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Si l’on prétend étudier deux œuvres particulières, celles d’un auteur dont la postérité est redevable à une tierce création – les noms de Don Quichotte et de Cervantès étant, en effet, immédiatement associés dans l’esprit des lecteurs –, il convient avant tout de comprendre et d’expliquer les raisons de chacun des choix littéraires que le créateur a opérés au cours de sa carrière. Certes, nos regards se tourneront plus particulièrement vers les deux créations qui constituent le commencement et le point final du parcours créatif cervantin : La Galatée et le

Persiles. Néanmoins, afin de cerner leurs spécificités, il nous faut aussi les définir dans les

relations qu’elles tissent avec les autres œuvres-jalons qui tracent peu à peu l’itinéraire cervantin et il s’avèrera finalement indispensable de les replacer dans leur contexte. Ce contexte sera donc double, puisque ces deux œuvres doivent être lues au regard de l’ensemble de la production cervantine et qu’elles prennent aussi place dans un contexte bien particulier, dans lequel des tendances littéraires se dessinent et changent au gré des découvertes littéraires, mais aussi de l’apparition de nouvelles théories.

Dans le cas cervantin, la variété qui régit l’ensemble de sa production peut désorienter, de prime abord, le lecteur : le créateur s’intéresse, en effet, au théâtre, mais aussi à la narration dont il explore les deux variantes – brève, avec les nouvelles, et longue, avec les créations narratives de plus grande ampleur – sans jamais se détourner, par ailleurs, de la production lyrique. Cervantès semble ainsi désireux de s’illustrer dans tous les domaines littéraires et de se confronter à tous les genres. Fervent amateur de poésie, il gardera toujours le goût de composer des vers : il publiera son premier sonnet en 1567 et le Viaje del Parnaso, l’œuvre en vers la plus connue de l’auteur, paraîtra, quant à elle, en 1614. Créateur dramatique, qui se montrera critique par rapport à la formule de la comedia nueva élaborée et défendue par Lope de Vega, il soumettra ses œuvres au jugement du public dès 1581 et en publiera d’autres en 1615. Malgré cet enthousiasme créateur et cette propension à expérimenter tous les genres dont il dispose, c’est néanmoins à travers la narration que Cervantès s’impose véritablement et c’est avec ses créations en prose qu’il acquerra sa renommée : il s’illustre, en effet, tant dans le genre narratif bref, avec la publication des

Novelas Ejemplares en 1613, que dans le genre narratif long avec quatre œuvres éditées (La Galatée (1585), El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha (1605), La segunda parte del Ingenioso Caballlero Don Quijote de la Mancha (1615) et le Persiles (1617)). Aussi, si sa

d’une poésie de circonstance et que c’est donc La Galatée qui marque de façon significative l’entrée de Cervantès sur la scène littéraire de son temps [cf. annexe 1]. C’est à la lumière de cette production caractérisée par la variété qu’émerge la figure d’un créateur qui se pose, avant tout, comme un explorateur : Cervantès passe, en effet, d’un genre à l’autre, il médite sur les possibilités offertes par chacun, traçant ainsi, peu à peu, son parcours littéraire – celui d’un auteur fécond et inventif, mais aussi d’un fin observateur de la production littéraire de son temps –. Dans cette perspective, chaque œuvre s’insère dans une réflexion poétique toujours en cours d’élaboration et devient, dans le même temps, un lieu privilégié pour mener à bien tout un travail de méditations et d’expérimentations littéraires.

Imitation de modèle(s) et innovation : ces parti pris forment, à l’évidence, deux pôles entre lesquels va venir se positionner la recherche cervantine. Cette dernière peut également être délimitée et définie par d’autres problématiques et d’autres systèmes d’opposition. Ainsi, les différences génériques, que chaque exploration menée par l’auteur va mettre à jour, trouvent aussi leur place dans cet itinéraire créatif, dont la motivation profonde est parfois difficile à saisir et à définir car la quête de Cervantès ne se contente pas d’interroger un genre particulier mais elle ne relève pas, non plus, de la simple accumulation d’expériences littéraires. Chaque œuvre joue un rôle décisif dans la démarche de l’auteur puisqu’elle vient modifier le trajet initialement prévu et lui fait subir des inflexions. Mais, en définitive, que cherche Cervantès ? En quoi consiste cette quête ? Il est difficile de répondre d’emblée à cette question, étant donné que les lecteurs et les critiques sont, avant tout, en présence de la recherche même d’un auteur et que ce dernier ne leur fournit que rarement accès à ses aspirations et à ses objectifs. L’auteur de La Galatée et du

Persiles n’est jamais très loquace quant à sa praxis et ses conceptions littéraires tant il est vrai que

les silences métapoétiques de Cervantès complexifient la tâche de quiconque souhaiterait définir l’image que l’auteur peut se faire de sa propre activité et de sa création. Pourtant, dans cette incertitude, ce qui pourrait constituer un premier élément de réponse relève précisément de l’analyse de cette démarche adoptée par Cervantès : chaque étape – et donc chaque œuvre – témoigne, à l’évidence, d’un état de la réflexion de l’auteur à un moment donné. Puisque Cervantès n’a pas jugé nécessaire d’expliciter ses conceptions ni de justifier ses choix, c’est donc au sein de la production qu’il nous faudra chercher des indices et nous tenterons de mettre en

évidence les enjeux des choix cervantins en rappelant le contexte particulier des deux créations que nous étudions.

Cette première partie de notre travail prétend, ainsi, cerner la pertinence des choix littéraires de Cervantès lors de la rédaction de La Galatée et du Persiles. Les questions qui orienteront notre recherche sont multiples et complexes : pourquoi avoir privilégié le « roman pastoral » dans un premier temps ? Pourquoi se hâter, afin d’offrir aux lecteurs sa propre version du « roman d’aventures et d’épreuves », avant de rendre son dernier souffle ? L’une des clés pour saisir les évolutions intervenant dans l’exploration cervantine des genres narratifs consiste à relier le travail du créateur à son contexte, un contexte qui se compose d’éléments disparates et aussi divers que le goût du public, les règles théoriques contemporaines, les découvertes littéraires de l’époque, ou encore la richesse des modèles dont pouvait disposer l’auteur. Or, ce qui complexifie cette approche, c’est le caractère également évolutif de ces éléments contextuels : il est, d’ailleurs, souvent bien peu aisé d’élaborer une chronologie précise et définitive des changements qui viendront bouleverser ou remettre en cause des hiérarchies établies et de préciser l’importance de chacun de ces éléments. Derrière cette tentative de définition, c’est la figure d’un créateur attentif à ces changements et à ce contexte sans cesse en mouvement qui transparaît : Cervantès est à l’écoute des évolutions et des adaptations continues dont il est témoin au fil du temps ; son écriture et ses choix créatifs en portent la marque. Tous ces éléments induisent, en outre, la prise en considération de la part d’un auteur, de ce que recouvre aussi le concept d’imaginaire, dont nous avons parlé en introduction : quels sont les modèles qui peuplent et façonnent l’imaginaire de l’auteur ? Cet imaginaire peut-il s’exprimer, de façon satisfaisante, dans l’un des genres littéraires dont dispose Cervantès, à l’époque ? Des éléments extérieurs ne peuvent-ils pas aussi venir influer sur cet imaginaire de l’auteur ? Enfin, l’auteur ne doit-il pas, avant tout, prendre la mesure des imaginaires de ses lecteurs, afin de proposer des œuvres qui seront lues et appréciées ? Comme l’on peut aisément le percevoir, le terme « imaginaire » nous servira déjà de fil directeur au cours de cette première partie, qui visera à expliquer quelles sont les motivations de Cervantès à l’heure de rédiger La Galatée, puis au moment d’offrir à ses lecteurs le Persiles. Dans un deuxième temps, nous tenterons de montrer comment ces choix s’insèrent pleinement dans le circuit de la création littéraire qui ne se limite pas à l’expression de l’imaginaire d’un auteur pétri de lectures : de nouveaux acteurs et d’autres imaginaires émergent et paraissent être autant de points de repère

que le créateur ne perd jamais de vue. En effet, Cervantès, explorateur de formules littéraires, doit aussi veiller à prendre en considération le(s) imaginaire(s) de ses lecteurs. De ce fait, il devra composer avec des contraintes émanant, notamment, d’un nouvel élan théorique qui infléchira, d’une façon ou d’une autre, son propre travail et sa recherche, ses percées dans le champ littéraire des genres sollicités, envahis par l'élan créateur de l’écriture.