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CHAPITRE 3 Les modèles théoriques de l'appropriation

3. L'appropriation entre individuel et collectif

Les recherches de Veyrac (1990) sur l'appropriation d'un outil informatique par des agriculteurs placent autrui au cœur du processus. Ainsi l'appropriation est à la fois interne (relation sujet –objet) et externe (ce que fait le sujet pour faire connaître aux autres sa relation à l’objet) : « le sujet s’est approprié un instrument lorsque l’instrument intervient dans la relation à l’autre, comme permettant de manifester l’existence d’une certaine relation entre le sujet et son instrument. Le sujet va re-signifier l’objet en associant des buts personnels qui font intervenir sa relation à l’autre. L’objet est vu comme un moyen d’atteindre l’autre, en cela il est détourné et ce n’est pas pourquoi il a été créé par le concepteur. Quand il y a appropriation, la relation du sujet aux autres est médiatisée par la relation du sujet à l’objet. L’objet approprié interviendrait ainsi dans la relation à autrui » (Veyrac, 1990, p. 92).

Dans un champ plus large, celui de l'appropriation du travail, les études de Bernoux (1981) pivotaient déjà autour de cette interrogation sur le rôle d'autrui dans l'appropriation. Pouvant s’effectuer sur chacun des objets porteurs d’enjeux dans l’organisation (l’espace, le temps de travail, l’organisation des activités), l’appropriation présente une double finalité : l’une, individuelle, de création et d’élargissement d’une zone d’autonomie et d’indépendance – une identité individuelle….L’autre, collective, de reconnaissance du groupe. Pour ce qui est de la racine individuelle, l’individu s’approprie son environnement pour définir une identité ; il se crée ainsi une marge personnelle d’autonomie pour devenir, au-delà de simple producteur, un acteur à part entière de l'organisation.

Concernant la racine collective, Bernoux avance l’idée que suite à la menace de domination ou face à une domination réelle de l’organisation, « les individus acceptent de perdre une part de leurs libertés pour se soumettre aux décisions de groupe qui, en échange, protègent leur domaine approprié" (Bernoux, 1981, p. 219). La dimension groupale du processus est donc ici particulièrement souligné : l’appropriation « n’est pas la manifestation d’un besoin individuel, elle est la seule stratégie possible d’existence du groupe […] "Si les comportements d'appropriation, répondant à la domination, sont bien individuels, ils sont rendus possibles par le groupe, qui protège chaque individu et permet les comportements clandestins." (ibid., p. 12). C’est ainsi que, par exemple, « les ouvriers spécialisés vont parler un langage commun, se doter de codes de reconnaissance particuliers, poser les frontières au-delà desquelles se trouve le territoire des chefs, des « ils », les dominateurs et les étrangers » (ibid., p. 12). La

démarche d’appropriation mobilise ainsi des dynamiques proprement collectives – ayant pour siège des groupes constitués comme tels.

C'est dans le sens d'une appropriation collective du métier que l'on peut lire les travaux de Clot et de son équipe sur le "genre professionnel" (Clot, 1999, 2008 ; Clot et Faïta, 2000). Le genre professionnel est finalement le fruit d'un travail collectif sur le travail - à travers des controverses de métier - qui soutient la transformation, voire la re-création permanente de celui-ci, qui permet de le "garder vivant". La conceptualisation conjointe du "genre professionnel" - construction collective transmise et transformée - et du "style" personnel du travailleur - marque singulière et interprétation personnelle du genre - rend compte dans le modèle de la clinique de l'activité, bien que cela ne soit pas formulé en ces termes, de cette articulation entre appropriation individuelle et appropriation collective dont nous ferons un axe important de notre investigation.

Ces différents travaux sur l'appropriation confirment ainsi qu'au-delà d'un simple apprentissage, l'appropriation témoigne du pouvoir d'agir des sujets, capables de créer, modeler, configurer, confronter l’objet approprié aux objets et représentations déjà là, en eux. Elle est l'action d’un sujet plongé dans des temporalités diverses, pétri de souvenirs, de représentations, de projections. Un sujet que l'on ne peut concevoir comme un être passif face aux objets, sujet qui subirait les contextes dans lesquels il s’insère, qui subirait le temps et "internaliserait" les stimuli reçus dans son environnement mais comme un sujet actif, en ce qu’il donne sens aux contextes dans lesquels il déploie ses activités, en ce qu’il "habite" le temps et l'espace d’une façon qui lui est propre, et en ce qu’il investit les informations, les redéfinit, les recrée jusqu'à les transformer en significations valables à ses yeux. Une telle approche transforme l’activité d'appropriation apparemment passive et soumise en activité inventive et créative » (Clot, 2008, p 91). Par ailleurs, elle s'intègre dans des stratégies identitaires et se déploie toujours dans l'interaction avec d'autres, au carrefour de dimensions individuelles et collectives.

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Au terme de cette revue de travaux sur l'appropriation, nous retiendrons les lignes de force qui s'en dégagent et qui soutiendront notre approche :

- l'appropriation relève de processus cognitifs d'apprentissage ; les sujets apprennent à utiliser l'objet (objet entendu ici au sens large du terme, et que nous extrapolerons à l'objet "soutien social") pour être capable d'en exploiter les possibilités.

- Mais l'appropriation est aussi une sélection parmi les possibilités offertes par l'objet., lesquelles n'ont pas la même valeur pour le sujet, lesquelles ne sont pas toutes signifiantes pour lui.

- En même temps, "l'appropriation peut englober le fait d'utiliser [l'objet] à des fins qui dépassent celles pour lesquelles il a été conçu à l'origine, ou pour servir de nouveaux buts" (Dourish, 2003, p. 467). L'appropriation intègre alors la dimension d'un détournement de l'objet et d'une transformation de celui-ci pour le rendre apte à servir des buts qui ne sont pas forcément ceux des concepteurs. A travers la sélection faite par les receveurs de certains éléments du soutien proposé, celui-ci peut être transformé de telle ou telle manière afin de mieux correspondre aux attentes et aux représentations que les sujets se font du soutien ; - le suffixe "ation" dans "appropriation" désigne l'action en train de s'accomplir, non pas un état final ou quelque chose d'accompli mais un processus (Laulan, 1984 ; Veschambres, 2008). En tant qu'activité développementale, l'appropriation se situe donc dans une temporalité habitée par le sujet et doit être étudiée en tant que telle.

- l'appropriation comporte par ailleurs une dimension collective - moins souvent étudiée (Parisse, 1997) - en cela que tout processus d'appropriation est aussi porteur de sens pour autrui et porteur d'enjeux au plan des identités collectives et des rapports sociaux.

Ces repères théoriques étayeront dans la suite de notre travail, notre définition des conduites d'appropriation du soutien social et notre argumentation de leur rôle dans la variabilité interindividuelle des effets d'un même soutien social formel. Le chapitre "Problématique et Hypothèses" qui suit présente cette argumentation, construite en nous situant du point de vue du modèle d'une socialisation plurielle en active.