites, les coutumes et les usages134. Cela dit, elle tient aussi à se différencier de ce même groupe, à se singulariser. Par conséquent, un individu est constitué de plusieurs identités, qu’elles soient personnelles, sociales, religieuses, etc.

6.4.2.4.   Réseau lexical complexe

Par la difficulté et l’ambigüité du concept d’identité, plusieurs ont proposé des synonymes comme alternative. Toutefois, cet exercice s’avère tout aussi problématique, puisqu’il peut créer des dérives sémantiques135. Par conséquent, Rogers Brubaker et Erez Levon ont suggéré l’utilisation du concept d’identification, plus juste selon eux, puisqu’il désigne les multiples appartenances qu’entretient chaque individu136. R. Brubaker propose également la

131 BIALE David, « Préface », …, p. 22.

132 DESCHAMPS Jean-Claude, MOLINER Pascal, L’identité en psychologie sociale : des processus identitaires

aux représentations sociales, Paris, A. Colin, 2008, p. 11 ; TABOADA-LEONETTI Isabelle, « Identité

individuelle, identité collective : Problèmes posés par l’introduction du concept d’identité en sociologie. Quelques propositions théoriques à partir de trois recherches sur l’immigration », dans Social Science Information, 1981, vol. 20, no1, p. 138 ; BOYARIN Daniel, BOYARIN Jonathan, « Diaspora: Generation and the Ground of Jewish

Identity », Chicago, University of Chicago Press, Critical Inquiry, 19 (4), pp. 693-694.

133 TABOADA-LEONETTI Isabelle, « Identité individuelle, identité collective …, p. 138. 134 KAËS René, Différence culturelle et souffrances de l’identité, Paris, Dunod, 2012, p. 12.

135 ALFONSO Maria Esperanza, CABALLERO-NAVAS Carmen (dir.), Late Medieval Jewish Identities: Iberia

and Beyond, …, p. 1.

136 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, ..., p. 43 ; LEVON Erez, « Définitions et méthodes d’approche

des minorités sexuelle », dans LAITHIER Stéphanie, VILMAIN Vincent (dir.) L’histoire des minorités est-elle une

notion de « self-understanding », bien qu’elle ne soit pas tout à fait fidèle au sens, mais aussi : « commonality » pour dénoter le partage d’attributs communs ; « connectedness » pour parler des liens relationnels qui lient les individus entre eux ; ainsi que « groupness » qui signifie un groupe distinct et solidaire137. Enfin, F. Toupin, N. Garric et S. N. Osu proposent deux synonymes138. Le premier terme est similitude et renvoie à une relation d’extranéité entre les individus qui ont tout ou une partie de leurs attributs en commun. Le second synonyme est unité pour les cas où il n’y a pas de relations d’extranéités. Il se réfère à une constance chez une personne. C’est dans ce cas-ci qu’identité peut se confondre avec personnalité et il peut s’agir d’identité géopolitique, transnationale, d’identité nationale, culturelle ou religieuse.

Ainsi, par son ambigüité et sa complexité, le concept d’identité a causé de nombreuses discordes au sein des diverses disciplines. Cela dit, par ces multiples définitions, nous pouvons mieux saisir la nuance du terme.

6.4.2.5.   Une double identité

Il a été dit plus haut que l’identité pouvait être aussi multiple. C’est-à-dire, qu’il n’y aurait pas qu’une, mais plusieurs identités chez les juifs au Moyen Âge. Fudeman parle, par exemple d’une identité « franco-juive », car la culture juive et vernaculaire façonne l’identité du juif médiéval139.

L’exemple qui démontre parfaitement cette double identité se trouve dans le manuscrit Mahzor

Vitry. Nous retrouvons à l’intérieur du livre des indications d’une coexistence d’éléments

culturels juifs et non-juifs. Par exemple, la fleur de lys dessinée dans le manuscrit hébraïque

137 BRUBAKER Rogers, Ethnicity without Groups, ..., pp. 43-47.

138 OSU Sylvester N., GARRIC Nathalie, TOUPIN Fabienne (dir.), « L’identité en construction ou de l’identité à

la modalité », dans Construction d’identité et processus d’identification, Bern; Berlin; Bruxelles [etc.], Peter Lang, 2010, p. 1.

montre que ces juifs du Nord de la France avaient conscience de leur appartenance à la culture locale. Aussi, dans une chanson pour un mariage, la représentation du marié comme chevalier ou guerrier est très significative, puisqu’elle s’imprègne de la littérature vernaculaire de son temps140.

Il est ainsi possible de reprendre le terme de K. Crenshaw « intersectional identities » pour parler des identités juives, puisque, selon la région et l’époque, de multiples identités vont se croiser. Les cultures juives étaient composées d’éléments pris du monde chrétien et du judaïsme.