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L’exercice particulier de la paternité

III. L'exercice de la parentalité dans le modèle familial matrifocal

III.1. L’exercice particulier de la paternité

L’injonction à investir l’espace public, à assurer sa réputation évince l'homme de l’espace privé domestique. Plusieurs hypothèses sont avancées par les chercheurs pour expliquer cette absence paternelle dans la configuration matrifocale.

Fritz Gracchus (1986) en réfère à l'histoire de la colonisation pour expliquer l'absence du père de l'espace privé. Le père est absent de l’espace parental car il n’a jamais occupé cette place : « Celui

qui est tenu pour lettre morte a-t-il jamais occupé la place qu’on lui reproche d’avoir quitté ? L’homme noir est accusé de faiblesse pour n’avoir pas tenu son rôle de père. Mais qui le lui a attribué ? Rôle fictif, jamais joué »239 (Gracchus, 1986 : 116). L’homme noir n’assume toujours pas l’autorité au sein de la cellule familiale car le pouvoir incarné à l’origine par le colonisateur ne lui a pas délégué une représentation paternelle. Jamais investi dans une fonction éducative, il se sent seulement une responsabilité matérielle vis à vis des enfants et de leur mère.

Dans une approche plus contemporaine, Livia Lesel analyse la place occupée par le père dans l'agencement familial. Pour cette auteure, le père est plus « absenté » qu’absent. S’il ne figure pas dans l’agencement familial c’est qu’il est inutile à sa régulation, inutile à l’explication des conduites collectives, le pôle maternel y suffisant. « La figure paternelle reste oblitérée par

l’omnipotence maternelle » (Lesel,1995 : 176)240. Conséquence de l'agencement familial autour du pôle maternel, l'éloignement du père est nécessaire au maintien en homéostasie 241 du dispositif familial.

Selon Stéphanie Mulot (2011) il existe aux Antilles un consensus qui ne reconnaît pas aux hommes les compétences, et l'expérience qui leur accorderaient le droit de s'imposer dans les décisions domestiques et éducatives au même titre que la mère. L’irresponsabilité prêtée aux hommes dans les relations aux femmes en raison du multipartenariat rejaillit sur leur défaite annoncée dans la relation aux enfants. Par ailleurs, Hélène Migerel (2004) souligne que l'homme est souvent vécu

239Gracchus F. Les lieux de la mère dans les sociétés afro-américaines. Pointe à Pitre : Éditions caribéennes, 1986. 240Lesel L. Le père oblitéré. Paris : L'Harmattan,1995.

241Caractéristique d'un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre (Grand

comme hôte indésirable dans l'espace maternel, et la logique du dispositif familial donne au père son congé mais ne l'annule pas. La femme veut être aimée mais ne veut pas de l'homme.

Même lorsque le groupe familial matrifocal est monoparental, son fonctionnement symbolique est bipolaire. Quelque soit la raison de l'absence du père, l'image paternelle existe malgré sa dévalorisation dans le discours de la mère (Lesel, 1995). Et cette dimension est nécessaire à la construction psychique des enfants. Le processus de triangulation s'élabore dans le vie affective de l'enfant dans un contexte symbolique où l'image du père est posée de façon nette, extérieure et distanciée. Il n'est pas forclos précisément parce qu'il est absent (Jeangoudoux, 1987). Il n’y a pas de relation mère-enfant excluant totalement le père au nom d’une loi édictée par la mère qui fixerait des interdits en fonction de son désir à elle (Ducosson, 1981).

Les résonances de cette symbolique au niveau des enfants divergent selon les auteurs. Par exemple, pour Hélène Migerel (2004) les enfants souffrent de l’absence de parole paternelle. Les productions télévisuelles, très regardées aux Antilles, renvoient l’image de pères aimants, présents, responsables, dans lesquelles les adolescents ne reconnaissent pas leur famille. Alors que pour Fritz Gracchus (1986) l’agencement familial matrifocal n’en fait pas une famille pathologique.

Malgré ces divergences, la représentation symbolique ou réelle du père permet la construction psychique des enfants. Les auteurs ont en commun de constater que ces organisations familiales ne sont pas porteuses de troubles psychiques (Lesel, 1995 ; Gracchus, 1987 ; Ducosson, 1981).

Aldo Naouri (2004) invite à interroger le discours de la mère pour circonscrire la place occupée par le père : pour repérer ce qu'il en est de la place du père d'un enfant, c'est toujours dans le discours de la mère qu'il convient de mener sa recherche. En Guadeloupe, en famille matrifocale, et plus encore lorsqu'elle est monoparentale, les mères ont tendance à accuser les pères de négligence. L'absence décriée du père, accusé d’abandon, d’irresponsabilité, a pour effet de renforcer la mère dans sa position de mère courage, héroïne du labeur, décrite dans la littérature (Pineau, 1995 ; Condé, 1989 ; Alibar et Lembeye-boy, 1981).

La présentation d'un père négligent s'imprègne dans l'imaginaire des jeunes filles, et pour certaines, cette attitude est commune à tous les hommes.

« Je veux avoir des enfants, et pouvoir les nourrir. Ne pas attendre sur un homme. Car

maintenant, les hommes, on voit, surtout en Guadeloupe - je ne sais pas comment c'est ailleurs - on voit comment ils sont, comment ils traitent les femmes ! Alors, attendre sur un homme, je pense

pas que c'est quelque chose de bien » (Séverine).

Une mère est d’autant plus admirable que le père est étiqueté irresponsable dans l’espace familial. La nullité du père béatifie la mère (André, 1982). Et pour reprendre une image proposée par Fritz Gracchus, « la mère est l’émergence d’une figure qui pour briller ensable l’autre » (Gracchus, 1986 : 120)242.

Si le fonctionnement interne des familles matrifocales monoparentales ne génère pas de pathologies psychiques pour les enfants, elles sont quelques fois difficiles à vivre par les jeunes gens. Lors des entretiens collectifs menés dans les lycées, la structure familiale a été évoquée avec amertume par certains jeunes hommes.

« Je ne connais pas mon père, les hommes se font rares dans la famille » (Mickaël). « Mon père

nous a lâché très tôt, ma mère s’est débrouillée avec nous trois » (Antonio). « Mon père se marie souvent, c’est une habitude » (Johan).

Certains jeunes ne souhaitent pas connaître la même histoire conjugale que leurs parents. « Mes

parents ont divorcé, mon père est parti assez tôt. Je n'ai pas vraiment vécu avec lui. Et pour moi, un enfant sans père, c'est pas la belle vie. Franchement, c'est pas la belle vie. Personnellement, je n'ai pas envie de faire un enfant s'il n'y a pas de papa » (Maria).

Les enfants élevés en famille monoparentale perçoivent l’isolement de la mère qui combat quotidiennement pour ses enfants. A l'unisson de leur mère, ils reprochent à leur père son irresponsabilité. L'admiration pour leur mère s'en trouve renforcée, pardonnée pour la rigidité de l’éducation par des circonstances atténuantes.

« On a toujours vu des femmes se battre pour nous » déclaration de Katia lors d’entretiens collectifs.

Mais bien que les mères décrient les pères, elles réclament leur implication. L’intervention paternelle sur injonction maternelle renforce et légitime l’autorité détenue par la mère. Elles souhaitent qu’il assure la sécurité matérielle de la famille, qu’il incarne la puissance et la sanction, qu’il ait le goût de l’effort et du travail, le sens de l’épargne, bref, qu'il ait une conduite idéale capable de consacrer sa respectabilité. « Or les pères ont rarement pu exercer l’ensemble de ces

fonctions dans les milieux populaires, ou pas définitivement » (interview Dr Ducosson). Les

femmes ne pardonnent pas aux hommes leur peu d’empressement à participer à leur démarche en respectabilité (Flagie, 1981). L'homme peine à trouver une place dans la dynamique familiale en tant que père et partenaire face à ces injonctions paradoxales.

Confronté à l'emprise maternelle le père n'a pas l'obligation - ou la possibilité - de contribuer à élever ses enfants. Au gré des unions, il assume, ou non, la responsabilité des enfants du foyer. En cas de rupture il maintient, ou pas, cette responsabilité, en fonction de son vouloir mais aussi du vouloir de la mère.

Toutefois, le plus souvent, la mère en charge des enfants ne peut compter sur le soutien des pères des enfants, ou très ponctuellement (Charbit, 1987). Le versement à l’ex-conjoint de pensions ou de sommes d’argent régulières se produit rarement. Les pensions alimentaires sont peu réclamées. Les juges ne sont pas saisis en l'absence de paiements par le parent qui n'a pas la garde des enfants. La particularité des unions ne le permet pas non plus. La mère ne peut faire valoir un droit à pension au bénéfice d'enfants qui n'ont pas été reconnus par le père. L'ensemble du dispositif semble contribuer à la déresponsabilisation des hommes.

La situation familiale de Olga (RV14) est une illustration des relations qui s'instaurent entre conjoints suite à la rupture. Deux de ses enfants portent le nom de leur père. Lorsqu'elle s'adresse au CCAS pour demander de l'aide il lui ai fait la remarque qu'il y a un père pour entretenir les enfants. Olga explique : « La dame a fait la demande d'aide. Et quand je suis allée [retirer l'argent], on m'a dit que mes deux enfants portent le nom de leur père. Alors je dois demander au

père de donner aux enfants à manger. J'ai dit, je ne vais pas faire ça ! Car je ne le regarde même pas ! ».

Lors d’un entretien collectif au lycée de Morne à l’Eau, un jeune homme expose les conséquences du multipartenariat de son père : « Si je regarde mon père, mes oncles, les cousins de mes oncles,

bien après 30-40 ans, bien après être mariés et avoir des enfants, ils continuent à avoir une femme et des enfants dehors. Et ça c’est pas bien. Y a des fois que dix ans plus tard on te dit que tu as un grand frère ou une grande sœur (…) Tu te rends compte que toute la famille était au courant. Je n’en avais pas encore parlé, on me l’a dit il y a peu de temps, et c’est un peu difficile (…). C’est du côté de mon père naturellement, parce que je n’aurais pas admis que ce soit du côté de ma mère. Et je vois pas ma mère avoir un enfant et que l’enfant soit pas avec nous. Je ne vois pas ma mère

mettre un enfant au monde et qu’elle le laisserait ».

Les modèles masculins de certains jeunes offrent l’image d’hommes entreprenants vis-à-vis des femmes, qui malgré la maturité venue, l’installation en couple stable, entretiennent des relations extra conjugales. L’existence des demi-frères et/ou demi-sœurs est révélée au gré des événements, secret de famille néanmoins partagé. La mère toujours identifiée, garde ses enfants auprès d’elle et il est inimaginable que ce ne soit pas le cas. Elle est la figure familiale stable et sécurisante.