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À l’heure de mener à bien son travail d’exploration des formules littéraires existantes et sa découverte des modèles à imiter – ou à dépasser –, Cervantès garde à l’esprit l’existence d’un impératif bien concret : la nécessité d’être lu. En effet, qui dit création, dit réception et, du point de vue de tout auteur, le travail d’écriture n’atteindra sa plénitude que lorsqu’il sera soumis aux

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jugements des lecteurs. Dès lors, l’acte de création va également se concevoir dans la relation qu’il entretient avec une étape seconde mais néanmoins indispensable : celle de la réception de l’œuvre. Cervantès ne fait bien sûr pas exception dans l’intérêt qu’il porte à ses lecteurs et il n’est pas le seul auteur à écouter et à suivre avec attention les goûts du public : preuve en est la remarque de José Manuel Blecua sur les deux versions de La Célestine proposées par Fernando de Rojas et modifiées, semble-t-il, précisément pour répondre aux attentes du lectorat. Voici les observations du critique :

« Que algunos piensen hoy, como en la época de Fernando de Rojas, que la primera versión es superior o inferior a la segunda, no invalida el profundo hecho de las correcciones posteriores y cuando la obra ya circulaba impresa. (En realidad éste es un ejemplo sumamente curioso de sociología literaria, porque Fernando de Rojas es, en efecto, un estudiante de Salamanca, que parte de un primer acto que circulaba de mano en mano. Lo interesante es que, por primera vez en la historia literaria, se ve la influencia que pueden ejercer los lectores en un autor, puesto que habían discutido hasta el título de la obra y encontraban demasiado breves las escenas amorosas, lo que no deja de ser muy actual, por decirlo así.) » 169

La relation unissant auteur et lecteur a souvent éte considérée comme un phénomène secondaire alors qu’elle joue un rôle essentiel pour saisir les raisons de certains choix auctoriaux. L’exemple cité par José Manuel Blecua met en lumière le dialogue fertile se nouant entre Fernando de Rojas et ses lecteurs. En ce qui concerne Cervantès, cette question de la réception aura aussi reçu toute l’attention qu’elle mérite : étant lui-même lecteur et se revendiquant comme tel, Cervantès sait à quel point un livre peut exister et perdurer par la lecture ; il sait aussi que le lecteur peut se faire critique et que l’auteur doit toujours tenter de satisfaire les goûts de son lectorat sans pour autant trahir sa propre quête créatrice, sous peine de tomber dans l’oubli ou de subir un mépris littéraire, synonyme d’échec pour tout créateur. Les prologues dont Cervantès pare ses œuvres révèlent d’emblée tout l’intérêt porté à cette figure du lecteur : au-delà de la simple captatio benevolentiae, l’auteur de La Galatée et du Persiles semble montrer le rôle joué par la réception au sein même du processus créatif. En effet, en 1585, il s’adresse aux « curiosos lectores » 170 et souligne la nécessité de « sufrir el juicio del vulgo » 171 en publiant l’ouvrage et en acceptant, de la sorte, de le soumettre à l’épreuve du jugement. Il avouera, d’ailleurs, un peu plus loin dans le prologue, que son travail s’adresse à un autre que lui, reconnaissant par là même qu’il envisage l’écriture

169 BLECUA, José Manuel, Sobre el rigor poético en España y otros ensayos, Barcelona, Ariel, 1977, p. 18-19.

170 CERVANTES, M., La Galatea, op.cit., p. 155.

essentiellement comme un acte de communication. N’affirme-t-il pas, en effet, que « pues para más que para mi gusto solo le compuso mi entendimiento » 172 ? La place de choix réservée au lecteur est une véritable constante au cours du parcours littéraire de Cervantès, l’auteur n’oubliant jamais qu’il dialogue avec cet autre. Ainsi, lorsqu’il rédige le prologue du Persiles, l’incise présente dans la première phrase (« lector amantísimo » 173) condense et rappelle cette préoccupation autoriale : le récepteur est toujours pris en considération par l’auteur qui admet et affirme le caractère indispensable de cet interlocuteur littéraire.

La relation qui se noue à partir de 1585 entre l’auteur et ses lecteurs nous a semblé constituer un élément essentiel pour analyser convenablement l’exploration littéraire menée à bien par Cervantès et c’est pourquoi nous chercherons, dans cette sous-partie, à en éclairer les termes ainsi que les enjeux. Cependant, au cours de notre tentative de définition de l’imaginaire des lecteurs, une nuance s’impose : en effet, les éléments qui suivent ne prétendent donner qu’une représentation – encore partielle – d’une tendance générale, car, comme le rappelle Gilbert Durand :

« à chaque phase historique l’imagination se trouve présente tout entière, dans une double et antagoniste motivation : pédagogie de l’imitation, de l’impérialisme des images et des archétypes tolérés par l’ambiance sociale, mais également fantaisies adverses de la révolte dues au refoulement de tel ou tel régime de l’image par le milieu et le moment historique. » 174

Ainsi, lorsque nous évoquerons l’imaginaire des lecteurs dans l’Espagne des Siècles d’Or, il nous faudra garder à l’esprit le fait qu’il ne s’agit bien que d’une tendance parmi les lecteurs, et non de l’imaginaire de l’ensemble des contemporains de Cervantès qui, rappelons-le, ont tous une pratique de lecture qui leur est propre et un imaginaire spécifique. Une fois ces précisions établies, la définition de l’imaginaire des lecteurs des XVIe

et XVIIe siècles nous permettra néanmoins de mettre en évidence le rapport particulier que Cervantès entretient avec son lectorat . En outre, cette étude des lecteurs et de leur imaginaire nous autorisera à présenter la figure de l’auteur sous un angle particulier, en l’insérant dans un réseau de relations qui participe, de façon indubitable, à l’élan créateur prenant son essor avec la rédaction de La Galatée.

172 Ibid., p. 158.

173 CERVANTES, M., Los trabajos de Persiles y Sigismunda, op.cit., p. 118.

174 DURAND, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 454.