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L’emprunt de morphèmes dérivationnels

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 84-88)

VERSION FRANÇAISE

4. Conclusions de l’analyse linguistique

4.2. L’emprunt de morphèmes dérivationnels

Le basque a emprunté une longue série de morphèmes dérivationnels au latin et aux langues romanes. En général, l’emprunt d’éléments morphologiques se situe dans la partie supérieure des différentes échelles d’empruntabilité (Thomason & Kauffmann 1988: 74-76; Field 2002 : 36-37; Matras 2007 & 2009 : 153-165) ; c.-à-d., l’emprunt de matériel morphologique obéit aux situations de contact linguistique intensif —les morphèmes dérivationnels sont toutefois plus facilement empruntables que les morphèmes inflectionnels—. Bien entendu, l’emprunt de morphèmes dérivationnels passe par l’emprunt des mots qui les portent (cf. Lindsay & Aranoff 2013). La liste de morphèmes empruntés aux langues romanes est particulièrement longue en basque souletin (cf. Coyos 2008 : 929-933 et Bueno 2011) ;

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d’entre eux, nous avons examiné l’attestation du préfixe arra- et des suffixes -aje, -lant, -ot

& -sa.

4.2.1. Le préfixe arra-

En Soule, le préfixe arra- semble être pleinement intégré dans la langue dès les premiers textes (XVIIe s.). Son étymon est le préfixe latin re-, filtré par le gascon, dont l’un des traits phonologiques les plus saillants est précisément la protase avant r initial. Les bases de dérivation du préfixe arra- peuvent être des substantifs (arraseme ‘petit fils’ ← seme ‘fils’) mais surtout des formes verbales non conjuguées (arrasortü ‘renaître’ ← sortü ‘naître’). Les lexicographes situent le préfixe arra- aussi en bas-navarrais, mais jamais en labourdin.

Le corpus du souletin montre que : i) tous les mots commençant par erre- sont des emprunts

—sauf, évidemment, le mot erre ‘feu’ et ses dérivés—, ce qui exclut un allomorphe [ERRE-] ; ii) entre les mots commençant par arra- il y a un grand nombre d’emprunts d’origine béarnaise, mais aussi un nombre de mots d’origine basque qui portent un préfixe arra- issu de l’analyse des emprunts ; et iii) ce préfixe arra- est productif tout au long de la période historique de la langue, du moins avec des bases verbales.

4.2.2. Le suffixe -aje

Les emprunts de mots portant le suffixe -age (fr.) / -adge (gasc.) / -aje (esp.) sont connus dans tous les dialectes basques. Nonobstant, uniquement en souletin la fréquence spécialement haute des emprunts a fait de la terminaison -aje un véritable morphème basque vers le XVIIIe siècle (p. ex. ondoraje ‘conséquence’, zurtaje ‘boiserie’ ← zurtatü ‘parqueter’). Dans quelques variétés péninsulaires, il existe néanmoins certaines formes isolées pareillement dérivées, p. ex. adaje ‘cornes / bois’ ← adar ‘corne’ (cf. Azkue 1925 : 22).

4.2.3. Le suffixe -dant/-lant

Pour autant, les emprunts de mots romans renvoyant au participe du présent latin -ans, -antis (ignorant, abondant, etc.) sont à l’origine d’un suffixe souletin assez particulier, attesté sous deux allomorphes en fonction du contexte phonologique : [-DANT] et [-LANT]. A la lumière de notre corpus, la terminaison -ant des mots empruntés commence à s’ajouter à des bases de dérivation basques à la fin du XVIIIe siècle, donnant lieu à des formes comme ogendant

‘coupable’ (← ogen ‘tort’) ou kargülant ‘fonctionnaire, dignitaire’ (← kargü ‘poste’). La productivité du nouveau suffixe est assez modérée : nous n’avons compté que cinq ou six mots dérivés.

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4.2.4. Le suffixe -ot

Quant au suffixe diminutif -ot, nous l’avons relevé dans d’anthroponymes d’origine basque à l’époque du Censier gothique de Soule (XVe siècle). Cependant, l’attestation de ce suffixe emprunté au gascon n’est pas linéaire, car il faudra attendre jusqu’au XIXe siècle pour le retrouver dans les textes. Selon notre interprétation des données, les hypocoristiques tels que Johanicot et Urgassiot11 prouvent que le suffixe -ot s’était intégré dans la langue déjà au Moyen Âge, et le fait que les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles ne s’en soient pas servis pourrait s’expliquer en raison de la typologie textuelle qui prévaut dans le corpus —et donc du registre de langue utilisé—. En revanche, au XIXe siècle le suffixe -ot est assez habituel dans les farces charivariques, qui témoignent les registres de langue les plus bas de toute l’histoire du basque.

En tout cas, le nouveau morphème -ot se serait introduit dans la langue via les anthroponymes masculins (gascon Peiròt, Miquelòt → basque Johanicot, Urgassiot ; XVe s.) ; postérieurement il se serait étendu à d’autres bases dérivationnelles, peut-être en commençant par les noms des animés (haurrot ‘petit enfant’ ← haur), puis les noms des non-animés (bidot

‘petit chemin’ ← bide) et, enfin, les adjectifs aussi (labürrot labür bref’). En basque oriental le suffixe -ot a été utilisé dans des nouveaux suffixes composés comme -xkot : mintzajexkot ‘petite langue / petit dialecte’← mintzaje ‘langue’ (à la fois dérivé de mintza

‘parler’ + -aje) + xko [dim.] + -ot). Enfin, la productivité du suffixe -ot est cohérente avec son introduction précoce dans la langue ; cependant, il faut également tenir compte du fait que les morphèmes dérivationnels qui provoquent des changements catégoriels sont plus facilement empruntables que ceux qui maintiennent la catégorie de la base de dérivation (Pakendorf 2014 : 157; Robbeets 2014) —à cet égard, le bas-navarrais et le labourdin n’ont pas développé les suffixes -aje ou -lant, mais ils ont tous les deux emprunté le suffixe -ot—.

4.2.5. Le suffixe -sa

Finalement, dès le Moyen Age la langue basque témoigne de l’emploi d’un morphème dérivationnel exprimant le féminin, et qui a émergé à travers l’emprunt de paires lexicales aux langues voisines : printze/printzesa ‘prince/princesse’, duke/dukesa ‘duc/duchesse’, etc. Ces

11 Johanicot ‘Petit Jean’ est à son tour dérivé d’une forme portant le diminutif basque -ko ; Urgassiot ur ‘eau’

+ gazi ‘salé(e)’.

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paires anciennes d’origine romane sont communes à tous les dialectes basques. Les locuteurs auraient plus tard ré-analysé ce suffixe roman -essa comme -sa, et s’en servirent pour la dérivation de nouvelles paires lexicales, en particulier dans le domaine des métiers ou pour signaler le statut social (Lafon 1947 : 263). Donc, à partir d’une période difficile à dater

―peut-être à la fin du Moyen Âge― le nouveau suffixe -sa commence à être ajouté à des radicaux basques : jainkosa ‘déesse’ (1571), abokatüsa ‘avocate’ (1666), bürüzagisa ‘chef (fém.)’ (1672), arartekosa ‘intercesseur (fém)’ (1696) ou alhargüntsa ‘veuve’ (1793). Encore plus remarquable en souletin, certains noms dérivés par le suffixe -sa ont donné des formes pléonastiques, ou ont même remplacé des anciennes formes féminines ; c’est le cas des formes giharrebasa & amagiharrebasa ‘belle-mère’, dérivées respectivement de giharreba

‘beau-père’ & amagiharreba ‘belle-mère’. Bref, la productivité du suffixe -sa a augmenté au cours des siècles passés, particulièrement en souletin, au point de développer le germe d’une distinction de genre de type dérivationnel.12

De nos jours, la planification de l’euskara a exclu l’utilisation du suffixe -sa, en le limitant à quelques formes généralisées dans tous les dialectes. D’après nous, la raison en est double : d’une part, certains puristes considèrent ce suffixe comme un élément étranger à la langue, pour avoir introduit une distinction de genre inutile en basque ; d’autre part, du point de vue des féministes, la prolifération de nouvelles paires lexicales masculin/féminin en basque est indésirable, car elle demande à faire face à de nouvelles difficultés concernant l’usage « non sexiste » de la langue. Cependant, nous avons montré que le suffixe -sa est bien enraciné dans la tradition basque orientale. Peut-être dans une continuité naturelle des choses, les locuteurs souletins actuels perçoivent les noms féminins en -sa comme des formes souletines « pures », et continuent donc à dériver des nouvelles formes via ce morphème ; voici quelques exemples : idazlesa ‘écrivaine’ (1985), idazkarisa ‘secrétaire (fém.)’ (1995), depütatüsa

‘députée’ (1998), kantarisa ‘chanteuse’ (2001), lehendakarisa ‘présidente’ (2001), jokolarisa

‘joueuse’ (2002), züzendarisa ‘directrice’ (2002), irakaslesa ‘professeure’ (2003), dendarisa

‘épicière’ (2006) et züportersa ‘supportrice’ (s. d.).

12 Ce phénomène a son parallèle dans le basque occidental d’aujourd’hui, où l’emprunt des paires lexicales au castillan tels que guapo/guapa ou novio/novia est à l’origine d’une distinction de genre de type inflectionnel, encore embryonnaire.

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En somme, les morphèmes empruntés arra-, -aje, -dant/-lant, -ot & -sa sont l’une des manifestations de l’influx profond du gascon dans le basque oriental et, plus précisément, de l’influence béarnaise dans le basque souletin. Comparés à leurs voisins Labourdins et Bas-Navarrais, les Souletins auraient emprunté davantage au gascon béarnais ; cela expliquerait pourquoi certaines terminaisons aussi présentes en labourdin et bas-navarrais ne sont devenues de véritables morphèmes basques qu’en souletin.

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