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CHAPITRE 3 Les modèles théoriques de l'appropriation

2. Deux champs privélégiés de l'étude de l'appropriation en psychologie du travail : l'appropriation de

2.1. L'appropriation d'un outil : nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et

Face à la prolifération des outils de gestion (normes ISO, nouvelles règles comptables, Intranet, nouvelles techniques d'évaluation des compétences...) et la difficulté de nombreux professionnels à s'y former, une question s'est imposée : que deviennent ces objets, outils, règles, dispositifs de gestion dans les mains des acteurs qui les utilisent ?

Afin de rendre compte d'une part, du fait que toute nouveauté technique s'inscrit dans un milieu social, cognitif ou culturel qui la précède, dans des "manières de faire" déjà établies, d'autre part, du fait que les individus ne se comportent pas passivement face à ces nouveaux outils, Béguin (2007), chercheur en ergonomie, propose de se référer à la théorie instrumentale développée par Rabardel (1995). Selon la théorie de ce dernier, l'instrument est une unité mixte constituée d'un artefact et d'une composante liée à l'action, nommée "schèmes d'utilisation", "formée d'invariants organisateurs de l'activité du sujet" (Rabardel, 2005, p. 14). L'appropriation des outils est alors abordée sous l'angle d'une approche développementale de la construction des instruments, lesquels ne sont pas d'emblée offerts aux sujets mais se développent à travers un processus de "genèse instrumentale", doublement orienté ; d’une part, vers le sujet lui-même, par l’assimilation de nouveaux artefacts aux schèmes et par l’accommodation des schèmes aux nouveaux artefacts, (Rabardel parle d'instrumentation) ; d’autre part, vers l’artefact, à travers l’enrichissement des propriétés de l’artefact par le sujet

qui lui alloue le statut de moyen pour l’activité (Rabardel parle ici d'instrumentalisation). Les détournements d'usage peuvent être multiples pendant la "genèse instrumentale". L’utilisation d’un instrument à la place d’un autre ou pour un usage différent de celui pour lequel il a été conçu - autrement dit, la catachrèse - constitue "un indice du fait que les utilisateurs contribuent à la conception des usages des artefacts » (Rabardel, 1995, p. 100).

L'approche instrumentale décrite ici concerne aussi bien des artefacts matériels que des artefacts symboliques, telles les règles ou les procédures prescrites. Ainsi, Mayen et Vidal- Gomel (2005), dans une étude réalisée en ergonomie et portant sur le rapport aux règles de sécurité dans le domaine de la prévention des risques électriques considèrent-ils "que les règlements ou les règles de sécurité sont des artefacts prescriptifs" et soulignent-ils, "d'une part que les instruments qu'ils permettent de constituer ne sont pas donnés d'emblée et qu'il ne s'agit pas uniquement d'appliquer [...], d'autre part, [qu']un artefact prescriptif peut donner lieu à plusieurs instruments (Mayen et Vidal-Gomel, 2005, p. 115). Ainsi pour ces auteurs, l'application des procédures constitue une activité à part entière et "comporte toujours des choix" (ibid., p. 116). En 1999, Mayen et Savoyant avaient proposé quatre étapes de tout processus d'appropriation des règles :

 étape 1 : "respect de la règle par absence de doute" ;

 étape 2 : "remise en cause de la règle au profit de la référence à ses propres perceptions, à son propre raisonnement, à sa propre capacité d'initiative (et revendication d'une part de liberté individuelle) ;

étape 3 : " respect de la règle reconnue et réinventée, et certitude du bien-fondé de son action" ;

 étape 4 : "discussion de la règle après l'action, éventuellement pour la remettre en cause et participer à son évolution" (Mayen et Savoyant, 1999, p. 90).

Nous notons enfin que l'étude de l'appropriation des outils et des nouvelles technologies a également été abordée sous l'angle de l'appropriation des gestes que suppose leur utilisation par les opérateurs. A cet égard, Clot souligne que pour qu'un geste "soit effectivement approprié par moi - et il faut du temps et des échecs - il faut qu'il devienne approprié pour moi [...] un geste vraiment transmis, c'est à dire approprié, n'est plus tout à fait le même geste. Il est reconstruit, transformé, converti en "ressource interne à son propre développement" (Clot, 1999 in Cuvelier et Caroly, 2009, p. 60).

Dans ses travaux sur l'appropriation de l'outil de gestion, Mallet (2005, 2006) propose une définition de l'appropriation de l'outil qui synthétise en quelque sorte les propositions exposées précédemment. Pour cet auteur, l’appropriation d’un outil de gestion par un utilisateur renvoie, d’une part, au processus d’adaptation de l’utilisateur aux caractéristiques de l’outil et à la nouvelle norme qu’il véhicule, d'autre part au processus d’adaptation de l’outil par l’utilisateur pour son intégration dans un usage familier. Il s'agit ici de penser en même temps des individus qui utilisent et se représentent l’outil de gestion et des individus aux comportements régulés par les normes sociales de leurs collectifs d’appartenance. Dès lors, l'outil de gestion, loin d'être une technique purement rationnelle, se révèle une production humaine ; physiquement élaboré par des acteurs travaillant dans un contexte social donné, mais également construit socialement par des acteurs à travers les différentes significations qu’ils lui accordent (Orlikowski, 1992). Cette dialectique constitue le cœur de la définition de l'appropriation de l'outil de gestion proposé par Grimand (2006) : il s'agit d'un « processus de régulation conjointe articulant une régulation de contrôle (celle qui, explicitement ou implicitement, vise à normaliser les usages de l’outil, à standardiser les apprentissages) et une régulation autonome qui, le plus souvent, procède d’un contournement, détournement ou d’une réinvention de l’outil, afin de le rendre propre à un usage local, de servir un enjeu sociopolitique ou de se conformer à une logique identitaire » (Grimand, 2006, p. 26).

Ces travaux intègrent en fin de compte les recherches sur l'appropriation présentées plus haut. Si l'appropriation réside dans l'intériorisation de connaissances sur l'objet et de représentations sur les prescriptions d'usage, elle se lit aussi dans les transformations qu'apposent les sujets tout au long de leur interaction avec l'objet. Ces "bricolages" et "improvisations" servent des objectifs propres à chaque sujet et dépendent du contexte social et environnemental. Ces détournements amènent l'instrument à évoluer de façon récurrente et imprévisible au fil du temps. En résulte une incertitude quant à leur efficacité a priori. Quelles que soient les prescriptions dans lesquelles il est inscrit, "l’outil de gestion est potentiellement modifiable tout au long de son existence, ce qui relativise la proposition d’une phase de stabilisation quasi définitive des usages (telle que proposée par Guillevic) et redonne corps aux dimensions contextuelles et affectives présentes dans le phénomène d’appropriation" (Mallet, 2006, p. 4). L'appropriation est donc ici considérée comme un processus développemental appuyant une stratégie identitaire et se déployant dans le temps.

De Vaujany (2006) qui travaille aussi sur l'appropriation des outils de gestion, considère de même que l'appropriation est un processus "contingent, ouvert, complexe et continu" (De

Vaujany, 2006, p. 118), ne pouvant jamais être considéré comme définitivement achevé. En d'autres termes, l'outil peut ainsi faire l'objet de multiples réappropriations. De plus, l'outil de gestion est intégré dans un environnement socio-organisationnel, politique, culturel. Il fait constamment l'objet de transformations de la part du collectif de travail, de négociations avec la hiérarchie ou les concepteurs. L'auteur distingue trois phases dans le processus d'appropriation d'un outil par un collectif :

- la pré-appropriation ; le processus débute avant la phase d'utilisation de l'objet. Durant cette phase, le sujet élabore les premières interprétations de l'outil et construit des objectifs relatifs à l'objet, à ses effets et à son utilisation. Si l'outil fait l'objet d'une acceptation minimale, la seconde étape peut ensuite débuter ;

- l'appropriation originelle ; "de multiples processus sociopolitiques ou psycho-cognitifs sont activés dans l'organisation. Cela peut d'ailleurs se traduire par des tensions de toutes sortes. Cette étape s'achèvera avec l'entrée dans certaines routines d'utilisation" (ibid., p. 118) ; - les multiples réappropriations ; l'appropriation se poursuit bien après l'apparition de ces "routines d'utilisation". "Les bricolages et improvisations des acteurs amèneront l'instrument à évoluer de façon récurrente et imprévisible au fil de l'arrivée d'outils concurrents, de nouveaux acteurs, de changement dans l'environnement institutionnel ou concurrentiel...Le processus d'appropriation ne s'achève donc pas par la formation de routines définitives (ibid., p.118).

Les composantes cognitives (l'appropriation comme apprentissage) et développementales de l'appropriation (l'appropriation comme "re-création") sont particulièrement mises en exergue dans les recherches en sciences de gestion. S'il est également fait mention de son rôle dans les stratégies identitaires, cet aspect n'est pas aussi développé qu'il l'est dans les recherches sur l'appropriation de l'espace que nous allons à présent examiner.