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L’Approche Par Compétences, une idéologie ?

Dans le document 064 (Page 130-135)

C. L’OCDE et les réformes éducatives en Europe : l’école au service d’un projet politique, économique ?

1.1.3.2. L’Approche Par Compétences, une idéologie ?

La citation de Puren (2007) mise en exergue du présent chapitre montre à quel point le débat dans le champ didactique a été de tout temps traversé, imprégné si ce n’est bouleversé par l’orientation idéologique de chaque époque. L’approche par compétences, dans ce sens, n’a point dérogé à la règle, et loin de constituer une exception à cette dernière, elle n’en est que la stricte confirmation. De plus la célérité, la concomitance et le paradigme auquel cette approche est inféodée, la conjonction d’un certain nombre d’intérêts et l’implication d’un certain nombre de bailleurs de fonds ainsi que d’organismes et d’organisations internationales, qu’ils soient financiers, gouvernementaux, agences de développement, ou ONG, aiguise le débat et suscite des interrogations quant au sens et à l’essence même de ces réformes. Avant d’essayer une réponse à cette question complexe, nous allons, en nous appuyant sur les travaux de Puren, tenter, suivant une démarche diachronique, une approche des rapports entre les méthodologies et les approches pédagogiques qui ont dominé le domaine de la didactique des langues étrangères et les idéologies correspondantes à l’époque d’émergence de chacune de ces méthodologies, ceci afin de mieux situer le débat.

Pour Puren aucune configuration didactique, et ses constructions méthodologiques y afférentes, n’a pu se constituer sans référence au modèle idéologique social prédominant à son époque de constitution ; il parle d’ailleurs de « calque idéologique » (2007, p. 3) :

La conception des ruptures historiques et des passages entre configurations didactiques différentes se fonde à chaque époque sur le modèle idéologique contemporain du changement et du progrès social. […] Ce phénomène de « calque idéologique » est repérable dans toute

130 l’évolution des conceptions didactiques en enseignement-apprentissage des langues, où l’on peut repérer les effets de différentes idéologies sociales qui se sont succédé […].

Pour établir les différents rapports, dans une perspective historique, entre l’idéologie dominante de chaque époque et les différentes configurations didactiques qui ont traversé la didactique des langues, Puren s’appuie sur les travaux d’Edgar Morin qui distingue trois types de systèmes d’idées167 qui ont dominé jusqu’à présent le débat théorique et épistémologique

(1991, cité dans Puren, 2011, Dossier n°8, p. 5) :

a) les systèmes d’idées dont le champ de pertinence est limité à la connaissance seule (théories scientifiques) ; b) les systèmes d’idées qui lient étroitement faits et valeurs, et qui ont donc un aspect normatif (théories non scientifiques, doctrines, systèmes philosophiques, idéologies politiques) ; c) les systèmes d’idées à prétention explicative universelle (grandes doctrines, grands systèmes philosophiques, grandes idéologies).

Il analyse l’influence de ces trois systèmes d’idées sur la didactique des langues étrangères suivant les trois perspectives d’une didactique complexe qu’il a par ailleurs proposées dans ses travaux antérieures à savoir : la perspective didactologique168, la perspective méthodologique169 et la perspective didactique170. Il distingue ainsi cinq idéologies dominant le terrain didactique et méthodologique depuis plus d’un siècle, à savoir, dans l’ordre : « l’idéologie de la révolution politique » avec l’avènement de la MD (1905) en reaction à la méthodologie traditionnelle, « l’idéologie réformiste » consacrant la

167 (Morin, 1991, cité dans Puren, 2011, p. 3-4) (PUREN_Cours_site_perso_Dossier8.pdf) : Un système d’idées

est constitué par une constellation de concepts associés de façon solidaire, dont l’agencement est établi par des liens logiques (ou apparemment tels), en vertu d’axiomes, postulats et principes d’organisation sous-jacents ; un tel système produit dans son champ de compétence des énoncés ayant valeur de vérité et éventuellement des prédictions sur tous les faits et événements devant s’y manifester. Médiateurs entre les esprits humains et le monde, les systèmes d’idées prennent consistance et réalité objective à partir de leur organisation.

168(Puren, 2011, Dossier n°8, p. 5) : En ce qui concerne sa perspective didactologique, la conception de DLC en

tant que discipline a été influencée à une époque par un modèle d’idéologie de type a (lorsqu’elle s’est voulue « linguistique appliquée »). Elle me semble relever elle-même du type b, dans la mesure où elle se veut interventionniste au nom de certaines valeurs, et où la réflexion didactologique est très proche de la réflexion philosophique, qui se caractérise par son effort pour allier en permanence pensée critique et critique de la pensée. Mais elle est aussi en permanence, comme toutes les Sciences humaines, influencée par des idéologies de type c: bien que sa perspective didactologique intègre une réflexion ouverte en permanence, et une réflexion critique vis-à-vis des origines et des effets de l’idéologie dans les perspectives méthodologique et didactique, la DLC ne peut échapper, pour ce faire, aux idées de son temps […].

169 (Puren, 2011, Dossier n°8, p. 5) : En ce qui concerne la perspective méthodologique, les méthodologies

constituées (méthodologies traditionnelle, directe, active, audio-orale, audiovisuelle) peuvent être considérées historiquement comme des systèmes d’idées concernant les manières d’enseigner-apprendre, […] la cohérence de chacune repose sur un noyau dur méthodologique défini en fonction d’un paradigme composé de postulats et de principes portant sur la conception de ce qu’est parler une langue et apprendre à parler une langue.

170 (Puren, 2011, Dossier n°8, p. 6) : En ce qui concerne la perspective didactique, les didactiques constituées

(constructions historiques produites par cette perspective : « didactique du FLE », « didactique scolaire de l’espagnol langue étrangère en France », etc.) sont elles-mêmes des systèmes d’idées relatives à la conception des différents éléments du champ didactique et de leurs relations. […] on peut dire que l’on passe non seulement d’une méthodologie à une autre, mais aussi d’une configuration didactique à une autre. […]L’élément déterminant dans le passage d’une configuration didactique à une autre est le changement d’objectif social (langagier et culturel) de référence, et cet objectif social est bien entendu en relation directe avec l’idéologie de l’époque.

131 Méthodologie active (1925-1950), « l’idéologie technologique » avec l’avènement des SGAV, MAO (19501980) « l’idéologie communicationnelle » avec l’approche communica- tive, et l’approche fonctionnelle (1980-1990), « l’idéologie individualiste » en œuvre à partir des années 2000.

Avant d’aller plus loin dans la présente analyse, nous allons d’abord expliciter ce que l’on entend par le mot idéologie. Il faut préciser que ce n’est nullement à une analyse détaillée ni à une synthèse des différentes définitions du concept que nous allons nous livrer, ceci n’étant pas l’objectif de notre travail. Nous nous limiterons à une présentation de l’acception de cette notion qui correspond le mieux aux besoins de notre analyse.

Fourez, Englebert-Lecomte, Mathy définissent l’idéologie ou les idéologies (1997, p. 26) : « comme discours […] comme une représentation adéquate du monde », Puren, parle lui d’un « système d’idées cohérent et exclusif » (2007, p. 1) :

J’utilise ici « idéologie » dans le sens neutre d’un « système d’idées » qui comme tel tend à se rendre de plus en plus cohérent et exclusif, et par conséquent à se diffuser, à l’intérieur d’une société donnée, dans un maximum de domaines de pensée et d’action. C’est dans ce sens que l’on parle beaucoup actuellement de l’« idéologie libérale », pour laquelle la liberté individuelle est considérée comme produisant partout et en tout les meilleurs résultats.

Remarquons que le discours idéologique se caractérise néanmoins par une fonction de légitimation de visions, de pratiques et de valeurs qui tentent parfois de faire l’impasse sur les biais possibles, mettant en avant les mérites d’une démarche occultant les autres aspects d’ordre scientifique et praxéologique, passé au second plan (Fourez, Englebert-Lecomte, Mathy, 1997, p. 26) (nous mettons en italique):

On considère qu’une proposition est idéologique si elle véhicule une vision du monde qui a, de façon notoire, pour effet de motiver des gens et de légitimer (justifier) certaines pratiques. On ajoute aussi qu’elle a pour effet de masquer une partie des biais et des critères utilisés. Ou, ce qui revient au même, que c’est un type de proposition qui a plus pour effet de renforcer la cohésion d’un groupe que de décrire le monde. Le discours idéologique est donc fort centré sur des valeurs. Une vision idéologique provient toujours d’un certain lieu, c’est-à-dire qu’elle est produite par des groupes sociaux qui ont un intérêt à ce que le plus grand nombre partage cette vision. Une proposition peut à la fois être scientifique et avoir une dimension idéologique. Le travail scientifique essaie cependant de préciser les critères de ces descriptions du monde et, par-là, de diminuer l’effet de masque du discours. Il y a un débat pour savoir si les sciences échappent à l’idéologie ou si elles en véhiculent nécessairement. La plupart des analystes penchent aujourd’hui vers la seconde proposition.

Dans le même sillage, Lenoir souligne la fonction de légitimation du discours idéologique (2008, p. 261) :

[…] en suivant Ansart (1974), rappelons que « le discours idéologique est discours de légitimation. Il s’agit en disant les raisons d’être d’une organisation, d’en démontrer la valeur éminente, la conformité à la justice. Pour y parvenir, le discours fait communément appel à un « fondement » tenu pour absolu et d’autant plus indispensable qu’il est hors de portée de vérification. L’organisation proposée n’est pas un ordre accidentel issu du hasard des circonstances ou des déraisons individuelles, elle répond à un principe ou une nécessité qui la rend indiscutable. » (p. 17-18).

132 C’est à ce « discours idéologique » (Lenoir, 2008) et à ce « système d’idées » qui le sous-tend, (Puren, 2007) que nous allons nous intéresser dans les lignes qui suivent.

Que ce soit en Afrique, en Europe ou en Amérique du Nord les relais de l’idéologie néolibérale ont usé de la même stratégie rhétorique pour imposer leur approche et finalité de l’éducation à travers les récentes réformes curriculaires.

Derrière le discours néolibéral sous des apparences techniques171 mettant en avant le

principe de l’excellence en éducation, l’objectif visé est une harmonisation des pratiques sociales avec les impératifs de la mondialisation-globalisation (Lenoir, 2008, p.257-258) (c’est nous qui mettons en italique) :

[…] Pour répondre aux exigences de ce phénomène global de mondialisation, le discours idéologiquement hégémonique néolibéral met en avant le principe d’excellence (Lenoir, 2000) et il l’accompagne d’autres maîtres mots : le rendement, l’efficacité, l’efficience, les compétences, la flexibilité, la gestion de la qualité, la reddition de comptes, etc. Le but visé, à craindre et à combattre, si l’on se réfère au directeur général de l’Unesco (Matsuura, 2000), est d’harmoniser les pratiques sociales avec les impératifs du nouvel échiquier mondial où semble se jouer dorénavant le destin des sociétés.

Nous avons vu, par l’analyse de Migeot développée plus haut, une illustration de ce discours idéologique et les valeurs qu’ils véhiculent à travers le choix et l’usage de la terminologie développés par le CECR dont la référence est le paradigme néolibéral (2010, p. 5) :

[…] derrière des besoins qu’on veut présenter comme étant ceux de l’individu vont, en fait, très vite se profiler les besoins de l’économie et du marché. Ces « besoins » supposés satisfaire l’épanouissement des citoyens, sont en fait imposés par le marché et par la mobilité qu’il impose, au sein de l’Europe, à un individu sommé de s’y plier pour préserver ses chances de tenter d’y trouver un emploi et sommé simultanément de s’adapter et de se soumettre au conditionnement qui lui est imposé en douceur pour son « épanouissement », mais en fait pour sa meilleure adaptation aux valeurs de l’économie néo-libérale.

On peut ainsi multiplier les exemples. Le Québec n’est pas en reste de ce côté, l’analyse de Lenoir montrant que la dernière réforme de l’école y est induite par des impératifs économiques, que c’est la prééminence d’une rationalité strictement économique qui est visée (2008, p. 266-267) :

Sous le poids des impératifs économiques, ces orientations éducatives privilégiées au Québec s’inscrivent dans la tendance forte d’un double processus d’instrumentalisation minimale de base (qui renvoie subtilement aux apprentissages dits essentiels ou de base) d’une clientèle étudiante, futur « capital humain » à l’œuvre dans l’entreprise, et d’intégration sociale de cette clientèle aux normes et aux valeurs qui prévalent dans une culture que Forgues et Hamel (1997) appellent

171 (Lenoir, 2008, p. 259) : […] du fait qu’elles scrutent les valeurs qui orientent les conduites et les

comportements humains. […] montrer, d’un point de vue éthique, la perversité d’un tel discours et ses effets débilitants, aliénants, sur les êtres humains. La négation de l’humain et de son humanité n’aura peut-être jamais dépassé les limites actuelles. Et les processus en cours qui instaurent cette négation n’auront sans doute jamais été aussi doux, raffinés et subtils, d’autant plus qu’ils convoquent les êtres à y participer et à être leurs propres fossoyeurs.

133 « culture d’entreprise ». Cette dernière se caractérise par « les exigences de l’objectivité » (p.120) de l’économie de marché qui « tend à subordonner les qualités sociales, culturelles, politiques et ethniques de l’économie » (p. 121), et par la prééminence d’une rationalité strictement économique.

Une éducation considérée en tant qu’investissement dans un « capital humain » qui intègre les valeurs d’une « culture de l’entreprise » suivant une logique d’efficience et le culte de l’excellence s’inscrivant dans une perspective et une vision de l’homme et de son rapport à la société et au travail, celle de l’homo-faber172 (Develay, 2010). Une nouvelle philosophie

(Hirtt, 2009) voire religion (Fabre, Gohier (dir.) 2015) imposées dans les sociétés actuelles par différents instruments politiques (organisations politiques et éducatives internationales et régionales) et financiers (IFI et bailleurs de fonds internationaux et régionaux), (Lenoir, 2008, p. 263-264) (c’est nous qui mettons en italique) :

Popkewitz (2000) […] recourt à la perspective sociohistorique pour montrer que cette nouvelle orientation s’inscrit dans la tradition messianique de rédemption qui marque l’Occident, et que cette « quête de l’âme » ne constitue en fait que la substitution d’une conception de la rationalité moderne au sens religieux de l’âme. Cette nouvelle vision se fonde sur la perspective individualiste qui caractérise la démocratie libérale et qui promeut un être humain rationnel et actif. Popkewitz (Ibid.) remarque que « dans de nombreux pays, les réformes curriculaires sont concernées moins par les contenus spécifiques des matières scolaires que par la production d’un enfant qui puisse “se sentir chez lui“ avec une identité cosmopolite qui incorpore une flexibilité pragmatique et des dispositions à résoudre des problèmes » (p. 171). Martinelli, dès 1979, mais aussi, par exemple, Aronowitz (2000) et Readings (1996) montrent bien que le contrôle des processus socioculturels constitue un mécanisme fondamental dans le développement actuel du modèle néolibéral au sein du phénomène de mondialisation.

[…] Puisque le développement des compétences sociales est en voie de devenir plus important que celui des compétences cognitives, semble-t-il, dans les enseignements primaire et secondaire, il n’est pas étonnant que le ministère de l’Education du Québec ait retenu, à côté de l’instruction et de la qualification, la socialisation comme la deuxième mission de l’école.

L’approche par compétences n’est par voie de conséquence qu’un instrument parmi d’autres au service de cette tentative de domestication de l’éducation et des sociétés à ce nouvel ordre mondial d’asservissement de l’homme au capital que représente le néolibéralisme (Lenoir, 2008, p. 271-272) (c’est nous qui mettons en italique) :

Peters, Marshall et Fitzsimons (2000) […] mettent en évidence le fait que le nouveau management, sur lequel repose la restructuration des systèmes scolaires occidentaux et dont le discours promeut la dévolution, l’autogestion, l’automotivation, le choix autonome et le self- management des écoles, et cherche à ce que ces notions deviennent crédibles et acceptées, requiert une éthique qui implique que chaque être humain assure sa propre gouvernance, au sens proposé par Foucault (1991). L’approche par compétences, ainsi que le montre Ropé et Tanguy (1994) et Tanguy (1994, 1996) ou, encore, l’appel à la responsabilité constituent de bons exemples d’une tendance à l’exacerbation de l’individualisme dans un contexte de compétitivité. La réforme du système scolaire québécois tend à s’inscrire dans cette perspective, d’autant plus, ainsi que le relève Apple (2000), que l’accroissement du soutien financier aux écoles par l’État et le privé ne se réalise que dans la mesure où « les écoles rencontrent les

172 (Develay, 2010, p. 44) : Tout ce que l’on enseigne à quelque niveau que ce soit, pour quelque savoir que ce

soit renferme une dimension culturelle. Et même lorsqu’on construit des curricula par compétence cette même dimension culturelle existe car nous dévoilons indirectement un intérêt pour un homo faber au risque qu’il soit déconnecté d’un homo sapiens.

134 besoins exprimés par le capital. Donc, les ressources sont rendues accessibles seulement aux réformes et aux politiques qui relient davantage le système éducatif au projet qui consiste à rendre notre économie plus compétitive ».

1.1.3.3. L’approche par compétences et la gestion

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