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Le contexte socio-historique

I. La colonisation et l’émergence de la famille

I.1. Le contexte socio-historique

« Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que

ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver »143 (Bernardin de St Pierre, 1773).

En Guadeloupe, l'introduction d'esclaves commence en 1641, avec l'importation par la Compagnie

des Isles d'Amérique, alors propriétaire des îles, de 60 noirs, suivis de 100 noirs en 1650. L'arrivée

d'esclaves aux Antilles concorde avec la seconde étape de la colonisation. Les exploitations agricoles, jusque là orientées sur la culture du tabac et de l'indigo, recouraient principalement aux

138Georges Lawson Body (1995) préfère utiliser l'appellation "habitation sucrière esclavagiste" pour marquer la

dimension de l'exploitation humaine source d'enrichissement pour le colon blanc.

139 Frazier E. F. The negro family in the United States. Chicago : University of Chicago Press, 1939, 686 p.

140 L’histoire du peuplement de l’Amérique du nord rejoint celle des Antilles, avec la déportation d’esclaves originaires

des pays africains.

141L'esclavage régi par le code noir depuis 1684 dans les colonies françaises abolit ce que la plupart des droits

coutumiers organisaient, c'est à dire l'appropriation des filles puis des épouses par le père, oncle maternel ou chef de lignage, puis par l'époux ou la famille de l'époux (Gautier, 2003 ; R.T. Smith, 1972).

142 Cité par Stéphanie Mulot (2013).

143 Bernardin de St Pierre.Voyage à l’isle de France, 1773. Première œuvre de cet auteur à être publiée dans laquelle

engagés144. A partir de 1660, le développement de la culture sucrière sur de grandes propriétés nécessite une main d’œuvre conséquente procurée par le commerce triangulaire.

Sur les habitations – terme utilisé pour désigner les exploitations agricoles qui ont à leur tête un colon blanc - les rapports sociaux de maître à esclave se résument à l'exploitation de la force de travail des hommes et des femmes et à l'exploitation sexuelle des femmes145, dans une soumission absolue au propriétaire, régit par des règles de droits.

Dans les colonies, la justice publique royale a cours, complétée par un texte juridique spécifique qui fixe les obligations des maîtres vis à vis de leurs esclaves dans les îles françaises. Le Code noir146 est le nom donné à ce texte composé de soixante articles portant sur le statut civil et pénal, préparé par Colbert à la demande de Louis XIV. Il sera appliqué aux Antilles à partir de 1687. Ce code donne aux esclaves et aux familles d'esclaves des îles d'Amérique un statut d'exception par rapport au droit coutumier de la France de cette époque. Il octroie aux maîtres un pouvoir disciplinaire et de police. Il précise leurs obligations, notamment les contraintes de nourrir et de vêtir leurs esclaves (articles 22 et 25). Il légitime aussi les châtiments corporels - y compris les mutilations et la peine de mort (articles 33, 36 et 38) - en usage à l'époque en métropole également. Le pouvoir disciplinaire domestique autorise les maîtres à enchaîner les esclaves, à les battre s'ils jugent ces châtiments mérités, sans les autoriser à les torturer, ni à les mettre à mort. En pratique, ces dispositions ont souvent été violées, et le droit des esclaves de se plaindre auprès des juges locaux pour mauvais traitements, a été bafoué.

144 Les engagés étaient des émigrants volontaires (le plus souvent) ouvriers ou agriculteurs, qui se rendaient dans la

colonie pour le compte d'autrui. Ne pouvant payer leur voyage il passait un contrat avec un planteur par lequel ils s’engageaient à travailler pendant 36 mois, sans salaire, en dédommagement de leur voyage. Les engagés ont contribué à peupler les îles d'Amérique.

145 « Il n’y a pas de martiniquais ou d’afro-américains qui ne compte au moins une femme violée parmi ses ancêtres »

(Glissant E. Le discours antillais. Paris : Gallimard, 1997 : 297). Selon les recherches menées par Arlette Gautier (1982) le pourcentage d'enfants esclaves nés de Blancs est identique à celui des Blancs par rapport à la population esclave, ce qui montre la généralité de la pratique des relations sexuelles des hommes Blancs avec des esclaves. D'après des données recueillies par Vanong-Frisch (1993), sur 8820 esclaves guadeloupéens entre 1760 et 1789, ceux ayant du « sang mêlé » représentent 25 % des esclaves créoles (c'est à dire nés aux îles).

146Il existe deux versions du Code noir. La première est préparée pas Colbert, ministre de Louis XIV, et terminée par son

fils le marquis de Seignelay, elle sera promulguée en 1685. La seconde version est rédigée sous la régence du duc d'Orléans, et promulguée en 1724 par Louis XV.

Le Code noir dans ses articles 12147 et 13148 définit le statut des enfants. Selon le principe de droit romain partus sequitur ventrem149, l'enfant naturel d'une esclave est esclave, même si son père est

libre. Ainsi, les enfants qui naissent sont la propriété du maître de la mère, qu'il soit ou non le géniteur. Les relations sexuelles entre colons blancs et esclaves généraient des naissances. Ces relations ont quelques fois été consenties par la femme esclave, qui tirait profit d'une obligation à laquelle elle ne pouvait s'opposer (Mulot, 2000 ; Bonniol, 1992 ; Gautier, 1985150). En effet, le métissage est apparu aux Antilles simultanément à l'installation des habitations coloniales. Mais les exemples d'affranchissement des enfants adultérins du maître blanc sont rares. Lorsque la conception est son œuvre, le statut de la femme ne s'en trouve pas modifié. Elle reste esclave sur l'habitation, comme ses enfants. Dans ce contexte, la filiation n’est ni paternelle, ni maternelle, mais elle est utérine, au bénéfice du maître blanc (André, 1987).

Ces précisions du régime de détention des esclaves sur les habitations permettent de mesurer leurs conditions de vie dans un assujettissement total à leur propriétaire, et éclairent le contexte de constitution des formes de conjugalité de la population servile.

En effet, le modèle de production esclavagiste est caractérisé par une opposition à toute construction autonome de la cellule familiale. Les esclaves ont été empêchés de développer de manière indépendante une dynamique de constitution familiale (Charbit, 1987 ; Bonniol, 1981 ). Cette impossibilité de former des familles a pour origine la toute puissance du maître blanc, qui détenait tous les pouvoirs, définissait l’organisation sociale et régnait sur les rapports de sexe. L'homme noir était privé de tout droit sur sa compagne et sur sa descendance. Il ne se voyait concéder aucun pouvoir. L’impossibilité d’assumer ses responsabilités l'empêche d’acquérir le leadership familial. Même si elle est la maîtresse du maître blanc, la femme n'est pas plus libre que l'homme esclave. Quels que soient les liens qui unissent le couple esclave, le maître ne reconnaît au père noir ni autorité, ni famille propre (Charbit, 1987).

147« Article 12 : Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves, seront esclaves et appartiendront aux maîtres des

femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents ».

148« Article 13 : Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants, tant mâles que filles, suivent la

condition de leur mère et soit libres comme elle, nonobstant la servitude de leur père, et que, si le père est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement ».

149Se traduit littéralement par « Ce qui est accouché dépend de l'utérus ». Le droit civil romain jugeait que le statut

d'esclave d'un enfant suivait celui de sa mère.

150Arlette Gautier (1985) mentionne également la prostitution qui avait cours sur les habitations. Soit du fait du maître

Dans le contexte d'asservissement imposé par la toute puissance des maîtres, Arlette Gautier151 montre que, malgré des échecs, les femmes participèrent à des formes variées de résistance concernant l'empoisonnement, le suicide, la violence, l'engagement dans des associations civiles et le marronnage. De plus, selon certains auteurs, le contexte d'asservissement aurait détourné les esclaves de l'institution familiale par l'adoption d'un comportement défensif. En refusant de constituer une famille qui leur aurait échappée avec l'exploitation du ventre maternel au bénéfice du maître, ils s'opposaient à l'agrandissement de son cheptel d'esclaves (Bonniol, 1981). Ces résistances historiques à la constitution de familles stables, structureraient l'organisation familiale antillaise contemporaine dans ses traits fondamentaux.

Pour d'autres auteurs, la vie familiale n'aurait jamais été entièrement déterminée par la volonté du maître. Les esclaves n'auraient pas adopté un seul modèle de conjugalité152. Toutes les formes d'unions entre esclaves étaient observables. Selon Arlette Gautier (2000), « Le thème dominant des

écrits de l'époque [fin 18ème siècle] est plutôt qu'il faut laisser les esclaves vivre comme ils l'entendent mais inciter les femmes à devenir mères »153.

Toutefois, certains types d'unions prédominent, parmi lesquels la monoparentalité154. En Guadeloupe comme en Martinique les esclaves n'ont pas vécu majoritairement dans des familles nucléaires cohabitantes, hormis sur les grosses exploitations lorsque le maître le favorisait (Gautier, 2000). Des couples entretenaient des relations de type ami lorsqu'ils ne pouvaient partager la vie commune155. Enceinte des œuvres du maître ou d'un partenaire sexuel de passage, la femme assumait alors seule sa descendance156. La monoparentalité a donné lieu à « […] une organisation

familiale singulière et non atypique, émergeant dans une économie de plantation, mettant en jeux des rapports sociaux historiquement déterminés »157. En l'absence de couple parental formel, la filiation est centrée sur la mère qui n'a d'autres choix que d'assumer ou supprimer sa descendance158,

151Gautier A. Les sœurs de solitude : femmes et esclaves aux Antilles du XIIème au XIXème siècle. Paris : Éditions

caribéennes, 1985.

152Gautier A. Population, vol. 55, 2006, pp. 975-1001.

153Gautier A. Les familles aux Antilles françaises, 1635-1848. Population : 2000, n°6 : 984. 154Ces ménages sont souvent dirigés par des veuves en raison de la forte mortalité (Gautier, 2000). 155Des relations se nouaient entre des esclaves appartenant à des maîtres différents.

156L'expression "porter un enfant pour" est restée dans le langage des femmes aujourd'hui. Il est possible de faire un

rapprochement avec cette période durant laquelle seule la femme savait de qui était l'enfant conçu, des œuvres du maître (subies ou désirées) ou de celles d'un amant, compagnon d'infortune.

157Gracchus F. Les lieux de la mère dans les sociétés afro-américaines. Paris : Éditions Caribéennes, 1980 : 126.

158Selon plusieurs auteurs les mères recouraient à l’infanticide pour soustraire leurs enfants à l’état d’esclave. Mais

Monique Sainte Rose (1985) minore l'importance de cette pratique s'appuyant sur la consultation des états civils. Néanmoins, la répression de l'infanticide et de l'avortement a été particulièrement violente aux Antilles françaises. Les femmes qui perdaient leur enfant né ou à naître subissaient des tortures (Gautier, 1986).

seul parent possible, solitaire. L'une des causes de la constitution de familles matrifocales tiendrait au fait que dans l'esclavage la femme se retrouve l'égale de l'homme, son statut social ne la rend pas dépendante d'un mari (Sainte-Rose, 1985). L'illégitimité est la règle de la loi esclavagiste qui contient le fondement de la matrifocalité (Jeangoudoux, 1987).

Peu d'études portent sur l'âge de la mère au premier enfant. Néanmoins Monique Sainte-Rose (1985) montre dans sa recherche que si l'âge varie beaucoup, il descend rarement au-dessous de 20 ans, ce qui laisse penser que les maîtres s'interdisaient d'avoir des relations sexuelles avec les très jeunes esclaves. Elle montre également que le modèle d'un premier enfant séparé par un large écart du suivant se retrouve assez fréquemment. La jeune fille avait un premier enfant au cours d'une première liaison passagère. Plus tard, d'autres naissances suivaient.

L'origine des maternités adolescentes aux Antilles n'est pas déterminée. La seule certitude c'est que ces pratiques sont anciennes, comme l'est la pluripaternité, qui est une des caractéristiques des fratries de mères qui ont débuté tôt leur vie procréative.