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Chapitre 2 Cadre théorique et état des connaissances

2. Le rôle de la confiance dans les relations médias-usagers

3.7. L’exemple québécois

À Québec, une dizaine de radios privées se partagent le marché de la capitale provinciale. Deux, identifiées par Giroux et Sauvageau en 2009, CHOI Radio X et FM93, se sont spécialisées dans la talk radio (à l'américaine), encore appelée radio d'opinion (Lemieux, 2012 ; Giroux et Sauvageau, 2009). Ce type de programme est basé sur le même concept répondant à la visée de captation : un animateur-vedette ayant beaucoup de marge de manœuvre pour s'exprimer, en général entouré de co-animateurs, et qui traite des nouvelles sur le mode de l'opinion. À Québec cependant, on n'y parle pas seulement de politique. « Tous les sujets y passent : les nouvelles du jour, le sport, les activités artistiques, la vie des vedettes de même que les préoccupations personnelles de l’équipe sur les ondes (« dans le coin où j’habite,… », « en discutant hier avec des amis,…») » (Giroux et Sauvageau, 2009 : 8). Suivant le principe du contrat de conversation et le modèle américain, il initie un dialogue direct avec des invités sur le plateau et des auditeurs-appelants. L'animateur donne le ton à l'émission ; les auditeurs, eux, sont plutôt passifs (Marcoux et Tremblay, 2005 : 9), ce qui peut engendrer la coopération et l'influence imaginée dans le

d'information et de spectacle (infotainment) que les programmes américains. Il cherche, par les propos tenus, à attirer le maximum d'audience pour un maximum de profit et, selon Marcoux et Tremblay, n'hésite donc pas à provoquer ou à choquer par des excès de langage et du jaunisme (Ibid.), pour maintenir les auditeurs à l'écoute le plus longtemps possible, jour après jour (Giroux et Sauvageau, 2009 : 5). La recherche de la fidélisation des auditeurs est présente pour engendrer du profit. Ses animateurs, notamment Jean-François Fillion, animateur de CHOI Radio X, se comparent volontiers à ceux de la talk radio américaine et s'inspirent de la manière dont Rush Limbaugh ou Howard Stern ont su provoquer et attirer l'attention (Bilefsky, New York Times, 2018 ; Payette, 2019 : 37).

• Un contenu inconstant

Vincent, Laforest et Turbide (2007) décrivent le discours des radios parlées de Québec confus et rempli de contradictions : « informer/divertir ; peindre la réalité/faire dans la caricature ; être doué de clairvoyance/être ordinaire, comme tout le monde ; faire partie des êtres de pouvoir/faire partie des dépossédés, des sans parole ; influencer le discours social/tenir des propos anodins, etc. » (Ibid. : 189). Marcoux et Tremblay (2005) n'ont pas non plus trouvé de réelle constance, ni de cohérence dans les propos tenus. Les animateurs peuvent changer d'idée au gré de leurs envies et du moment. Ils utilisent des opinions pour former des opinions, ce qui rejoint le principe de co-construction de sens avec les auditeurs- appelants.

« La construction du discours se présente comme un système ouvert dont la fonction semble essentiellement de mettre continuellement des opinions en partage – opinions qui ont par ailleurs la faculté de naviguer d’un état d’âme à l’autre et fluctuant au gré des humeurs – à partir desquelles s’ouvriraient continuellement de nouveaux sujets » (Marcoux et Tremblay, 2005 : 7).

Les opinions sont libérées de toute contrainte sur la base du partage de la « vérité », il est possible de tout dire, « la vérité devenant l’état de fait » (Ibid.). Le principe de vérité et d'engagement de l'animateur est utilisé, de la même manière que le fait Rush Limbaugh, pour créer une légitimité et engendrer la crédibilité. Mais devant cette incohérence et l'absence de grandes idées d'ensemble structurant le discours, Marcoux et Tremblay montrent une analyse des propos faite à partir du système discursif et non pas à partir du

référent idéologico-politique (2005). C'est-à-dire que le discours fait sans cesse appel au sens commun plus qu'il ne répond à un raisonnement. C'est la prédominance de l'émotion contre la raison. Les prises de positions ponctuelles et changeantes ne permettent pas de prise de recul ou d'analyse. Les animateurs cherchent des auditeurs qui vont adhérer totalement à leurs propos. Ils se présentent comme étant les semblables des auditeurs, se mettent sur un pied d'égalité pour créer un sentiment d'appartenance. Ils établissent également des exigences pour faire partie du groupe ou ne pas en faire partie (Lemieux, 2012 : 6).

• Des auditeurs conquis

Ces radios sont devenues populaires à Québec vers la fin des années 19902. L'audience y

est très réceptive et crée une communauté autour de l'animateur, des groupes identitaires regroupés autour d'une appartenance radiophonique commune (Lemieux, 2012 : 2). « L’information, le commerce, le spectacle, tout se mêle ici dans une formule qui repose finalement sur l’identification forte de l’auditeur à la personnalité qui s’agite derrière son micro » (Payette, 2019 : 113). Les recherches effectuées sur le sujet ont montré une très forte emprise sur les auditeurs qui les a déjà, dans le passé, poussés à l'action. « Même si le contenu discursif est éphémère, le laps de temps pendant lequel les auditeurs y adhèrent, si court soit-il, les captive et les fascine : il les mobilise » (Marcoux et Tremblay, 2005 : 8). Les propos des animateurs sont suivis pratiquement à la lettre par leurs fans, comme c'est le cas du côté de Limbaugh. Les radios misent d’ailleurs sur la « mobilisation émotive de leurs auditeurs » (Payette, 2019 : 36). En interrogeant les auditeurs de CHOI Radio X, Marcoux et Tremblay n'ont pas trouvé d'autres arguments que ceux des animateurs repris pour justifier leurs idées (2005 : 7). Et cette capacité à mobiliser leurs auditoires a été identifiée plusieurs fois par les chercheurs, notamment pour inciter les auditeurs à se rendre aux urnes (Payette, 2015) et attirer l'attention des autres médias qui, pour les dénoncer, les re-citent et donc rediffusent leurs messages (Turbide, Vincent et Laforest, 2010 ; Payette, 2015). Les auditeurs écoutent ces radios car ils rejettent « le discours ‘’politically correct’’

typique des autres stations, perçu comme une contrainte à la liberté de pensée et de jugement » (Couture et Fiset, 2005 : 1).

Les auditeurs sont tout de même de grands consommateurs d'information et s'informent par d'autres moyens que la seule radio d'opinion, notamment par Le Journal de Québec (Marcoux et Tremblay, 2005 : 5). Pourtant à l'inverse des auditeurs des talk radio politiques américaines, 85% des auditeurs québécois disaient en 2005 n'avoir jamais participé à des activités sociales ou politiques et ne se montraient pas réellement intéressés par ce type d'activités (Ibid. : 6). Cependant, l'écoute de la radio en a poussé plusieurs aux urnes qui affirmaient durant les entretiens n'avoir jamais voté dans le passé. Et le résultat a été visible durant les élections partielles de l’automne 2004 dans la circonscription de Vanier avec la victoire surprise du candidat de l’ADQ soutenu par CHOI Radio X (Ibid. : 42-43). Les chercheurs ont enregistré un taux de participation des auditeurs des radios parlées de Québec supérieur à la moyenne des votants (75% contre 60-70%). En général, les auditeurs interrogés affichaient une préférence pour le Parti conservateur au fédéral et l’ADQ au provincial. Cependant Marcoux et Tremblay concluent que ces usagers seraient tout de même davantage attirés par le consumérisme que par l'engagement politique ou social (2005).

La présence d’animateurs-vedettes joue un rôle important dans la stratégie commerciale des stations. Jeff Fillion à CHOI Radio X, par exemple, a mobilisé les foules par le passé. Son style et ses propos volontiers provocateurs imitaient ceux de Rush Limbaugh et d’Howard Stern dont il dit lui-même largement s’inspirer (Bilefsky, New York Times, 2018). Dans les années 2000, il enregistrait les meilleures cotes d’écoute dans la région de Québec (Payette, 2019 : 37). Il est celui qui a joué un rôle central dans le retrait de la licence de la station en 2004 à la suite des nombreuses plaintes contre les propos tenus qu’ils avaient tenus sur les ondes. Après plusieurs années d’absence, il est revenu à son poste et anime aujourd’hui une émission le midi sur CHOI Radio X (Ibid.). Un sondage Numeris paru dans le Journal de Québec en 2018 rapporte que Jeff Fillion est l'animateur le plus écouté sur la tranche horaire du midi, et enregistre une hausse de plus de 3000 auditeurs par rapport à l'année précédente (Grondin, Le Journal de Québec, 2018 ; Numeris, 2018).

Les différentes recherches décrivent Jeff Fillion et les autres animateurs de ces radios comme les principaux porte-parole contemporains des idées de droite à Québec, bien que cette ville soit depuis longtemps largement teintée de conservatisme.