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Une filiation utérine dominante

II. Les différentes formes de l’alliance

II.2. Une filiation utérine dominante

Dans ce contexte conjugal complexe, à qui les enfants sont-ils identifiés au sens de leur filiation identitaire ? En effet, la naissance fait entrer dans une appartenance lignagère. La filiation par la reconnaissance parentale transmet des attributs distinctifs vis-à-vis de la société comme du groupe familial. En droit français213 en cas de reconnaissance simultanée, c’est généralement le père qui en

211Qualifie la maîtresse.

212Frères et sœurs de même père mais de mères différentes (demi-germains agnatiques), ou de même mère mais de pères

différents (demi-germains utérins).

transmettant son nom inscrit l’enfant dans la lignée paternelle214. C’est moins systématique aux

Antilles où l’enfant n’est pas toujours ou pas immédiatement reconnu par ses père et mère.

En famille à organisation matrifocale, les enfants sont apparentés par les femmes. Réellement, lorsque le couple n'est pas marié, à travers le nom de la mère qui transmet l’identité et rattache à sa parentèle. Symboliquement, lorsque le couple est marié, à travers le système des relations intra- familiales qui place la mère au centre des échanges. Les différents épisodes conjugaux ont des répercussions sur les patronymes. Cela a pour conséquence de complexifier l'identification des enfants à l'un ou l'autre parent. Les enfants ne sont pas systématiquement reconnus par leur père, mais toujours par leur mère dont ils portent alors le nom. Il arrive que des enfants nés des mêmes pères et mères portent des noms différents, suite à la mauvaise entente du couple au moment de la naissance par exemple, ou en raison d'un doute sur la paternité.

Même si l’enfant a besoin du père, il ne trouve que sa mère. Comme l'écrit Jacques André « La filiation dans les sociétés afro-américaines n’est ni paternelle, ni maternelle, elle est utérine, les hommes n’y laissent que peu de traces, sauf le premier d’entre eux, père et mère confondus sous

les auspices archaïques du maître »215 (1987 : 350) . Selon la théorie psychanalytique, le père

n’existe pour l’enfant que si sa parole est entendue et transmise par la mère (Gracchus, 1986). Le père est dans son nom avant d’être dans son corps. La figure du père ne suffit pas pour accéder à la fonction paternelle. La mère peut oblitérer la parole du père, ou donner à entendre une parole autre. Le père n’est pas nécessairement celui que la mère désire, ni celui qu’elle donne à voir, ou à entendre à l’enfant. Elle peut choisir de le nommer, ou de le taire, d’accepter qu’il transmette son nom, ou le refuser. L'exercice de la paternité relève de l'intention de la mère. Entre le père et l’enfant la mère est un médiateur incontournable.

Certains pères ne sont pas libres de reconnaître leur enfant. Face à l'opposition maternelle il leur arrive de le faire en secret, sans le dire à la mère. L’enfant l’apprend incidemment, en demandant une fiche d’état civil. Mais en général les enfants conservent alors le nom de la mère, ils y sont habitués, « et puis c’est la mère » (Migerel, 2004). « […] Enfin, éventuellement, le père se décidera à procéder à un acte officiel : il reconnaîtra son fils, sa fille à l’âge de 18 ans… la

214L’évolution de la société vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes autorise les couples à choisir le ou les

noms qui seront transmis. Une déclaration conjointe de choix de nom peut être faite avant ou après la déclaration de naissance. À défaut de choix, l’enfant porte le nom du parent dont la filiation est établie en premier lieu ou celui du père en cas d’établissement simultané de la filiation (Loi no 2003-516 du 18 juin 2003 relative à la dévolution du nom de famille).

nomination légitimée deviendra alors, non pas un acte « naturel » ou juridique entre la mère et le

père, mais un acte symbolique entre l’enfant et son père » (Jeangoudoux, 1987 : 1215)216.

Les motivations de la mère à s'opposer à une reconnaissance paternelle peuvent être multiples. Mme C. est mère de cinq enfants. Seul l’aîné porte le nom du père, qui n’a pas reconnu les suivants. A cette époque, le couple vit maritalement. La mère n’a pas souhaité la reconnaissance paternelle car elle pouvait ainsi percevoir les prestations familiales en tant que mère isolée. Ces prestations ont permis à son compagnon, maçon, de construire la maison qu’elle occupe seule depuis le départ de ce compagnon pour un autre foyer.

Cependant, les bénéfices financiers tirés intentionnellement des situations d’isolement ne sont pas fréquents, et la non-reconnaissance paternelle ne saurait être réduite à la perception de prestations

familiales. La filiation à la mère peut être aussi une réponse à la paternité régulièrement mise en

doute (Migerel, 1987). Mais surtout, le fait de porter le nom de la mère inscrit les enfants dans la

lignée maternelle217. Il y va de l’intuition d’un risque, que par le nom révélateur de l’alliance,

l’enfant puisse entrer dans une logique qui le ferait échapper au tout maternel (André, 1982). La non reconnaissance paternelle est secondaire au fait premier de porter le même nom que sa mère. Ne pas être "reconnu" par le père permet ainsi à la matrifocalité de se perpétuer (André, 1987). Lors de l’enquête, des jeunes racontent que c’est à l’occasion d’une rencontre fortuite que la mère leur a présenté – ou désigné – leur père jusque-là ni nommé, ni évoqué. Puis à nouveau, la mère observe le silence. L’enfant ne peut s’autoriser à interroger la mère, les conventions éducatives locales l’interdisent. Quelques-uns ne connaissent pas le nom de leur père, ni ne le voient, mais ils

sont rares. Souvent la famille, ou le commérage les renseignent218 (Migerel, 2004).

« On parle du père, on le rencontre dans la rue, sans lui parler, on le nomme, on l’injurie, on le décrit, on le crie. Il passe quelquefois ; il emplit la maison de son absence, une image s’élabore progressivement et il peut éventuellement se reconnaître à travers tel fils, telle fille »

(Jeangoudoux, 1987 : 1215)219.

216Jeangoudoux A. La psychose en échec à la Guadeloupe. L’information Psychiatrique, 1987, vol.63, n°10.

217Être un enfant illégitime c’est en premier lieu porter le même nom que sa mère, et secondairement ne pas avoir été

reconnu (André, 1987).

218Dans les faits, cette rencontre ne change rien, mais elle est fondamentale pour la construction de l’identité

psychologique de l’enfant levant le flou sur la question de l’origine (MULOT, 1999).

Marie (RV6) n'a jamais vu son père. Elle ne peut le nommer : « De toute petite je ne l’ai pas connu et là maintenant je grandis et je ne connais même pas mon père. Je pourrais le voir passer dans la rue et me demander est-ce que c’est lui mon père ? ».

Le père de Sylvie (RV3) refuse de donner son nom au deuxième enfant de la fratrie. Il pense que cet enfant n’est pas de lui malgré les affirmations de sa compagne dont il partage la vie.

Lors d’une conversation professionnelle un jeune homme âgé de 14 ans exprime combien il est difficile de ne pas porter le nom de son père parmi la fratrie de trois enfants à laquelle il appartient. Il a été conçu lors d’une séparation momentanée du couple qui a repris la vie commune par la suite. Les circonstances ne permettent pas à ce jeune de savoir qui est son géniteur.