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La Galatée, « roman pastoral » et première œuvre narrative publiée par Cervantès, est

présentée au public en 1585 : il s’agit d’un genre bien connu des lecteurs accueillant favorablement ces œuvres dans lesquelles les bergers sont les personnages principaux et dont le thème amoureux semble toujours capable de combler leurs esprits. Genre aux caractéristiques complexes et aux niveaux de lectures multiples, le « roman pastoral » fournit aux lecteurs un univers tout à fait imaginaire : en effet, les bergers de ces créations ne ressemblent guère à ceux qui peuplent les campagnes espagnoles de l’époque, et la nature se présente, avant tout, comme un cadre idyllique où les personnages viennent chanter leurs amours... En 1617, le Persiles est, quant à lui, publié de façon posthume et connaît bien vite un véritable succès littéraire : reprenant le canevas du « roman d’aventures et d’épreuves » et s’inspirant du modèle d’Héliodore, L’Histoire

Éthiopique qui suscite l’admiration des contemporains de Cervantès, le créateur semble renouer

avec le récit d’histoires extraordinaires destiné à provoquer tantôt l’étonnement, tantôt la crainte et l’ébahissement.

Ces remarques préliminaires suggèrent d’emblée que les choix cervantins ne sont jamais menés au hasard, mais que chaque œuvre est à lire et à analyser comme une réponse réfléchie d’un auteur en quête de reconnaissance littéraire. Ainsi, avant d’entreprendre la rédaction de La

Galatée, Cervantès semble avoir étudié scrupuleusement le contexte littéraire dans lequel il évolue

et l’intérêt porté, dans un premier temps, au genre pastoral apparaît comme tout à fait légitime : l’auteur aurait, en effet, suivi le parcours littéraire que l’on pourrait qualifier de « traditionnel » en se tournant, en premier lieu, vers le « roman pastoral ». Il s’est révélé fin observateur en choisissant de retravailler un genre déjà largement diffusé. En effet, les succès éditoriaux d’ouvrages pastoraux nous inclinent à penser qu’une nouvelle œuvre investissant ce genre et présentant des qualités jouira de la même réception, tout à fait favorable. De surcroît, la généalogie du genre constitue aussi un garant pour le créateur qui fait son entrée dans le monde des lettres et son étude permet, en outre, de définir les enjeux qui se cachent derrière la rédaction de La Galatée : toutes les œuvres de l’Antiquité ou les autres ouvrages antérieurs se poseront également en étalon face auquel sera mesurée la nouvelle création, fruit d’un travail intertextuel essentiel et cher à Cervantès. Dans cette perspective, nous ne pourrons pas passer sous silence

deux auteurs, Jorge de Montemayor et Garcilaso qui semblent inspirer profondément l’auteur de

La Galatée et dont les œuvres ont incontestablement marqué la formation et la définition du genre

pastoral.

Au terme de son parcours poétique, la décision de se tourner vers le roman d’aventures et d’épreuves en offrant en guise de testament littéraire le Persiles révèle la façon dont Cervantès choisit de mettre un point final à l’itinéraire créatif et à l’exploration littéraire qu’il a menés durant plus de trente années. Cette œuvre porte, semble-t-il, le sceau de la précipitation avec laquelle son créateur l’a achevée et elle occupe, à l’évidence, une place à part : nous sommes en présence de l’adieu littéraire d’un auteur, qui a toujours souhaité plaire à ses contemporains, tout en créant des œuvres complexes et pertinentes du point de vue de sa recherche littéraire. Aussi conviendra-t-il de comprendre les raisons de ce dernier choix littéraire : pourquoi s’être tourné vers le « roman d’aventures », au terme de son parcours dans l’univers de la narration ? D’autant que, après El

Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, les critiques ont souvent analysé la dernière œuvre

cervantine comme un recul et une régression sur le plan des expérimentations littéraires et de l’inventivité. Parfois perçue comme une production condamnée pour l’idéalisme et l’univers peu réaliste qu’elle propose aux lecteurs, la dernière création de Cervantès devra aussi être replacée dans ce contexte si particulier de l’Espagne à l’aube du XVIIe siècle. Afin de trouver des explications satisfaisantes à ce dernier choix cervantin, nous adopterons la même démarche que celle que nous suivrons pour saisir et mesurer les enjeux de la rédaction de La Galatée : nous nous intéresserons à la cohérence interne de l’exploration créatrice menée par l’auteur, mais aussi aux facteurs externes qui ont pu influencer ou légitimer Cervantès dans sa dernière entreprise littéraire. Il nous faudra également comprendre comment évolue l’imaginaire des lecteurs contemporains de Cervantès, mais aussi celui de l’auteur lui-même pour définir si ces deux imaginaires sont travaillés par les mêmes figures et les mêmes modèles et si Cervantès a tenté de satisfaire, comme il l’a fait avec La Galatée, ses lecteurs. Étant donné que, dès la fin du XVIe

siècle, divers événements littéraires viennent modifier, de façon indéniable, les goûts des lecteurs ainsi que les projets des auteurs, il nous faudra revenir sur le retentissement qu’a connu la redécouverte du roman d’Héliodore et sur l’existence d’un mouvement théorique orienté par la relecture de la

Poétique d’Aristote. Ces deux phénomènes vont bouleverser le monde des lettres, en offrant un

théorique sur la création littéraire : l’ouvrage héliodorien s’impose bien vite comme le modèle par excellence, tandis que les préceptes théoriques aristotéliciens deviennent des grilles de lecture qui orienteront, chaque fois plus, les attentes du lectorat et les créations littéraires.

- La Galatée : premiers pas cervantins dans l’univers de la narration

Le choix de l’églogue, en guise de première œuvre narrative longue, est parfaitement légitime pour un auteur désireux de se faire connaître : un tel genre est, en effet, capable de répondre au goût d’un large public, comme le démontrent les succès éditoriaux de certaines créations pastorales et c’est d’ailleurs bien souvent par l’exploration de l’univers bucolique que les auteurs entament leur carrière dans l’univers de la narration. Passage presque obligé si l’on désire respecter le cursus honorum littéraire et si l’on prétend, par la suite, se tourner vers d’autres genres, plus sérieux et plus nobles, la rédaction d’une églogue va être un moment décisif dans le parcours de tout auteur : à la fois laboratoire dans lequel commence à s’élaborer une écriture et discours inaugural adressé aux théoriciens et au public, la première œuvre doit se parer d’une certaine modestie et c’est aussi pourquoi le genre pastoral est si souvent retenu. Enfin, malgré cette image de genre secondaire – dont il a du mal à se défaire –, ce que nous nommons de façon impropre « roman pastoral » – un terme jamais employé par Cervantès – peut aussi s’enorgueillir de la filiation dans laquelle il s’insère et qui semble lui assurer une respectabilité aux yeux de tous. Les règles plus ou moins explicites régissant le petit monde des lettrés de l’Espagne des Siècles d’Or et le contexte littéraire – le public n’étant pas insensible à la poésie bucolique et ayant déjà accueilli avec enthousiasme, en diverses occasions, des figures liées à l’univers pastoral – dans lequel voit le jour La Galatée a sans aucun doute conforté Cervantès dans ce premier choix littéraire. Tous les éléments convergent, en effet, pour qu’un auteur fasse ses premiers pas sur la scène littéraire avec la publication d’un ouvrage dans lequel les lecteurs découvriront un décor bucolique et des bergers aux qualités poétiques notoires : aussi, ce qui pouvait sembler, de prime abord, déroutant pour le lecteur du XXIe siècle – cette décision de se faire connaître des lecteurs par la rédaction d’une églogue – trouve-t-il tout un réseau de justifications dans le contexte de création.

laisse déjà entrevoir la cohérence du parcours que Cervantès décide d’emprunter. En effet, La

Galatée est une œuvre narrative longue, mais une telle définition masque, hélas, la particularité du

genre pastoral : ce dernier est, avant tout, un genre mixte permettant l’alliance du vers et de la prose au sein d’une même création. Or, le prosimètre est, sans conteste, un choix habile car, comme le rappelle Joaquín Casalduero, « Cervantes había salido a las tablas con éxito y también era conocida su poesía, cuando en 1585 publica la novela pastoril » 26. L’auteur de La Galatée ne vient donc pas à la prose de façon abrupte et désordonnée : au contraire, cette approche est progressive et il prend soin de l’adosser à l’expérience poétique qu’il a précédemment acquise. De fait, la qualité des vers cervantins, qui ont déjà joui d’une reconnaissance quelques années auparavant, semble garantir, dans une grande mesure, la qualité – et la réception favorable – de son ouvrage pastoral. Ses créations versifiées lui servent ainsi de point de départ pour aborder la rédaction d’une œuvre dans laquelle vers et prose coexisteront et dialogueront : dans un souci de progression, Cervantès inaugure donc son parcours narratif avec La Galatée car le vers y occupe encore un espace important. Se fondant sur son expérience première de poète – rappelons, en effet, que jusqu’en 1585, le nom de Cervantès était uniquement associé, dans l’esprit des lecteurs et dans le monde des lettres, à des productions lyriques et dramatiques [cf. annexe 1] –, il décide d’entamer la découverte d’un univers qui lui est encore inconnu et qu’il va devoir explorer et s’approprier, celui de la narration, en s’appuyant sur la renommée qu’il a déjà acquise. Son maître, Juan López de Hoyos, lui a marqué sa confiance dès 1568, en le chargeant d’écrire des poèmes laudatifs et l’on sait aussi que son nom se retrouve dans des sonnets (à l’Infante Catalina Micaela ou à Bartolomeo Ruffino di Chiambery) et dans des octavas. La pratique de la création lyrique à vocation laudative est d’ailleurs rappelée dans La Galatée et le passage dans lequel Silerio évoque son passé de faiseur de vers (il élaborait des œuvres destinées à faire l’éloge du prince ou à louer la beauté d’une femme 27) pourrait bien être un clin d’œil d’un auteur se souvenant de ses débuts littéraires : la nécessité de plaire, de se faire connaître et d’être apprécié implique le passage par un certain type de productions lyriques et c’est pourquoi les poèmes laudatifs sont les premières œuvres publiées par l’auteur de La Galatée.

Au regard de ces différentes étapes du parcours cervantin, le choix d’aborder le genre

26

CASALDUERO, Joaquín, La Galatea in Suma cervantina, editada por J.B AVALLE-ARCE y E.C. RILEY, London, Tamesis Books Limited, 1973, p. 32.

narratif avec un « roman pastoral » s’insère, de façon logique et cohérente, dans l’itinéraire poétique – au sens de création – de Cervantès : tirant les conclusions des expériences lyriques et dramatiques précedemment menées par son créateur, La Galatée est déjà une œuvre qui marque un changement de cap dans la trajectoire de l’auteur. Fort de son savoir-faire en tant que compositeur de sonnets et d’octavas et ayant découvert les plaisirs et les défis inhérents à l’élaboration d’œuvres de plus grande ampleur (lors de la rédaction de ses créations dramatiques), Cervantès décide, à présent, de se mesurer à la complexité de la narration et de pénétrer dans le labyrinthe de la fiction et de la prose. La décision de se tourner vers le genre pastoral laisse donc déjà transparaître les capacités d’analyse et d’auto-analyse de l’auteur de La Galatée qui fait ses armes avec un ouvrage où le vers a légitimement droit de cité. Sans renier ses créations antérieures, Cervantès tente au contraire d’en faire un atout et une force puisque l’expérience poétique précédente assure la qualité des passages versifiés insérés dans l’œuvre. En outre, l’on pourrait aussi lire ce choix de publier des compositions poétiques au sein d’une structure narrative comme une stratégie destinée à favoriser la publication et la diffusion de ces créations étant donné que, comme le souligne José Manuel Trabado Cabado : « La novela pastoril se convierte así en una nueva manera de antologar versos que, frente a lo que era más común, tiene de ordinario la recompensa de la publicación. La lírica encontró refugio en un género híbrido » 28.

Le premier défi que se lance Cervantès au moment de rédiger La Galatée consistera donc à unir de façon harmonieuse vers et prose et à élargir, dans le même temps, son champ de création. Le parcours créatif de Cervantès révèle très vite la cohérence interne et le principe d’évolution qui l’anime : si La Galatée est la première œuvre narrative publiée par l’auteur, son caractère hybride – le prosimètre – est aussi une façon habile de synthétiser les étapes précédentes de son itinéraire et de leur conférer un rôle de garants. En outre, il convient à présent de démontrer que la cohérence dont nous parlons n’est pas seulement interne : Cervantès respecte, en effet, le cursus

honorum que doivent suivre tous les créateurs et, en se pliant aux attentes des lecteurs et des

théoriciens d’une époque, dans laquelle il est de bon ton de se faire connaître par un « roman pastoral », il fait montre de sa capacité à faire des choix opportuns. La création pastorale est sans doute la suite logique et cohérente de la pratique lyrique, mais c’est aussi un genre

28

TRABADO CABADO, José Manuel, Poética y pragmática del discurso lírico. El cancionero

particulièrement prisé à la fin du XVIe siècle. Le contexte de création, cette donnée qu’il nous faut reconstruire, s’avère aussi un élément explicatif pour percer et saisir les enjeux de la décision de Cervantès de fournir sa version de l’églogue.