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La première partie de notre travail nous aura fourni l’occasion de définir et de préciser la figure de Cervantès entre 1585 et 1617 : ainsi, c’est un portrait dynamique qui se dessine sous nos yeux puisque les notions d’itinéraire et d’exploration semblent bel et bien avoir orienté avec force la recherche cervantine au fil du temps. De La Galatée au Persiles, Cervantès a, en effet, parcouru, de façon extrêmement approfondie, le panorama littéraire de son époque. Dans un premier temps, notre étude s’est arrêtée sur La Galatée et le Persiles afin d’apporter des explications à deux interrogations : pourquoi commencer son travail narratif par une églogue ? Et, pourquoi faire du

Persiles le terme de son itinéraire poétique ? Nous avons ainsi pu mesurer la pertinence des choix

de Cervantès car, à chaque fois, le contexte littéraire s’est révélé particulièrement propice et ses œuvres sont, avant même leur publication, presque garanties d’être des succès éditoriaux.

Au fil de ces questionnements, Cervantès est, en outre, apparu comme un créateur attentif à la réalité littéraire de son temps : son itinéraire poétique se déploie, œuvre après œuvre, en fonction des changements que l’auteur perçoit dans ce contexte littéraire des XVIe

et XVIIe siècles. Dès lors, si Cervantès prend le « roman pastoral » pour point de départ de son exploration, c’est parce que d’autres œuvres relevant du même genre ont déjà été reçues favorablement et c’est aussi parce que Cervantès a assimilé les codes de son temps. Enfin, si le Persiles marque le point final du parcours créatif cervantin, c’est parce que l’auteur a perçu la grandeur de ce genre et qu’il en a détecté toutes les potentialités : le « roman d’aventures et d’épreuves » sera, assurément, un testament littéraire qui laissera l’image d’un auteur sérieux et peut-être d’un nouvel Héliodore. En effet, en se plaçant dans le sillage de L’Histoire Éthiopique, Cervantès sait qu’il garantit à son œuvre une réception stimulante, puisque le genre en définition de l’épopée en prose s’est définitivement imposé au premier plan du panorama littéraire de l’époque.

L’itinéraire de création qui nous mène de La Galatée au Persiles se distingue donc par la pertinence de chaque étape accomplie par l’auteur : lorsqu’il s’arrête sur un genre particulier, Cervantès le fait en connaissance de cause, parce qu’il a préalablement observé la scène littéraire de son temps. En ce sens, il nous a semblé pertinent d’insister sur les relations qu’entretient l’auteur avec les autres acteurs de la création des XVIe

et XVIIe siècles : les modèles, les lecteurs et les théoriciens. Ainsi, à une époque où l’imitatio est un impératif et un gage de qualité, il s’avérait essentiel de caractériser l’attitude adoptée par Cervantès face à ses modèles. Or, ce qui ressort clairement de notre analyse c’est le refus de s’enfermer dans un rapport univoque à un modèle. L’auteur de La Galatée a conscience de la relation complexe qui unit création, réception et théorie littéraire et c’est pourquoi il ne s’est jamais risqué à rédiger son propre art poétique, comme l’a fait, par exemple, Lope de Vega : il a pu observer que le champ théorique était, lui aussi, soumis à variations et que définir une fois pour toutes un parti pris poétique risquerait d’enfermer sa création dans un cadre trop rigide. Tant sa réflexion métanarrative que sa production littéraire sont traversées par des influences diverses et acceptent de suivre un principe dynamique :

ouvertes aux idées nouvelles qui surgissent dans les arts poétiques rédigés depuis la fin du XVIe siècle, elles portent aveu de la conscience de l’auteur d’évoluer dans un univers littéraire en proie à de nombreux bouleversements. S’il refuse de rédiger un texte métapoétique qui reviendrait à définir préalablement son parcours créatif, Cervantès sait aussi qu’il prend place dans un circuit de création où chacun a son rôle à jouer. Dès lors, loin de fuir ou de négliger les réflexions théoriques de son temps, il s’y confronte et ne renâcle pas à les lire et à les faire siennes. La notion d’exploration nous semble, donc, tout à fait pertinente pour rendre compte de cette attitude, active et réactive, de Cervantès : cet auteur souhaite se mesurer à tous les genres et veut dans le même temps interroger la validité des réflexions théoriques naissantes.

En ce qui concerne la relation de Cervantès avec les lecteurs, notre étude s’est efforcée de mettre en exergue le dialogue s’instaurant entre ces deux figures – auteur et récepteur –. Les œuvres cervantines répondent, volontiers, aux attentes d’un lectorat grandissant et l’imaginaire des lecteurs représente, en quelque sorte, l’étoile polaire qui oriente l’auteur de La Galatée et du

Persiles dans son cheminement littéraire. En effet, Cervantès s’est toujours montré soucieux de

déterminer ce qui plaisait à ses lecteurs et de découvrir, puis d’analyser les œuvres plébiscitées afin d’élaborer sa propre version du genre alors admiré. Les penchants des lecteurs des XVIe

et XVIIe siècles pour des ouvrages où le merveilleux et l’idéalisation dominent ont aussi conduit Cervantès à poursuivre sa recherche dans des formes où ces ingrédients étaient mis en valeur : c’est sur cette continuité perceptible entre La Galatée et le Persiles que reviendra d’ailleurs, plus en détails, notre analyse au cours des deuxième et troisième parties. En dépit des difficultés rencontrées par les critiques à l’heure de cerner la réception et malgré le caractère encore fragmentaire de notre connaissance des lecteurs contemporains de Cervantès, il reste évident que ce dernier a toujours pris soin de mettre au premier plan cette figure. C’est d’ailleurs pour cette raison que le créateur n’a jamais renoncé à mener cette exploration de l’univers et de l’imaginaire des lecteurs : le dialogue n’est jamais rompu et le lecteur est considéré comme un interlocuteur de choix que Cervantès respecte toujours, même s’il semble parfois se jouer de lui. Le lecteur est celui qui réactualisera la création et sa participation est essentielle : aussi, l’enjeu, pour Cervantès, sera-t-il de proposer des œuvres capables de lui plaire, de le ravir de son hic et nunc pour lui faire découvrir l’essence de la fiction.

Torquato Tasso refusait un asservissement total aux goûts du public et engageait tout auteur digne de ce nom à définir ses propres objectifs de création. Il critiquait, en outre, certaines positions jugées peu audacieuses : « ces gens-là assimilent les leçons de l’art poétique et de la rhétorique aux bornes et repères qui servent de limites aux navigateurs timorés » 233. Or, au terme de notre première partie, il apparaît que Cervantès ne s’enferme jamais dans l’application aveugle des considérations poétiques de celui qu’il considère néanmoins comme un modèle : suivant en cela les incitations de l’auteur des Discorsi, le créateur espagnol a refusé d’être ce navigateur trop timoré décrit dans le Discours du poème héroïque. Sans refuser les héritages et sans dénigrer les autorités, Cervantès cherche aussi à poursuivre sa propre voie et à progresser dans son itinéraire poétique.

Cervantès, explorateur de formules littéraires : l’auteur apparaît ainsi comme un créateur gravitant dans un univers littéraire qui se complexifie, de façon notable, aux XVIe et XVIIe siècles et qui connaît des bouleversements importants. De nouvelles figures incontournables émergent, de nouvelles théories se définissent et les évolutions constantes des goûts des lecteurs, mais aussi des théories incitent Cervantès à renoncer à se consacrer à un genre unique. La deuxième partie de notre étude tentera, d’ailleurs, de démontrer que La Galatée et le Persiles ne rendent pas seulement compte d’une exploration générique menée par un créateur ambitieux et désireux d’embrasser tout le champ littéraire dont il disposait : il s’agit aussi de deux explorations dans l’imaginaire dont l’analyse permettra de marquer le principe évolutif qui est l’essence même de la fiction telle que la conçoit Cervantès. Si ce dernier est à l’écoute de son lectorat et des courants théoriques qui lui sont contemporains, il ne renonce pas pour autant à sa propre quête : Cervantès suit son lectorat, mais il le crée aussi. De la même façon, il s’abreuve des lectures théoriques existantes aux Siècles d’Or, mais il les nuance et les questionne. La Galatée et le Persiles, deux incarnations de l’imaginaire fertile d’un créateur, sont aussi les lieux où se définit une conception personnelle de la fiction.